Couverture de JDP_264

Article de revue

Intervenir en situation de crise chronique

Pages 42 à 47

Notes

  • [1]
    Toute personne tuée par les soldats ou les colons israéliens, mais aussi, par extension, toute personne victime « collatérale » du conflit.
  • [2]
    Tous les prénoms ont été modifiés.

1Cet article est le témoignage de pratique d’une psychologue exerçant à Naplouse, en Cisjordanie. Elle y décrit les problématiques rencontrées sur le terrain dans un contexte marqué par l’occupation et les crises chroniques qui ont empreint la vie des populations depuis soixante ans.

2La publication de cet article s’inscrit dans le cadre précis de la publication de ce dossier. Il nous est parvenu il y a quelques mois déjà, et c’est fortuitement qu’il paraît dans le contexte actuel des conflits armés qui sévissent depuis ces dernières semaines dans la bande de Gaza.

3La ville de Naplouse est entourée de barrages militaires (check-points), isolant l’essentiel des villages environnants. Le périmètre urbain ainsi défini regroupe la vieille ville, la ville récente et trois camps de réfugiés (où vivent quarante-cinq mille des deux cent vingt mille habitants de la ville).

4Depuis soixante ans, c’est-à-dire le temps de trois générations, la population palestinienne vit en situation de crise chronique ; soixante années d’espoir que ses droits soient reconnus, que les réfugiés puissent rentrer chez eux, d’espoir de pouvoir être acteur de son avenir, mais aussi soixante ans de violence, de dépendance matérielle par rapport à l’aide internationale. Les élections de 2006 ont porté au pouvoir un gouvernement qui n’a jamais pu exercer son mandat, et, aujourd’hui plus que jamais peut-être, les Palestiniens doivent faire face à un sentiment d’impuissance désespérante.

5Les Palestiniens subissent un taux de chômage élevé et aggravé par d’extrêmes difficultés à se déplacer pour trouver du travail, pour étudier, pour accéder au réseau de soins… mais aussi par un isolement grandissant des familles coupées de leur réseau de solidarité familiale.

6Parce que l’ouverture des check-points a lieu à des horaires et pour des catégories de population toujours variables, tous les déplacements sont incertains et accompagnés de l’angoisse de ne pouvoir rentrer chez soi. Être pratiquement assigné à résidence, ne pas pouvoir se déplacer librement, n’est pas qu’une contrainte physique. La restriction de mouvement est aussi une restriction de la possibilité de se construire un avenir, et donc une restriction de la capacité de penser.

7L’augmentation de la violence intrafamiliale est une autre conséquence de la dégradation de la situation économique. Aux prises avec la colère, la frustration, l’humiliation, ces hommes rendus ainsi incapables d’assurer un revenu à leur famille tentent de maintenir leur place et leur fonction dans ce seul espace qu’ils peuvent encore contrôler et où leur statut est menacé.

8L’occupation israélienne engendre aussi la suspicion. Parce que la « collaboration » est une réalité, parce que le voisin est susceptible d’être arrêté à tout moment – et qui sait ce qu’il avouera si ses conditions de détention ne sont pas supportables –, il s’agit de faire attention à ce que l’on dit. L’expression même de la colère est largement autocensurée. Dans un contexte de privations massives, la suspicion s’installe aussi très facilement dès lors que certains vont se voir octroyer un droit qui est refusé aux autres (un laissez-passer, une autorisation de construire, etc.). Qu’il y ait ou non contrepartie réelle importe peu ; le doute est là, à l’œuvre, qui ronge les liens. Mais le tissu social se dégrade aussi parce que, dans ce contexte où les familles sont en souffrance depuis si longtemps, chacun sent bien combien l’autre n’est plus disponible psychiquement, de crainte de réveiller, en entendant la souffrance de l’autre, la sienne propre.

9Ainsi, cette femme, profondément déprimée après l’arrestation de son mari et devenue violente envers ses enfants qu’elle ne supporte plus ; elle vit, comme il est d’usage, avec sa belle-famille, où quatre autres frères de son mari ont déjà été ou sont encore incarcérés. Cette femme exprime clairement qu’il ne lui est d’aucun secours d’entendre sa belle-famille parler de cet événement, et tenter de le vivre comme un événement « normal ». Ou cette autre femme m’expliquant presque fièrement comment elle a un jour « secoué » une mère effondrée après l’incarcération de son enfant, mettant en avant, dans une surenchère bien dérisoire, qu’elle-même avait dû faire face à l’incarcération non pas d’un mais de trois de ses enfants.

