Couverture de JDP_262

Article de revue

Penser l'institution pour soigner ses patients

Pages 72 à 75

1Dans une société où est directement remise en question la place de chacun, où, professionnellement, la fonction de psychologue est attaquée, où l’agir prime sur la pensée, l’accompagnement psychothérapeutique est en risque de souffrir de l’impact de ces mouvements. L’on perçoit alors combien l’institution, la famille et le patient peuvent parfois être enkystés dans des jeux d’alliance et de séduction narcissique qu’il faut parvenir à déjouer afin de pouvoir envisager un véritable travail psychothérapeutique.

2J’entends ici faire part du travail de « déniaiserie » que j’ai dû effectuer dans le cadre du travail de psychothérapie avec ma patiente, Abigaëlle, symptôme du dysfonctionnement de sa famille et de l’institution qui l’a prise en charge, ayant à l’esprit cet avertissement de René Kaës : « Nous ne pouvons pas penser ce niveau de la fonction psychique de l’institution hors de l’expérience affolante de sa faillite. Tel est le prix fort, cruel, de cette connaissance. La prime de reconnaissance est donnée dans le plaisir de l’invention de nouveaux espaces de liaison, dans l’émergence de nouvelles formes de liens et de pensée ; dans l’usage de nouveaux dépôts et par la reconstitution des arrière-fonds psychiques. Mais nous ne pouvons plus tout à fait y croire comme avant : nous voici déniaisés et cependant tout prêts à recommencer l’aventure et à y prendre la connaissance de cette partie toujours inconnue de nous qui va peut-être enfin se révéler dans sa vérité. […] L’institution est d’abord une formation de la société et de la culture ; elle en suit la logique propre. Instituée par la divinité ou par les hommes, l’institution s’oppose à ce qui est établi par la nature » (Kaës, 2000, pp. 5-7).

Le contexte de la prise en charge

3Je travaille dans un établissement de soin qui accueille des jeunes (garçons et filles) âgés de quatorze à vingt ans, ayant des déficiences intellectuelles légères. Ces jeunes sont pour la plupart internes et ne rentrent chez eux que le week-end. La moitié d’entre eux sont en famille d’accueil ou placés en foyer. J’occupe la fonction de psychothérapeute, fonction différenciée de celle des psychologues cliniciennes. Cette particularité est intrinsèquement liée à l’histoire de l’institution et à celle des « ancêtres » qui ont contribué à forger cette configuration, dont l’utilité sera exposée plus loin. J’ai donc en charge le travail de psychothérapie avec des adolescents orientés par mes collègues psychologues. C’est dans ce cadre que j’ai été amenée à rencontrer Abigaëlle.

4Abigaëlle a quatorze ans lorsque je la rencontre pour la première fois. Elle a été diagnostiquée « personnalité dysharmonique » et a suivi un cursus plus ou moins normal jusqu’en classe de troisième. Elle présente une confusion mentale très importante et parle, dès la première séance, d’avoir accusé à tort un membre de sa famille d’abus sexuel. Sa famille lui a expliqué la gravité de son acte et il lui a été interdit de revoir cette personne. Elle se sent très coupable. Il m’est très difficile de démêler les nœuds de ce récit édifiant. Le jugement rendu est inaccessible. La prise en charge par l’équipe éducative baigne dans cette confusion.

5« La relation de séduction narcissique présente une propriété remarquable qu’il faut souligner, mais cette propriété la rend difficile à décrire et à analyser. C’est une relation inversible, c’est-à-dire qu’elle fonctionne aussi bien dans un sens qu’en sens inverse. Qui est objet ? Qui est sujet ? Qui veut quoi à qui ? Ce sont alors des questions presque indécidables. Le sujet est organiquement inclus dans l’objet qui est organiquement inclus dans le sujet. C’est une relation qui se veut sans origine et sans histoire, et de là vient surtout le caractère anhistorique du vécu et du transfert des schizophrènes. » (Racamier, 1992, p. 130.) C’est dans l’après-coup que nous pouvons remarquer combien le transfert d’Abigaëlle nous confronte à cette confusion des corps et des sujets. Elle ne sait pas qui dit quoi, qui fait quoi et à qui, ce qui est à elle appartient aux autres. Dès le début de sa prise en charge par l’établissement, la famille d’Abigaëlle se centre sur la sexualité de la jeune fille. Une contraception est alors proposée, mais se trouve refusée par ses parents, prétextant que cela encouragerait leur fille à coucher avec les garçons. Abigaëlle fait courir le bruit qu’elle est enceinte. L’intrusion de la famille dans le corps de la jeune fille ne nous apparaît pas à ce moment. En effet, le discours familial sème la confusion. L’image qu’elle renvoie d’elle-même aux autres (qui est celle de sa famille dans une totale indifférenciation) est l’image d’une jeune fille qui provoque sexuellement les garçons, voire les hommes adultes, et qui ment (affabulation).

