Notes
-
[*]
D’après une anecdote développée par Jérôme K. Jérôme (1964) dans laquelle deux étudiants conditionnent les réactions d’un public dans le sens opposé à l’effet attendu par l’artiste.
1La notion et « l’objet » humour peuvent être envisagés à la croisée des principaux courants ou théories de la psychologie sociale : théorie des représentations sociales, de l’engagement, de la persuasion ou de l’autopersuasion, des rapports intergroupes, etc. Finalement, le statut de l’humour ne pourrait-il être considéré comme un « construit » inhérent à toutes les sociétés humaines ?
2Plus facile d’en rire que de l’étudier… D’ordinaire, pour cerner et définir au mieux leur objet, les sciences humaines s’emploient à le contraindre dans les limites dont elles ont besoin pour en saisir la portée, les mécanismes ou le pouvoir en regard de la réalité des sociétés humaines. Les analyses ainsi obtenues éclairent la stabilité, la récurrence des phénomènes, la précision des mécanismes que les individus ou les groupes utilisent pour s’approprier la réalité de leur monde.
3Or, comment tabler sur la constance de l’humour lorsqu’on constate d’évidence qu’il n’évoque pas la même chose pour tous (parodie, croquis, caricature…), qu’on le possède ou qu’on en est dépourvu, qu’on le goûte ou non chez les autres, qu’il se manifeste de multiples façons, en des moments quasi infinis et même qu’il est lié à des normes collectives et des tabous sociaux variant selon les sociétés ? Tenter de le déconstruire scientifiquement, n’est-ce pas alors s’exposer à en perdre l’essence même et le voir glisser entre les mailles du filet dans le temps même où on s’efforce de l’étudier ? Sous la lunette ou dans l’éprouvette scientifique, l’humour devient un objet flou, fuyant ou insaisissable ; évanescent d’être dilué dans le quotidien des interactions sociales.
4Pour essayer néanmoins quelques angles d’attaque scientifiques de l’humour, soumettons-le au pianocktail de Boris Vian (1963) : en fond de base, il y a l’humour comme construit inhérent aux sociétés humaines, ajoutons-y un rapport particulier au réel (décalé, supérieur, analytique), des formes multiples (théâtral ou ordinaire, comique ou grinçant, résigné ou conquérant), puis des effets (affectifs, cognitifs, motivationnels ou comportementaux), et l’on obtient le précipité d’un élément constitutif des rapports sociaux, une dimension des communications plutôt positive dans son ensemble ; à consommer donc sans modération.
5Une cuillerée le matin, une cuillerée le soir… Dans ses contours collectifs, lorsqu’il est partagé ou reconnu de tous, l’humour est institution ou profession.
L’institutionnalisation comme dimension de l’humour
6L’étude anthropologique des cultures et sociétés traditionnelles met bien en lumière cette dimension de l’humour institutionnalisé et ritualisé. L’abondance des codifications culturelles dégagées donne accès à des rites d’une grande diversité, notamment en Égypte, chez les Romains, en Perse ou en Nouvelle-Zélande. D’une façon générale, l’humour s’emploie comme une arme – contre les puissances de la mort, les forces dangereuses et mystérieuses –, régit les rapports avec les dieux et l’expression d’un lien entre les vivants ou avec leurs ancêtres : la célèbre fête des morts mexicaine est l’une des plus joyeuses qui soit ; les bouffonneries des alliés de la famille dédramatisent le deuil à Madagascar, comme le font aussi, aux îles Marquises, les mélopées funèbres entremêlées de rires des récitantes ; et le rire accompagne, chez les peuples esquimaux, le dernier voyage vers la banquise…
7Dans cette alternance sociale régulée apparaissent des moments institutionnalisés dédiés à l’humour où chacun a sa place et son rôle propre ; l’humour y est l’affaire de tous. Il est parfois aussi prescrit à vie dans les parentés ou relations dites « à plaisanterie » codifiant frivolités, badinages et familiarités entre personnes (par exemple, entre un homme et ses cousines croisées), chez les Indiens Crow, en Mélanésie et en Afrique.