10En parallèle de l’attaque des liens, l’attaque des limites est une autre conséquence de la situation d’occupation, en ce qu’elle met constamment à mal, voire interdit, toute représentation d’un espace sécure, qu’il s’agisse de l’espace communautaire territorial (du fait de l’implantation et de l’extension des colonies ou de la construction du mur, sur des terres confisquées), social ou familial (du fait des perquisitions, occupations et destructions de maisons et bâtiments publics).

11Bien au-delà de la promiscuité forcée, imposée par la pauvreté et les interdictions de construire dans certaines zones – il n’est pas rare que parents et enfants partagent une seule pièce, trois générations vivant ensemble –, la question de l’intrusion est omniprésente. Étant régulièrement confrontés à cette intrusion dans leur intimité, les gens sont eux-mêmes devenus intrusifs. Il est devenu normal de tout savoir de ce qui se passe chez le voisin, et certaines familles sont bien en difficulté de concevoir l’intérêt même de redélimiter un espace d’intimité. Cette problématique de l’intrusion me paraît d’autant plus prégnante qu’il est extrêmement difficile de pouvoir, dans les faits, faire appel à une loi judiciaire qui protège, qui nomme le préjudice et vient redire les limites.

12Enfin, dans ce contexte si particulier où il n’est pas possible d’anticiper, d’agir, où la règle, dictée par l’autre, et qui prévaut aujourd’hui, n’est pas celle qui sera valable demain, dans ce contexte où le passé est tellement lourd d’événements traumatiques (qui ne s’organisent pas autour d’un avant et d’un après, mais dans un continuum), c’est aussi la temporalité qui est attaquée. Tenter une anamnèse avec une famille est bien souvent illusoire. La réorganisation post-traumatique du monde interne ne relève pas de la « digestion » psychique, mais d’une série d’enkystements. Dans l’organisation de la vie quotidienne, la planification se fait toujours à très court terme (quelques jours). Et l’urgence prend une forme particulière ; il est urgent de faire non pas parce que c’est possible aujourd’hui et que ça ne l’était pas hier, mais parce que ça ne le sera peut-être pas demain.

13Travailler en tant que psychologue dans un tel contexte nous confronte à l’ensemble de questions que sont les limites, l’intrusion, la loi symbolique, l’instabilité, la séparation, la mort, la confiance, le lien à l’autre…

14Malgré les perturbations majeures de la situation générale, l’enjeu est pourtant de poser un cadre de travail. Cadre temporel tout d’abord, pour l’autre et pour soi, pour lui offrir et se donner ce temps où l’on se prépare à la rencontre, entre deux rendez-vous, pour sortir de l’immédiateté, de l’urgence, pour offrir à la pensée la possibilité de se déployer.

15Ce cadre est bien évidemment toujours bousculé. Quand les rendez-vous sont annulés, c’est toujours au dernier moment. Vous pouvez vous être préparé à recevoir un patient, mais il est parti pour quelques jours ou quelques semaines rendre visite à sa famille parce qu’il vient d’en obtenir l’autorisation, limitée dans le temps, ou parce qu’il vient de recevoir un permis de visite en prison… ou parce qu’il vient d’être arrêté. Il arrive aussi que nous ayons à annuler des rendez-vous pour des raisons de sécurité : parce que l’armée israélienne vient d’entrer en ville, parce qu’un rassemblement se prépare (le cortège funèbre d’un « martyr », par exemple [1]), et dont l’évolution est toujours incertaine. Une conséquence inattendue de cette temporalité bousculée, c’est la rapidité avec laquelle les patients vont investir le cadre et le travail qui leur sont proposés. Ils savent ou plutôt ils ont intégré le fait que le temps est compté. Il s’agit donc d’en « profiter » au mieux. Mon scepticisme initial (dans les premières prises en charge) devant l’évolution parfois rapide de la symptomatologie, du discours, a peu à peu cédé face à la réalité de ce qui paraissait pourtant bien ne pas relever du simple effet placebo ou du réaménagement de surface.