6Les séances sont difficiles, Abigaëlle reste péniblement en place. Elle dresse la liste de tous les éléments de la pièce et s’étonne si un tableau manque. La relation en face à face, relation duelle, la met mal à l’aise, car elle n’est pas en sécurité. Nous convenons donc qu’elle se mette en face de moi de l’autre côté du bureau pour pouvoir dessiner. L’introduction d’un tiers, tel que le dessin et le bureau comme protection contre une possible intrusion, lui permet de se poser un peu.

Attaques contre le cadre

7Faute de lieu et de temps pour l’élaboration, l’équipe éducative rejoue avec Abigaëlle son histoire : elle accuse un garçon de « viol » et l’enquête menée par l’équipe prouve l’innocence du jeune accusé. Elle est alors vertement sermonnée sur son attitude excitante envers les garçons. Il est même demandé à la psychothérapeute de participer à la ramener à la raison en lui donnant un cours d’éducation sexuelle. Je refuse en recadrant ma fonction. À partir de ce moment, il est officiellement convenu, dans l’institution, qu’Abigaëlle affabule. De fait, son discours est disqualifié, ne prenant pas « corps » dans la réalité.

8La confusion des fonctions et des places de chacun renvoie à cette question de l’identité, de l’indifférenciation et, bien sûr, de « l’impossibilité » du travail de deuil. Abigaëlle vient irrégulièrement à ses séances, voulant être maîtresse de ses « relations ». Elle cherche à « posséder » ses liens aux autres, apparaissant et disparaissant au fil de ses envies, comme changeant de copains selon l’humeur du jour. Une relation en remplace une autre, tout comme un professionnel est interchangeable (la psychothérapeute peut tout autant faire du conseil conjugal) au sein de l’établissement. Ainsi est évité le deuil.

9Personne ne part, personne ne manque, puisque personne n’a de place définie. « La relation de séduction narcissique fait faire à la mère l’économie de l’œdipe, de l’ambivalence et du sentiment de dépossession, de perte et de deuil qu’inflige la croissance de l’enfant vers l’autonomie. » (Racamier, 1992, p. 129.)

10Au fil des séances, Abigaëlle parle du « cadavre » d’une petite fille de onze ans. Elle a été violée par quelqu’un, mais Abigaëlle ne sait pas par qui ni où. Elle dit en avoir fait part à ses parents et qu’elle avait « une preuve » : du sperme qui coulait. L’affaire s’est « terminée » en ne voyant plus l’agresseur. Elle parle d’un oncle, puis d’un cousin, puis d’une autre personne. Tout glisse dans son discours, elle est perdue et finit par me noyer dans sa confusion.

11Abigaëlle ne vient pas pendant un mois à ses séances et je ne m’en inquiète pas. Ma capacité d’élaborer est à ce moment prise par les attaques réitérées contre mon cadre professionnel. Je ne prends pas garde qu’Abigaëlle attaque le cadre de sa psychothérapie au moment même où l’institution attaque le cadre institutionnel qu’elle a conçu. À cette époque, le statut de psychologue est remis en question. L’organigramme est bouleversé. Le discours qui nous est tenu est que l’on fait de la loi ce que l’on veut. Peut-on mieux dire le discours pervers ? Il nous est aussi expliqué, à la suite de la parution d’un article de presse et aux dires d’un juriste, que les psychologues, comme les aides soignants, ne sont pas tenus au secret professionnel… qu’il s’agit juste d’être discrets ! Encore un glissement sémantique : nous passons du secret professionnel, cadre légal, à la discrétion, « cadre » intime. Le cadre structurant de notre travail est balayé d’un revers de la main. Nous arguons des textes de loi, la convention collective… rien n’y fait. L’institution est omnipotente. Elle fait comme elle veut. J’abandonne Abigaëlle à ce moment, comme elle est abandonnée par les siens et par l’institution.

12« La fonction primaire de l’institution fonde sa raison d’être, sa finalité, la raison du lien qu’elle établit avec ses sujets : sans son accomplissement, elle ne peut survivre. Ainsi la tâche primaire des institutions soignantes est de soigner. Mais il apparaîtra à chacun, réflexion faite, que la tâche primaire n’est pas constamment ni de manière principale celle à laquelle s’adonnent les membres de l’institution. Non seulement les tâches complémentaires peuvent devenir dominantes, mais des dérives s’installent. » (Kaës, 2000, p. 41.) Dans le cas présent, la fonction de soin est attaquée par l’alliance entre l’institution et la famille d’Abigaëlle. Cette alliance les protège mutuellement. L’institution rejoue le scénario inconscient du « faux abus ». Elle n’analyse pas la compulsion de répétition. Elle remet en scène la séduction narcissique, puis attaque les fonctions des soignants et met en œuvre la capacité de rendre l’autre fou.