Lorsque le cadre social prescrit de s’y adonner suivant des circonstances spécifiques ou des positions groupales déterminées, l’humour peut donc être étudié scientifiquement en tant qu’institution. Par exemple, sous l’angle d’une représentation collective (Durkheim, 1898) ; pour la sociologie, l’humour apparaît comme un système institutionnalisé et intériorisé par tous, source de croyances, aspirations et pratiques communes sur lesquelles la société exerce un pouvoir coercitif et de régulation. En tant qu’institution, il est alors soluble dans la culture.
L’humour-spectacle : une forme systématisée du lien social ?
8Même lorsqu’il n’est pas le devoir de tous, l’humour peut aussi se dissoudre dans la culture par le biais de la professionnalisation : les bouffons se retrouvent des Tasmaniens aux Esquimaux, du Shri Lanka aux Pygmées, de la Polynésie traditionnelle aux Andes ou en Afrique, et notre Moyen Âge a connu ses goliards, relayés plus tard par les baladins, saltimbanques, comédiens et clowns. Sous la République, Rome possédait déjà ses imitateurs, ancêtres de nos humoristes. Le principe est le même pour tous : on manie langage et gestuelle pour revisiter et stigmatiser événements et personnages ou pour créer des sortes de systèmes de compréhension du monde ; le tout en établissant un lien avec le public. La professionnalisation sert ainsi d’ancrage social à la pratique de l’humour, à la condition toutefois que le public y réagisse. Mais, à vrai dire, ce lien relève d’un « contrat social » qui régit plus largement la manière dont nous percevons le monde, les personnes qui l’habitent, les événements qui s’y déroulent : sous leur surface, nous recherchons explications et points de repère propres à nous donner le sentiment d’en avoir décelé les rouages, les raisons d’être ou les fonctionnements essentiels. Les psychologues sociaux savent que cette appropriation passe par l’emploi de raccourcis cognitifs, de simplifications imagées et parlantes qui permettent d’ordonner concrètement et efficacement la réalité, de s’y mouvoir avec aisance et d’agir en conséquence. Comment d’ailleurs fonctionner autrement eu égard à la complexité de nos sociétés et à la masse d’informations qui y circulent en permanence. Ainsi pouvons-nous avancer avec simplicité que l’humour divertit, fait réfléchir, est l’apanage de quelques-uns, etc., et les réactions à son endroit se trouvent par cela même codifiées d’avance. Mais ces constructions peuvent infléchir les fondements de nos relations avec les autres.
Les Rigolus et les Tristus (Cézard, 1969-1973) ou la personnalité humoristique
9Pour décrire toute personne capable d’humour, quoi de plus simple que d’en faire un trait de personnalité ? Passer de l’idée que certains en ont, d’autres pas, ou de sa définition comme forme d’intelligence (Breton, 1939) ou capacité d’imagination à un trait de personnalité est un cheminement commode : il ferme la porte aux possibles et aux peut-être, partage le monde en possession et absence et fournit un préalable explicatif stable. La solution la plus simple n’est pas forcément la meilleure : la psychologie est, il est vrai, peu diserte sur le cas de l’humour, prudence ou désintérêt ne procurant que peu de pistes ; lesquelles, d’ailleurs, ne débouchent pas sur une caractérisation personnelle. Certes, le maniement fluide de la langue, de la plume ou du pinceau, la sensibilité (positive ou négative) à autrui, la capacité d’abstraction et une intelligence sociale appliquée à la mise en scène des autres et de soi, du monde et des relations sociales sont des éléments souvent imputés à la personne humoristique ; mais rien, là, de véritablement probant. L’approche psychologique de la genèse de l’humour dans l’enfance (Bariaud, 1983) produit d’intéressantes études qui révèlent plutôt le rôle que jouent les parents dans l’éveil et la transmission de l’humour ; rôle comparable à celui qu’ils assument pour l’acquisition du langage. Le bébé jovial ou farceur, la tribu effusive des Pim Pam Poum, les Simpsons ou South Park, nous parlent davantage de sensibilité et d’éveil personnel que de trait de personnalité ou de transmission entre les générations.