16Poser un cadre de travail, c’est aussi poser des limites, dont on a vu qu’elles étaient souvent bien fragiles. C’est se donner le temps d’accueillir toute une famille (y compris parfois des beaux-frères ou un cousin qui « viennent voir » quand les consultations ont lieu à domicile), pour, petit à petit, dessiner les contours de la prise en charge (avec qui le travail va se faire), travailler le sens de la confidentialité, commencer à penser l’espace individuel, l’espace familial et l’extérieur. Il faut parfois du temps pour qu’une famille accepte de nous « confier » l’un de ses membres pour un travail individuel (cela est particulièrement vrai pour une femme ou un enfant). Installer la confiance dans ce climat de méfiance, de suspicion, n’est pas toujours chose aisée. Dans ce cadre ainsi posé, quel travail est-il alors possible de mener ? Et avec quels patients ?

17Car il y a ceux que l’on rencontre (la demande initiale est alors bien souvent formulée pour les enfants), et ceux que l’on ne rencontre pas parce qu’ils ne demandent pas d’aide, ou que l’on rencontre une ou deux fois seulement parce que quelqu’un aura demandé pour eux. Ceux-là considèrent que parler ne change rien à leur situation (externe) ; rien ne compte plus vraiment sinon la nécessité de trouver à manger, faire ou ne pas faire revient au même parce qu’ils ne contrôlent rien, puisque tout peut être anéanti demain… C’est bien leur désir qui semble anéanti. Ils peuvent évoquer des événements traumatiques, faire état de plaintes somatiques, mais le discours est désaffecté. Ils sont essentiellement en demande d’aide matérielle (médicale, sociale). Pour d’autres, sous une apparente « résilience », au coût psychique élevé, se cache l’impossibilité à penser la séparation, la mort, la destruction (de la maison, des liens, de l’espoir…). Ils se disent habitués à leur situation, estiment qu’ils sont en capacité de faire face à la vie (survie ?) qu’ils mènent. Très certainement y a-t-il aussi des gens qui ont réellement pu développer des capacités de résilience parce qu’ils ont été moins exposés que d’autres, parce qu’ils disposent de ressources psychiques suffisantes… Ceux-là ne faisaient pas partie de nos patients. Mais, dans les rencontres extraprofessionnelles, il est frappant de voir de quelle façon le récit de tel ou tel événement vient très vite faire irruption dans la conversation. L’un aura été témoin de l’explosion d’une voiture à la suite d’un tir de roquette, l’autre aura aidé à évacuer des victimes après une incursion, un troisième évoquera, les yeux brillants de larmes contenues, ses souvenirs d’enfant, dans la propriété de son grand-père, dont les terres toutes proches, c’est-à-dire à portée de regard, ont été confisquées et ont vu « fleurir » une colonie.

18Qu’ils s’adressent directement à nous, qu’ils profitent de notre présence en consultation chez un voisin ou dans la famille élargie, ou commencent par interpeller notre chauffeur qui, dans une voiture identifiée, stationne dans la rue à ce moment-là, ou bien encore qu’ils nous soient signalés par un tiers, notre premier travail avec ces patients potentiels est, somme toute, classiquement, de décrypter la demande qui est souvent plus facilement déclinée sur le registre médical. Il s’agit ensuite d’évaluer quelle proposition de soin peut être mise en place, qui soit à la fois pertinente (travail individuel, familial ou de groupe ; au bureau, à domicile ou dans un local mis à disposition par une autre institution), et tienne compte des contraintes de temps (missions de six à neuf mois) et de moyens (déplacements, absence de psychiatrie de réseau…).

Offrir sa disponibilité psychique

19Travailler comme psychologue auprès de la population palestinienne de Naplouse et de ses environs, c’est d’abord, et avant tout, être là, offrir sa disponibilité psychique, disponibilité d’autant plus grande que l’on est étranger, c’est-à-dire étranger aussi aux événements que les patients rapportent. Parce que, pour un psychologue expatrié en mission, les récits ne font pas directement écho à des représentations issues d’une communauté d’expérience, il me semble qu’il est alors plus libre de se dégager du réel de l’événement pour aller chercher comment cet événement résonne chez l’autre.