13Cette alliance s’est matérialisée par la présence des parents d’Abigaëlle au sein même de l’établissement, car ils vont se mettre à participer activement à sa vie et à sa « représentation », protégeant par là même leur image.

Dysfonctionnements et alliance entre l’institution et la famille

14C’est dans ce contexte qu’Abigaëlle va ouvrir la boîte de Pandore. Je la croise dans un couloir et elle me salue avec un mouvement d’agressivité très inhabituel chez elle. Cela me réveille brusquement de mon état second. Je reprends donc les séances avec ma jeune patiente. Elle commence alors à faire des « révélations », déposant à différents professionnels de l’institution des morceaux de ce qui lui est arrivé. J’arrive en bout de chaîne. Nous organisons, sous mon impulsion, une réunion en urgence. Abigaëlle a semé comme le Petit Poucet des petits cailloux pour que nous retrouvions le chemin. Ce chemin nous amène à traverser avec elle l’abandon, l’incestuel, et à rencontrer la famille ogre. Abigaëlle est enceinte pour « de vrai ». Elle a « une preuve » qui grandit dans son ventre. Cette réalité va l’affronter à une autre… celle du géniteur. Les gènes ne mentent pas. Pour la première fois, un petit noyau de professionnels (un couple !) va commencer à la croire, mais ils vont se heurter à la force du déni et à la folie.

15Tout d’abord, des éducateurs vont mener l’enquête, se substituant alors à la police, car l’institution ne veut pas signaler sans avoir la preuve du délit ! la parole des jeunes n’étant pas, en effet, déterminante. L’institution ne veut pas paraître maltraitante (trop de signal ements, c’est suspect, et cela encombre les juges), mais, ce faisant, elle l’est tout autant. Une confrontation va donc être organisée avec la famille d’Abigaëlle, confrontation hallucinante, car elle va prouver la véracité des dires d’Abigaëlle. La famille confirme, en effet, que des pratiques incestueuses se font en toute tranquillité d’esprit et qu’elle n’a aucune notion de la Loi. Ce qui ennuie la famille, c’est que cela finisse par se voir (comme une grossesse).

16Cette fois, l’équipe ne peut plus être dans le déni sans sombrer totalement dans la folie, mais le déni va continuer à fonctionner dans la famille et dans l’institution. Le signalement va se faire « aux forceps ». Cette image est assez parlante, car il faudra s’y prendre à trois reprises pour faire ce signalement. Un premier écrit traîne en longueur. Il manque juste la lettre d’accompagnement, mais le responsable a d’autres priorités… la protection d’une adolescente étant moins importante qu’un planning « urgent ». L’équipe monte au créneau et, finalement, le signalement part, mais à la mauvaise adresse. L’éducateur se rendra compte ensuite que la partie la plus importante a été « oubliée ». Un second envoi aura lieu… encore à la mauvaise adresse. La direction est avertie de ce problème, mais argue que ce n’est qu’un signalement « en plusieurs parties ». Il ne faut rien y voir d’autre (cela se saurait si les lapsus et les actes manqués voulaient dire quelque chose !). Puis, le silence se fait, rien ne se passe. Si ce n’est le passage d’une comète : les parents d’Abigaëlle venus pour parler des apprentissages scolaires de leur fille. Le clivage est flagrant et la solitude des « soignants » s’en trouve renforcée. La complicité avec le fonctionnement familial apparaît clairement : il ne se passe rien, nous avons seulement mal compris les choses. L’institution renvoie à la justice le morcellement (un signalement en « plusieurs parties ») vécu par Abigaëlle.

17Je suis obligée de rappeler la Loi à l’institution. Un troisième signalement va alors avoir lieu. Cette fois, je le rédige avec l’éducateur et il est envoyé le jour même à la bonne adresse (vérifiée préalablement). L’assistant social va même jusqu’à rappeler le service pour être sûr que le courrier est bien arrivé à destination. Il va alors faire mouche. Abigaëlle rencontre le juge pour enfants la semaine suivante. Une mesure de protection s’applique sur le champ. Abigaëlle va témoigner de cette rencontre avec une clarté déconcertante. Elle a entendu dans la bouche du juge, puis de sa mère, qu’il fallait qu’elle « retrouve sa place d’enfant » et que, dans « mesure de protection », il y avait le mot « protection ». Elle entend aussi que cette mesure n’est pas prise pour la déchirer, mais pour la structurer.