Dis-moi qui te fait rire…
10La piste psychosociale des représentations (Moscovici, 1961) souligne pour sa part notre capacité de structurer de manière heuristique notre environnement en produisant des sortes de théories sur les objets sociaux. Ce procédé ordinaire repose sur la sélection et la simplification des informations, connaissances et jugements que l’environnement social et communicationnel met à la disposition de tous. Elles sont ainsi rendues concrètes et imagées puis intégrées au panel d’éléments déjà possédés par les personnes et les groupes. Nous projetons sur ces objets un point de vue certes partiel ou fragmentaire, mais cohérent, concret et fonctionnel : quelques éléments simples et traits typiques suffisent pour orienter nos préférences et en débattre avec d’autres. L’efficace de ces représentations sociales tient à leur connexion aux pratiques et comportements, ainsi qu’à leur partage au sein des communications et interactions proximales. Nous échangeons de la sorte avec d’autres sur tous les objets (maladie, sport, chômage, Internet, loisirs…), dont l’humour fait naturellement partie.
11Ainsi, sur la base d’éléments spontanément évoqués par des personnes, J. Chossière (1990) met en évidence des représentations sociales, un portrait type cohérent, qui permettent de distinguer trois types d’humoristes :
- L’humoriste verbal créatif, qui divertit en inventant des jeux de mots, calembours et histoires adossés à des événements et situations, suscite une représentation structurée autour de l’élément imaginatif qui donne à voir une personne créative, très à l’aise dans les relations sociales, mais dotée d’une « intelligence froide » qui peut l’amener « à profiter des circonstances pour se mettre en valeur » (p. 77).
- L’humoriste verbal répétitif, qui reprend des plaisanteries et histoires drôles, vécues ou déjà relatées, est représenté principalement comme quelqu’un d’agréable, amusant et blagueur, mais à l’humour à double face, orienté vers les contacts humains et quelque peu superficiel.
- L’humoriste postural, qui suscite le rire au moyen de la gestuelle du corps et du langage non verbal, est vu comme expressif, sociable, expansif et créateur, « à l’écoute des autres » et attentif à l’environnement. Ces représentations spontanées attachées aux professionnels de l’humour insistent toutes sur le rapport de l’humoriste au monde et aux autres, et sur les croyances et attentes qu’il suscite, sur sa capacité de nouer des liens positifs. Et cela est bien l’indice de son poids relationnel et interactif et des attentes connectées à une certaine désirabilité sociale de l’humour professionnalisé.
« On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde » (Desproges)
12Toute pratique non soluble dans la culture, spontanée, plus quotidienne donc non régulée, ne peut s’étudier sous le même angle que les rituels et performances professionnelles. Pourtant, les usages « banalisés » de l’humour ne sont pas sans risques pour leurs cibles.
« Moi, lorsque je n’ai rien à dire, je veux qu’on le sache » (R. Devos)
13Les sociétés contemporaines ont franchi un nouveau stade en organisant l’humour en véritable marché de consommation : tous les secteurs de l’industrie du spectacle en font leur miel, et les caricatures, sketches et émissions divertissantes font désormais partie de notre paysage quotidien. Plus encore, l’humour sert à tout : par exemple, dans le dossier sur l’humour « Arme anti-crise » publié par le Figaro Magazine du 14 février 2009, la dérision apparaît sous les traits d’un « front du refus de la déprime » : ouverture de l’agence Vingt-Neuf (en référence à la crise de 1929), lancement par l’agence créatrice Al Dente d’une ligne de tee-shirts et d’un concours de slogans. Mais on voit aussi s’organiser un véritable management par le rire : le très sérieux Humour Consulting Group, fondé en 1993 par Serge Grudzinski, s’attaque aux tensions et changements dans les groupes de travail et entreprises à l’aide de mises en scènes humoristiques ; les professionnels du Yoga du rire sont appelés pour détendre l’atmosphère de travail ; des séminaires du rire ou des stages de rigolothérapie sont proposés aux employés de banques et multinationales ; « même la société Total a recours aux services de Nicolas Canteloup pour “aérer” ses conventions […] » (id., p. 38).