20Dans la rencontre avec une famille dont la maison a été détruite, le psychologue expatrié va probablement plus facilement, plus rapidement, se concentrer sur ce qui, à travers cet événement, a été détruit psychiquement, ce qu’il reste de la solidité des fondations pour soutenir le travail de reconstruction, là où un psychologue national risque d’être d’abord envahi par ce que cet événement réveille en lui de son propre vécu ou par la question de ce qu’il ferait lui-même si cela lui arrivait. Car personne n’est à l’abri.

21Je rencontre Mohamed [2] à la demande de sa mère, qui décrit chez son fils de treize ans des troubles massifs du sommeil (cauchemars peuplés de soldats qui viennent le chercher ou de corps déchiquetés, hurlements, somnambulisme) et du comportement. Il souffre également d’énurésie secondaire. Il a manifestement peur la nuit, tandis que, dans la journée, il est agressif, ne respecte ni ses parents ni ses enseignants et donne l’impression de vouloir se comporter en héros. Il est très attiré par les histoires de résistants et affirme n’avoir jamais peur de rien. Il est le seul membre de sa famille à aimer prendre part, depuis plusieurs années, aux manifestations organisées en ville (contre le gouvernement palestinien, contre l’occupation, cortèges funèbres lors de l’enterrement des martyrs…).

22La mère de Mohamed fait un lien entre l’apparition de ces troubles, à l’âge de neuf ans, et la mort d’un journaliste tué par les soldats israéliens lors d’une incursion, sur le seuil de leur maison familiale. Le corps, qui n’avait plus de visage, avait été tiré à l’intérieur de la maison en attendant la fin des combats.

23Lors de la première rencontre avec Mohamed, je suis frappée par son aspect négligé, sale. Il est souvent blessé (fracture, entorse), comme si, à force de vouloir se persuader qu’il n’a peur de rien, qu’il est invulnérable, il ne mesurait pas la notion de danger ; comme si, aussi, derrière cette surestimation de soi apparente venait se cacher une bien piètre image de lui-même.

24Dès la deuxième consultation, la mère de Mohamed formulera une demande d’aide pour elle-même, mais sa demande, envahie de plaintes somatiques, ne pourra pas déboucher sur une prise en charge. La dépression, massive, ancienne, paraît rendre impossible tout investissement de la relation.

25Le père de Mohamed, quant à lui, est sans emploi. Depuis longtemps, il s’isole, ne participe pas à la vie de famille, est très irritable. Je ne le verrai jamais, bien que les consultations aient lieu à domicile.

26À l’image de l’environnement dans lequel elle vit (beaucoup de maisons ont été détruites dans le voisinage, et les ruines sont bien visibles), cette famille m’apparaît toute cassée. Pourtant, après avoir affirmé qu’il se sentait très bien et n’avait besoin de rien, Mohamed met sa mère à la porte, parce qu’elle parle trop, parce que je suis venue pour lui. Au cours de notre travail ensemble, Mohamed réaffirmera cette capacité de maintenir le cadre, luttant contre les intrusions de sa mère, faisant taire sa famille qui, dans la pièce adjacente, ne paraît pouvoir communiquer autrement qu’en criant. Dans cette famille, il faut de l’excitation, du bruit… pour ne pas s’effondrer, pour faire taire le silence du vide de la dépression.

27C’est en les attribuant à d’autres que Mohamed pourra commencer à parler de ses peurs, des bruits qu’il entend la nuit dans la rue animée par le mouvement de ces hommes masqués (résistants, soldats israéliens, espions ?), de sa peur d’une incursion dans la maison ou encore d’être arrêté (un beau-frère a été arrêté, la maison de l’une de ses sœurs a régulièrement été occupée par les soldats, du fait de son emplacement jugé stratégique).