18Cependant, les épreuves d’Abigaëlle et de l’équipe soignante ne vont pas s’arrêter là. Comme Psyché, elle devra passer des épreuves. Il faudra qu’elle avorte ou qu’elle quitte l’établissement. Tel est le choix déchirant d’Abigaëlle, pour des raisons administratives, bien sûr (n’allons pas y voir ce que l’on peut y voir). Elle renoncera à son embryon pour avoir sa place d’enfant. Abigaëlle souhaitant accoucher sous X, la consultation au planning familial constitue une épreuve supplémentaire. Elle se retrouve alors au milieu de mamans et d’adorables bébés. En outre, le médecin qui la reçoit lui demande – en présence de l’infirmière – pourquoi elle n’a pas crié lorsqu’on a abusé d’elle. Je précise la présence de l’infirmière, car, sans son témoignage confirmant les dires d’Abigaëlle, cela aurait semblé « trop gros pour être vrai ». C’est justement cette particularité du transfert d’Abigaëlle qui nous plonge dans la confusion. Nous en arrivons à douter de nos propres perceptions.

19« Parmi tous les facteurs étiologiques de la schizophrénie, facteurs assurément complexes et, de plus, fort variables d’un cas à l’autre, on découvre qu’intervient souvent – je dirais même régulièrement – un élément spécifique. D’après mon expérience clinique, l’individu devient schizophrène, en partie, à cause d’un effort continu – largement ou totalement inconscient – de la ou les personnes importantes de son entourage, pour le rendre fou. » (Searles, 1977, p. 252.) Ainsi, Abigaëlle a remis en scène dans le transfert sur l’institution l’effort pour rendre l’autre fou. L’institution rend fou à son tour, les professionnels perdent leur identité et doutent de ce qu’ils perçoivent. « Chacune de ces techniques tend à saper la confiance de l’autre dans la fiabilité de ses propres réactions affectives et de sa propre perception de la réalité extérieure […]. » (Searles, 1977, p. 262.)

20Abigaëlle « rejoue » le traumatisme dont elle a été l’objet : on la rabroue, on la culpabilise d’avoir été victime, on l’abandonne, on la maltraite psychologiquement, voire physiquement (lorsque, après le curetage, l’équipe épilogue sur ses caprices d’aller voir un médecin et traîne à l’y emmener). Cependant, Abigaëlle continue son travail psychique avec le matériel qu’elle suscite. Nous avons convenu que je ne l’abandonnerai plus désormais. Elle teste assez régulièrement ma capacité de tenir le cadre. Elle est contente chaque fois que je la rappelle à l’ordre lorsqu’elle oublie sa séance. Abigaëlle est maintenant vraiment « présente » au cours des séances. Elle utilise de moins en moins ses défenses maniaques. Elle aborde le deuil de la perte de son embryon et de celle de ses parents. Elle pense qu’ils ne pourront pas survivre sans elle ni elle sans eux. Puis, peu à peu, elle découvre qu’ils survivent et qu’elle aussi.

Pacte dénégatif et séduction narcissique

21L’histoire d’Abigaëlle montre l’intrication de l’institution dans le travail psychothérapeutique. J’ai cru un moment que je me battais sur deux fronts avant de comprendre qu’Abigaëlle réactivait le pacte « dénégatif » de l’institution. R. Kaës « appelle pacte dénégatif la formation intermédiaire générique qui, dans tout lien – qu’il s’agisse d’un couple, d’un groupe, d’une famille ou d’une institution – voue au destin du refoulement, du déni, ou du désaveu, ou encore maintient dans l’irreprésenté et dans l’imperceptible, ce qui viendrait mettre en cause la formation et le maintien de ce lien et des investissements dont il est l’objet. On peut donc tenir le pacte dénégatif comme un des corrélats du contrat de renoncement, et de la communauté d’accomplissement du désir, et du contrat narcissique. Il en est la contre-face et le complémentaire. Il s’agit d’un pacte inconscient, d’un accord entre les sujets concernés par l’établissement d’un consensus destiné à assurer la continuité des investissements et des bénéfices liés à la structure du lien (couple, institution…), et à maintenir les espaces psychiques communs nécessaires à la subsistance de certaines fonctions ancrées dans l’intersubjectivité ou dans des formes de groupement plus spécifiques : fonction de l’idéal, organisation collective de mécanismes de défense » (Kaës, 2000, p. 33).