14Côté spectacle ou côté thérapie économico-politico-sociale, l’usage de l’humour indique bien notre besoin de décalage d’avec la réalité, de soutien ou de remède ; il devient le gage d’un bien-être ou d’une implication au travail ; il acquiert une utilité sociale. Même si l’humour n’est plus une forme de participation de tous à la vie collective, son éclairage moderne participe à le diluer dans l’ensemble du tissu social : intrinsèque à notre modernité, il demeure toutefois une forme de communication, une donnée sociale active, même si son instrumentalisation et son utilisation potentielle dans quasiment n’importe quelles circonstances contribuent à brouiller, estomper et parfois masquer son pouvoir, ses fonctions ou les buts qu’il sert.
« J’aime bien discuter avec quelqu’un qui est d’accord, ça fait avancer la discussion » (Gourio, 1992)
La poire doit être mûre pour tomber
15Donc, le pouvoir de l’humour s’utilise de nos jours tous azimuts : l’attrait de l’humoriste et du message humoristique tient à ses capacités de déclencher des réactions émotionnelles utiles ou désirables. Mais cette influence n’est pas toujours aussi positive et « désintéressée » qu’il y paraît, même lorsque ses objectifs sont manifestes. L’approche psychosociale des phénomènes d’influence met en lumière les potentialités d’une source qui nous apparaît comme attractive ; que la source en question soit bien ou mal intentionnée, recherche ou non un profit personnel, elle tire son pouvoir de sa proximité de vue avec la cible visée, de la sensibilité de cette dernière à l’attrait qu’elle exerce. C’est ainsi qu’elle peut, sans trop de difficultés, toucher au but, et l’humour est alors un risque lorsqu’il se déploie sur des scènes porteuses d’enjeux sociaux ou économiques.
16Une enquête réalisée par T. W. Cline et J. J. Kellaris (1999, voir Georget, 2003) auprès de publicitaires américains indique que ceux-ci estiment à 94 % que l’humour permet d’attirer l’attention des consommateurs, à 38 % qu’il accroît la compréhension du message lui-même, et à 62 % que les publicités humoristiques sont un mode efficace de persuasion en ce qu’elles déclenchent le comportement d’achat. La persuasion, ou « art » d’amener les personnes à croire que ce qu’on leur propose est bon ou profitable pour elles, peut, dans un usage ciblé, se conjuguer avec la manipulation, et ces quelques chiffres laissent entendre son impact puissant.
17Faut-il crier sans plus attendre à la manipulation publicitaire et conclure que la réactivité émotionnelle à l’humour, combinée à ses effets de distracteur de l’attention, constituent un véritable danger pour le libre arbitre des consommateurs ? Les recherches sur la persuasion ne donnent pas raison sur tous les plans à ces publicitaires, car le lien simple entre humour et consommation n’est pas indiscutable : on n’a pas prouvé qu’un message publicitaire humoristique est systématiquement le meilleur choix pour faire vendre ni qu’il renforce mécaniquement la compréhension du contenu lui-même ou les comportements d’achat. En revanche, son efficacité tient à sa capacité de créer un climat affectif adapté, de faire en sorte que le message lui-même vienne croiser les attentes et motivations de ses destinataires, qui doivent eux-mêmes être déjà favorablement disposés envers le produit ou la marque. Faute de quoi, la publicité n’aura pas l’effet escompté. L’émission Culture Pub (NT1) présente de nombreux exemples de messages publicitaires issus de différents pays, qui témoignent des risques pris par les publicitaires et de la variation des sensibilités nationales et culturelles en matière d’humour. Il convient donc de viser juste tout en choisissant une cible déjà préparée.