28Après deux mois de prise en charge, les troubles du sommeil se sont bien atténués, l’enfant est beaucoup plus calme en entretien. C’est, à mon sens, ce qui rend alors possible l’évocation, donc la réminiscence, d’un autre événement traumatique, contemporain de celui décrit par la mère. Mohamed se souvient qu’il marchait dans la rue avec un copain quand des tirs ont commencé. Mohamed ressent encore physiquement le poids du corps de son ami s’écroulant mort sur lui, il revoit le sang, il se souvient de la panique qui l’a saisi, incapable qu’il était alors de comprendre ce qui se passait, puis de ce désir contradictoire de se mettre à l’abri ou de mettre le corps de son ami à l’abri, alors que les tanks envahissaient la rue. Il se souvient aussi que, de retour à la maison, tout le monde était occupé. Le couvre-feu venait d’être levé pour quelques heures et la population le mettait à profit pour se ravitailler. Dans sa façon de répéter, et de répéter encore que « tout le monde était occupé », se disent la détresse et la solitude de cet enfant qui n’a rien pu dire. La tourmente a repris dans les heures qui ont suivi, et le silence est venu recouvrir l’événement, dont Mohamed dit qu’il a alors « tout oublié ».

29Offrir ma disponibilité a aussi été la base de mon travail avec Hanin, treize ans, qui, après avoir longtemps mis à l’épreuve mon désir de m’occuper d’elle, avoir tenté de me persuader que les symptômes décrits par sa mère (troubles du sommeil, de l’humeur, angoisse) n’avaient pas d’importance, avoir mis à l’épreuve aussi ma capacité d’accueillir tout ce qu’elle pourrait dire, même le plus fou, sans être prise pour folle, a pu commencer à parler. De ses peurs, d’abord, de mourir, d’être tuée par les soldats israéliens, un jour, comme ça, et d’être oubliée à jamais…

30Elle tentera de dessiner, puis y renoncera, convaincue que jamais elle ne pourra retranscrire graphiquement les images qui la hantent, les émotions qui y sont associées et qu’elle tente tout à la fois de retrouver – en s’abreuvant insatiablement des images télévisuelles des incursions et des combats qui ont lieu à Gaza – et d’oublier, mais qui reviennent la nuit dans ses cauchemars envahis de tirs et de sang, mais aussi pendant la journée sur le chemin de l’école.

31Car c’est sur le chemin de l’école, un jour presque ordinaire – à l’exception du fait que les soldats israéliens n’avaient pas quitté le village au petit jour comme à l’accoutumée –, qu’elle a croisé la mort, le sang qui coulait dans la rue, le silence sidéré de la foule et les hurlements de la mère de cet homme, étendu là, dans une mare de sang, criblé de balles, et que les soldats avaient laissé mourir devant tous en interdisant à quiconque de l’approcher et de lui porter secours. De retour à la maison, le silence de sa famille, ce jour-là et tous les jours qui suivirent, laissera ses questions sans réponses, parce qu’elle était trop jeune pour comprendre, parce qu’il fallait oublier, ne plus y penser, parce que, surtout, comment penser l’impensable ?

32Alors, sept ans après, ses questions sont toujours là, reformulées par sa maturité de jeune adolescente : « Pourquoi les soldats israéliens ont-ils le droit de nous tuer ? Pourquoi personne ne les arrête ? », et ces questions, dans la rencontre thérapeutique, c’est à moi qu’elle les adresse, à moi qui ne peux m’y dérober.

Désintriquer le collectif, le familial et l’individuel

33Dans ce contexte de crise chronique, où c’est toute la communauté qui est touchée, il s’agit aussi, pour le psychologue, de tenter de redonner sens à des histoires individuelles. Car, si la dimension collective peut, dans une certaine mesure, aider à supporter la situation (mais nous en avons aussi évoqué les limites), elle écrase la dimension intrasubjective. La multiplicité des événements traumatiques, touchant toute une population, et ce, depuis tant d’années, tend à normaliser l’anormal. C’est donc à un travail d’aide à la réappropriation individuelle ou familiale que nous devons nous atteler.