Quand la poire entraîne le poirier dans sa chute
18Mais les choses peuvent encore tourner au bénéfice du commanditaire d’une publicité humoristique. L’étude psycho-sociale des mécanismes de l’engagement des personnes dans des actes au départ contraires à leurs convictions permet d’avancer qu’en utilisant les voies appropriées (Joule et Beauvois, 2002, pour une recension des moyens de parvenir à ses fins), on peut obtenir d’une personne un acte, même d’apparence anodine, susceptible de transformer sa vie. Une fois l’acte accompli, et en vertu du besoin d’une certaine consistance entre nos actes et nos attitudes, il nous entraîne à réviser nous-mêmes nos conceptions à l’endroit de l’objet, de façon à les mettre en conformité avec l’acte, accompli librement selon toute apparence mais non selon toute vérité. L’humour n’a pas fait l’objet d’expériences spécifiques en matière d’engagement, mais, si cet état de choses peut rassurer, la vigilance reste de mise : son effet dans les messages publicitaires est affaire de dosage et de combinaison avec d’autres stratégies renforçatrices, ce qui le rend, à ses marges, riche de potentialités.
Entêtement ridicule ou subtilité mercantile ?
19Tout autre est le cas des rires préenregistrés présents dans certaines émissions et séries radio ou télédiffusées. R. Cialdini (2004) conclut d’une enquête personnelle que nous n’apprécions en général pas cette pratique, jugée ridicule, stupide ou même malhonnête. Pourquoi donc, sachant cela, les concepteurs de ces émissions continuent-ils à nous infliger ces rires ? R. Cialdini table sur leur connaissance des travaux de psychologie sociale qui mettent en lumière le redoutable pouvoir persuasif de la « preuve sociale ». Celle-ci nous porte à considérer que, si d’autres personnes adoptent un comportement donné, alors c’est qu’il est approprié eu égard aux circonstances. Les rires factices déclenchent effectivement chez le public des rires plus fréquents et plus longs, ainsi qu’un jugement plus favorable à l’endroit de l’émission elle-même ; et cela d’autant plus nettement que l’humour y est douteux. L’effet « Slossenn boschen [*] » de cette « preuve sociale » repose sur un raccourci d’ordinaire utile, parce qu’il permet, lorsque nous sommes dans l’incertitude, de calquer notre comportement sur celui des autres. Cependant, ce mécanisme adaptatif nous rend vulnérables à la manipulation : le rire des autres constitue d’ordinaire une preuve du comique de la situation ou des propos et, spontanément, sans pouvoir y réfléchir, nous réagissons favorablement à ces rires bien plus qu’au déroulement réel des événements. Ces signes préprogrammés d’humour ont bien sur le moment un impact réel malgré que nous puissions émettre, hors contexte, des jugements défavorables à leur sujet.
20En publicité comme en divertissement, le piège peut donc se refermer sur ceux qu’il attire.
21En politique, il se double d’une forme d’« instrumentalisation idéologique » : destinataires et transmetteurs du message sont tous engagés dans une démarche de recherche personnelle de cohérence, et l’humoriste « politique », en faisant office de diversion face à des événements importants ou bien œuvre de banalisation d’actes parfois lourds de conséquences, peut agir de manière effective sur son public.