34Ala est un jeune garçon de treize ans qui souffre d’énurésie secondaire depuis, selon sa mère, une incursion de soldats israéliens au domicile cinq ans auparavant, au cours de laquelle l’argent et les bijoux ont été volés et la maison vandalisée. Ce souvenir paraît particulièrement douloureux pour la mère, et Ala, quant à lui, évoque surtout la souillure de l’espace intime familial. Bien que les soldats aient été armés, que ses parents aient été menacés, Ala ne se souvient pas d’avoir réellement eu peur pour sa vie ou celle de ses proches.

35Surmontant la honte de son symptôme, porté par le désir de son père qui parvint enfin à le convaincre qu’il était temps d’affronter le problème « comme un homme », Ala accepta de me rencontrer et s’engagea très vite dans un processus de soin. Quelque temps après, le père d’Ala précisera que l’énurésie s’est certes aggravée au moment de l’événement rapporté par la mère, mais qu’elle était en fait apparue à l’âge de cinq ans. Dans les associations de l’enfant, la tristesse est au premier plan ; tristesse, bien sûr, de constater au réveil que son lit est mouillé (bien que ses parents le réveillent plusieurs fois par nuit), mais je sens en lui une autre tristesse, bien plus profonde, liée à la séparation, à la perte. Les fuites nocturnes me font penser à une forme d’« hémorragie » familiale.

36Ala évoquera alors des décès (de son grand-père, d’un oncle et d’une tante maternels tués ou morts de maladie), des arrestations (de plusieurs oncles maternels, d’un de ses frères) et le départ à l’étranger de trois autres frères. Chacun de ces événements ne résonne pas pour lui de la même façon ; Ala n’avait, avec certains de ces « disparus », que des relations lointaines. Travailler ces liens nous a permis d’éclairer de quelle façon il s’était approprié la tristesse de sa mère, manifestement très déprimée, probablement pour tenter de la soulager, mais qui ne prenait pas sens pour lui. « J’étais triste de sa tristesse », le « de » – from, en anglais – disant bien l’origine plutôt que le lien de causalité. Permettre à cet enfant de se dégager de la dépression maternelle a autorisé la réouverture d’un espace du côté paternel. Débarrassé de son symptôme, Ala pourra alors faire des projets d’avenir, où il est question d’exercer le même métier que son père, ici ou ailleurs. Partir est devenu psychiquement, sinon matériellement, pensable.

37Mener ce travail de désintrication entre catastrophe familiale et catastrophe individuelle, c’est aussi ce que je tenterai avec Ashraf, douze ans, souffrant d’énurésie secondaire et de psoriasis récurrent. Son père a été arrêté et détenu dans une prison israélienne à plusieurs reprises. Au moment de sa dernière arrestation, alors qu’Ashraf avait six ans, ce père fut violemment battu devant sa famille qui n’aura alors plus d’autres nouvelles, sinon qu’il aurait ensuite été torturé. Il s’ensuivra, pour la mère déjà mise à l’épreuve par les arrestations antérieures, une période de profonde dépression (elle avait déjà fait un épisode dépressif alors qu’elle était enceinte d’Ashraf). Après la libération du père, la vie familiale semble reprendre son cours, mais l’énurésie persiste. L’arrestation du frère aîné d’Ashraf, deux ans après, ne fait que réactiver le traumatisme familial. Ashraf sera, à cette occasion, utilisé comme bouclier humain par les soldats.

38Le premier dessin de l’enfant, au graphisme hésitant, peu appuyé, met en scène une catastrophe fondamentale, s’illustrant dans une histoire où un déluge inattendu vient dévaster une maison et un paysage, et où tout le monde meurt noyé. Au fil des dessins, la maison se fait un peu plus solide, un peu plus protectrice. Le cours de notre travail nous mènera, bien plus tard, et quand un minimum de sécurité interne semblera trouvé, à l’élaboration des sentiments d’ambivalence envers ce père de la petite enfance si absent, si « abandonnant », envers ce frère aîné aussi (qui fut un temps « père de remplacement ») qui souffre en détention et mobilise tant l’attention de ses parents. La fin de la prise en charge de l’enfant ouvrira à un autre travail avec le couple parental, où il sera question de colère, de culpabilité… et, bien sûr, de séparation.