Images spontanées et pouvoir de l’autodérision
22L’humour a aussi maille à partir avec les images que nous construisons à propos de catégories particulières de personnes. Pour peu que l’on n’en soit pas, on sait évoquer sans peine, sinon sans dommages, des Allemands travailleurs mais un peu roides, la fierté démesurée des Espagnols… En osant davantage, nous savons nous délecter sans mesure des blagues sur les blondes, sur les Belges… Il est bien sûr dans la logique de ces distinctions qu’elles s’appliquent à d’autres que nous et que, reconnaissant leur caractère lapidaire et souvent dépréciatif, nous ayons à cœur de nous défendre d’y faire appel. Cependant, ces images spontanées quelque peu caricaturales, ces portraits stéréotypés, sont des construits sociaux importants, car ils ont un pouvoir sur notre perception des autres et sur nos premiers jugements à l’endroit de certains groupes, et de tous leurs membres sans distinction. Ces autres, dûment stigmatisés et parfois même menacés dans leur identité personnelle et sociale, y réagissent d’une manière apparemment surprenante : ils se comportent de façon à confirmer le stéréotype. Ainsi, la caricature menace le groupe de l’extérieur et, par leurs propres conduites, ses membres la renforcent. Cette « menace du stéréotype » (Steele et Aronson, 1995) est finalement une chose assez simple : par exemple, les Chinois sont mondialement réputés pour leurs capacités en mathématiques. Si l’un d’entre eux se trouve opposé (dans une compétition, un examen…) à un Américain, par ailleurs également doué en mathématiques, ce dernier concourt avec le handicap, en quelque sorte intériorisé, de son infériorité groupale. Ce sentiment aidant, les performances de l’Américain peuvent se trouver grandement diminuées (par rapport à ses capacités personnelles en situation ordinaire) et viendront étayer le cliché d’une race dominante dans le domaine des mathématiques. Les psychologues sociaux indiquent aussi des moyens de lutte pour ces groupes épinglés par des stéréotypes : le renforcement des relations entre groupes, l’évocation de membres reconnus (célébrité, compétences ou qualités personnelles) comme autant de modèles d’identification positifs… L’humour pourrait bien aussi avoir un tel pouvoir et se lire comme une forme de matérialisation positive du stéréotype. En détournant les traits négatifs, le rire a la capacité de désamorcer l’étiquetage invalidant du stéréotype, et peut même permettre un début de réflexion sur la réalité effective des stigmatisations. Il prépare ou favorise de la sorte une démarche d’ouverture et de compréhension, bien qu’en cette matière il faille compter avec le temps, le contexte, les interdits et tabous sociaux : l’humour juif, en forme d’autodérision, n’admet son maniement qu’au sein de cette même communauté ; tandis que la pratique à grande échelle de blagues et calembours dans l’exUrss comme exutoire aux répressions liées au joug soviétique a aujourd’hui notre sympathie ; l’usage contestataire ou transgressif de l’humour peut manier les tabous, mais avec prudence (voir, par exemple, la proposition de J. Swift pour régler le problème irlandais en utilisant les nourrissons comme source d’alimentation). Enfin, l’ouverture humoristique aux découvertes scientifiques, tout en exposant une certaine forme de regard sur soi peut aussi servir de base de réflexion : si la maturité d’une science passe par la réflexivité, l’autodérision, lorsqu’elle pointe les limites de l’approche scientifique, invite à la modération, pour peu que l’on sache en rire naturellement ou bien que l’on adhère au principe qu’« il faut toujours se réserver le droit de rire le lendemain de ses idées de la veille » (Napoléon).
« C’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler » (Mary Poppins)
23Le rôle existentiel de l’humour en fait une force indiscutable lorsqu’il s’exprime pour apprivoiser ou détourner les émotions négatives (peur, doute, souffrance…) ; il a alors fonction de catharsis : on en rit pour ne pas pleurer. L’expression humoristique utilisée pour évoquer le retentissement de l’expérience émotionnelle vécue est une réponse ou une réaction extrêmement positive, qui porte à considérer l’humour comme « la plus haute des réalisations de défense » (Freud, 1905, p. 407), un moyen de sublimer des pulsions agressives (De Tychey, 2001), de faire face aux soucis de la vie… Sans forcer le trait jusqu’au mot célèbre du condamné trébuchant en montant le lundi à la potence et lâchant : « Voilà une semaine qui commence bien ! », les travaux de psychologie démontrent que les personnes aptes à l’humour dans des circonstances graves (problèmes de dépression, de solitude et de manque d’estime de soi, conflits interpersonnels et intergroupes, maladies et accidents de vie) y trouvent un remède, une adaptation positive aux problèmes, une ressource en cas de crise. La psychologie positive, née dans le courant des années quatre-vingt-dix, insiste sur les effets bénéfiques qu’ont l’espoir et l’humour sur les défenses de l’organisme (Cousins, 2003), et place l’humour au rang des compétences qui feraient de nous des individus heureux, épanouis, dotés d’une bonne santé mentale, aux côtés notamment de l’estime de soi, l’optimisme, le sentiment de sécurité ou l’autonomie (Seligman, 2002). Cette croyance de bon sens qui veut que l’humour aide à passer au travers de ses problèmes n’est cependant pas confirmée scientifiquement et l’humour n’a pas un retentissement direct sur tout vécu traumatisant : les psychologues s’accordent globalement sur l’idée que rire fait du bien, que l’humour est un exutoire d’une grande efficace en cas de maladie par exemple, mais acquiescer au pouvoir de guérison de l’humour n’est pas, pour lors et au strict point de vue médical, de mise.