Desserrer l’étau du réel pour pouvoir penser des espaces de liberté

39Enfin, dans ce contexte d’interdictions, de restrictions, où le sentiment d’impuissance règne en maître, notre place de psychologue est aussi de tenter de redonner du « jeu » dans l’espace des représentations, de dégager des espaces internes de liberté, malgré le poids du réel. Cette dimension de mon travail aura été, de loin, la plus difficile. Je tenterai de l’illustrer à travers l’histoire de Karim, jeune homme d’une vingtaine d’années, que j’ai rencontré à sa sortie de prison.

40Après trois ans de détention, il présente des troubles de l’appétit, du sommeil, et est extrêmement irritable. Adolescent, il se voyait faire des études, se marier et fonder une famille. Mais sa vie a basculé le jour où, lors d’une incursion israélienne dans son école, il a été blessé par balle au bas-ventre. Après plusieurs mois d’hospitalisation, il garde une légère infirmité d’un membre inférieur, mais surtout un dysfonctionnement de l’appareil génital. Son rêve s’effondre alors ; il délaisse l’école et s’engage dans la résistance, parce qu’il n’a plus rien à perdre. Les circonstances de son arrestation, à un check-point, deux ans après sa sortie de l’hôpital et une semaine après s’être lacéré les bras et le torse, m’évoquent une tentative de se protéger de ses tendances à l’autodestruction.

41Pendant sa détention, il s’est pourtant imaginé une vie future, où il aurait un travail, où il pourrait se faire opérer pour pouvoir honorer l’engagement contracté, avant sa blessure, avec sa fiancée. Pris dans l’urgence de cette opération, aux résultats peu assurés, poussé par une famille qui ne sait pas et ne comprend pas ses hésitations à fixer la date du mariage, Karim est aussi prisonnier de processus d’adolescence inachevés, gelés, rendus d’autant plus complexes que le contexte extérieur agit comme caisse de résonance dans cette problématique de l’impuissance qu’il affronte. Très ambivalent face aux images parentales (prendre soin d’eux ou les tuer pour commencer une nouvelle vie), il est de fait bien peu assuré dans ce statut d’adulte qu’il revendique : personne ne prend soin de lui, les médecins ne comprennent pas dans quelle urgence il est… Karim aspire à l’indépendance, mais attend des autres, auxquels il attribue une puissance à la mesure de sa propre impuissance à faire (changer quelque chose à sa situation), à avoir (de l’argent, un travail), à être.

42Il aspire à partir, à quitter sa famille, mais a peur de la perdre, à quitter ce camp de réfugiés, lieu pour lui de tous les dangers, car il offre facilement la possibilité de mettre son désespoir au « service » de la cause communautaire ; il aspire à quitter son pays, car il a perdu l’espoir de pouvoir y changer quelque chose. Mais la réalité le contraint à rester là. Au cœur de mon travail avec lui, il y aura cette tentative de soutenir, malgré tout, l’élaboration, la conflictualisation de ses mouvements internes, et de sa colère tellement destructrice, et cette tentative d’éclairer avec lui ce qui relève de la réalité externe, sur laquelle il est impuissant à agir, de ce qui relève de sa réalité interne et de son espace de liberté, aussi réduit soit-il. Dans la relation, souvent me viendra l’image d’un grand brûlé, au corps-psyché extrêmement souffrant de toutes parts. Il sera à nouveau arrêté et détenu deux fois dans le temps de notre travail ; il était toujours en détention quand ma mission a pris fin.

43Sétif, onze ans, vit dans un village très isolé, en fond de vallée, entouré de colonies et de postes militaires israéliens. Sa famille est devenue extrêmement pauvre depuis la « confiscation » de sa terre, qui se traduit par l’interdiction de s’y rendre régulièrement pour entretenir la plantation d’oliviers. Seule la récolte est autorisée, une fois par an, et la production a chuté.

44Décrit comme très agressif, très susceptible, et dans une relation conflictuelle avec son père, Sétif est avant tout l’enfantsymptôme d’une famille qui souffre de la souffrance du père.