24Par échange direct avec autrui ou par médias interposés, la vie sociale nous ramène constamment vers des expériences émotionnelles et, lorsque celles-ci sont négatives ou traumatisantes, leur partage social a un impact bénéfique sur la santé physique et psychique (Pennebaker, 1990), car il permet d’aller au-delà de ses ressources personnelles pour gérer un problème ; à la condition toutefois que les partenaires de l’échange y résistent (Christophe, 1997). Un partage social d’émotions basé sur l’humour vient déplacer le caractère dramatique et angoissant du vécu, donne une distance ou de la hauteur par rapport au problème, et ainsi aide à dépasser la situation difficile tout en rapprochant les personnes qui le partagent. Finalement, si l’humour n’est pas la solution à toutes les détresses et angoisses, il est une clé positive pour résoudre les difficultés : on ne le déploie pas pour se faire apprécier des autres, mais pour qu’il devienne vecteur d’un lien social. Que l’on pense simplement à l’efficace des entractes destinés aux enfants hospitalisés ou aux expériences théâtrales avec des personnes en difficulté. L’humour partagé ou donné est aussi une forme de lutte contre l’exclusion, l’isolement ou l’enfermement en soi. Thérapeutique ou éducatif, il peut renforcer la motivation, accompagner le traitement des maladies graves ou, plus largement, intervenir dans les situations où la communication est altérée et problématique. À défaut d’être le remède idéal à tous nos maux, l’humour reste une forme de gestion des émotions négatives d’une indiscutable efficace.
Un petit goût de revenez-y
25De tout ce qui précède ressort assez facilement l’idée que, si l’humour dans ses formes et manifestations diverses s’accommode mal d’une définition et d’un cadrage strict, il est utilisé au quotidien pour « définir » le monde, soi-même et les autres en situation ; et tout aussi bien lorsqu’il met en scène des formes de rapports sociaux et groupaux ou présente une vision microscopique d’un phénomène ou d’un événement. À ce titre, on peut avancer tout l’intérêt de l’examiner sous l’angle de sa participation à la construction des relations sociales, au moins parce qu’il donne à voir certains pans de réalité sur un mode quelque peu supérieur, disons avec détachement. Mais il n’a ce pouvoir que si le lien social se joue dans une affectivité partagée.
26La réalité de ses usages et des fonctions qu’il sert nous ramène aussi vers les enjeux sociaux. D’abord, parce que l’humour a affaire à la construction de la morale : certes, l’humour autorise à remettre quasiment tout en question, à traiter avec légèreté des sujets graves ou inversement avec gravité des sujets légers, mais caricatures et stéréotypes notamment, peuvent être malvenus en des circonstances auxquelles s’attachent des normes morales fortes. Ensuite, parce qu’il vient croiser les routes du mercantilisme et nécessite alors prudence et circonspection, lui qui a pourtant vocation à alléger le poids du réel sur les personnes qu’il cible. Enfin, parce que, dans l’image qu’il projette de la réalité sociale, il participe à la construction du sens commun sous un angle particulier.
Notes
-
[*]
D’après une anecdote développée par Jérôme K. Jérôme (1964) dans laquelle deux étudiants conditionnent les réactions d’un public dans le sens opposé à l’effet attendu par l’artiste.