45Sétif a développé un petit commerce de friandises qu’il vend à l’école. Il fait crédit à ses frères et sœurs, précisant qu’ils rembourseront quand le père aura de l’argent ; avec ses petits bénéfices, il achète des cigarettes à son père quand ce dernier ne peut le faire. L’ambivalence paternelle (entre fierté face à la débrouillardise de son fils et blessure narcissique) fait écho à l’ambivalence œdipienne de l’enfant au lieu de la contenir. Pour Sétif, son père n’a pas été là (il était hors du village) quand des colons ont attaqué la maison des grands-parents et ont grièvement battu l’un des oncles devant la famille réunie (cet oncle en est d’ailleurs resté handicapé). Quelques semaines plus tard, son père n’était pas au domicile quand des colons sont entrés et ont visé les enfants avec leurs armes, menaçant de les tuer. Quand tous les habitants ont dû fuir le village, menacés de mort par les colons, la famille a vécu pendant deux ans dans un autre village, hébergée par des proches. Sétif avait alors six ans. Mais, pendant ces deux années, son père était encore absent toute la semaine, s’occupant de ce frère qui avait perdu toute autonomie physique.

46Depuis le retour au domicile familial, la situation économique ayant encore empiré, le père de Sétif n’est plus en mesure d’assurer un revenu pour sa famille. Malgré des contre-indications médicales formelles, il travaille néanmoins quelques jours par mois dans une petite entreprise des environs, dès que l’opportunité lui en est offerte. Mais cela ne suffit pas à ce que chacun mange à sa faim tous les jours. Profondément humilié de ne pouvoir assumer ce qu’il considère comme le premier devoir d’un père (nourrir sa famille), dans l’incapacité d’agir d’une quelconque façon sur son environnement, ce père a désinvesti l’éducation de ses enfants, ne les supporte plus, ne se supporte plus lui-même, n’a plus goût à rien, se compare à une batterie déchargée. Il évoque la dimension culturelle (traditionnellement, l’homme travaille à l’extérieur et rentre fatigué le soir), explication d’autant plus pathétique que telle n’est pas sa situation, mais à laquelle il aspire tant.

47Mais, derrière cette dimension culturelle, j’entends aussi à quel point la blessure narcissique le fait douter de sa propre légitimité à occuper une place et tenir un discours de père. Alors, quand ses enfants lui promettent que d’ici quelques années ils seront en mesure de l’aider, il y a de l’amour, de la fierté d’avoir une famille unie, il y a de la haine aussi parce que cela résonne pour lui en termes de destitution. Pour Sétif, s’opposer à son père, c’est mettre à l’épreuve cette légitimité ; c’est donc avant tout la reconnaître, et demander à son père de ne pas déserter.

48Le support du groupe familial me sera très précieux dans le travail de verbalisation de ces affects, de soutien et de réhabilitation de ce père, exercice d’autant plus difficile que son histoire d’enfance avait déjà fragilisé ses assises narcissiques. À défaut de pouvoir donner suffisamment à manger à ses enfants, tout au moins pouvait-il les nourrir de ce qu’il était capable de leur transmettre, de son expérience, de ses valeurs, mais aussi de sa souffrance, à condition qu’elle ait été au préalable a minima digérée, donc détoxiquée.

Conclusion

49Tout au long de mon travail dans ce contexte de crise chronique, j’ai été saisie de vertige, parfois, face à la profondeur de la souffrance, saisie de questionnements, très souvent, quant au cadre et au mode de prise en charge à proposer (quels niveaux de problématique travailler quand tout semble si chaotique, quand tout le monde semble aller si mal ? quels espaces d’élaboration peut-on se permettre d’ouvrir avec un patient que l’on risque de ne pas revoir parce qu’il aura été arrêté ?), saisie de doutes quant à la solidité des réaménagements psychiques qui pouvaient émerger ; qu’en resterait-il dans la confrontation au prochain événement traumatique ? Et pourtant, au-delà de l’amélioration symptomatique, la qualité de l’investissement des patients dans le processus de soin, la richesse de leurs élaborations psychiques, sont venues me signifier qu’il m’a été possible, malgré tout, de conserver une certaine capacité de penser avec et pour eux, ou, tout au moins, avec et pour certains d’entre eux.

Notes

  • [1]
    Toute personne tuée par les soldats ou les colons israéliens, mais aussi, par extension, toute personne victime « collatérale » du conflit.
  • [2]
    Tous les prénoms ont été modifiés.
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