22Entre l’institution et la famille, ce pacte visait à mettre en « point aveugle » la question du traumatisme. Pour maintenir un lien, il fallait que le vécu d’Abigaëlle fût disqualifié et démenti. Ce point empêchait également tout travail de séparation. Nous avons pu explorer l’aspect de la séduction narcissique. Il nous reste à travailler la perversion qui relie l’institution à la famille de cette jeune fille. Ainsi, Abigaëlle se voit contrainte de se justifier des abus qu’elle a subis. C’est dire que l’institution la soupçonne d’être responsable de ses viols, utilisant la loi au gré de son intérêt. Certes, Abigaëlle s’est trompée lorsqu’elle a porté plainte la première fois, mais ce « déplacement », comme dans le rêve, masquait un autre agresseur, bien plus difficile à accuser. Ce n’est qu’avec l’aide de son travail de psychothérapie qu’Abigaëlle a commencé à mettre de l’ordre dans ses idées. Ce travail n’a pu se faire sans l’appui d’un « couple » d’éducateurs bienveillants et en étant mené en faisant front contre l’institution-ogresse.

23« Le champ d’opération de tout pervers est la réalité, l’environnement, le lien à l’autre. Sa problématique s’extériorise, se développe donc dans le socius, et c’est ce socius que nous devons interroger pour comprendre le pervers », nous rappelle Alberto Eiguer (2003, p. 12.), qui témoigne, plus loin (p. 135), de sa pratique auprès de couples pervers narcissiques : « […] le travail de thérapeute analytique avec ces familles est sollicité et infléchi par la perversité. De longues séquences du traitement sont consacrées au rappel des constantes du cadre ou à des interventions concernant les difficultés liées à la maîtrise et à la transgression du cadre. » Quant aux liens avec la psychose, « les rapports entre psychose et perversion narcissique sont étroits. P.-C. Racamier (1978) a insisté sur la présence de pervers narcissiques parmi les proches du psychotique ; nous lui devons également la formule de la perversion narcissique comme revers de la schizophrénie ; cette perversion narcissique serait celle d’un autre, de la mère du patient le plus fréquemment. L’attaque du cadre professionnel comme du cadre de la psychothérapie montre la mise en œuvre dans le “socius” de la perversion en rapport avec le climat familial pervers narcissique. » (p. 73.)

24Une autre hypothèse sur la pathologie d’Abigaëlle est, en plus de la proximité avec la perversion narcissique, l’impact du traumatisme. Sandor Ferenczi (2006, p. 36) écrit à ce propos que le « plus facile à détruire en nous, c’est la conscience, la cohésion des formations psychiques en une entité : c’est ainsi que naît la désorientation psychique ». Puis, plus loin (p. 40) : « Un choc inattendu, non préparé et écrasant, agit pour ainsi dire comme un anesthésique. Mais comment cela se produit-il ? Apparemment par l’arrêt de toute espèce d’activité psychique, joint à l’instauration d’un climat de passivité dépourvue de toute résistance. La paralysie totale de la motilité inclut aussi l’arrêt de la perception, en même temps que l’arrêt de la pensée. » Abigaëlle parle du « cadavre » d’une enfant de onze ans. Le cadavre est un corps abandonné, inerte, sans éprouvé sous l’effet de la mort (Thanatos). Cette représentation évoque aussi les vécus de clivage lors d’un traumatisme : le corps et la psyché se clivent pour ne pas ressentir la souffrance. Abigaëlle a aussi abandonné sa sexualité à ses parents. Son corps leur appartient. Le secret familial autour des abus sexuels a obturé toute capacité d’Abigaëlle de donner du sens à ce qu’elle a vécu. Elle a été maintenue dans la confusion et la folie, afin de continuer à maintenir un lien à l’autre (pacte dénégatif).

25Je soutiendrais l’hypothèse que la déficience intellectuelle d’Abigaëlle est en rapport avec cette impossibilité à mettre du sens à son vécu. Elle n’a survécu qu’au prix d’être écartelée. « En principe, et à moins que le moi ne réussisse à s’y soustraire, l’écartèlement est imparable et irréparable. Il est probable qu’en pareil cas, le moi déchiré se délite et se débilise ; une incapacité mentale se développe ; nous, thérapeutes, n’en saurons peut-être rien. (Je suis pourtant sûr que certaines débilités mentales proviennent d’un processus d’écartèlement, s’il est prolongé.) » (Racamier, 1992, p. 269.)

Pour conclure

26La place « forte » laissée au psychothérapeute dans cette institution a permis d’être un « garde-fou ». Il m’a été possible de rappeler l’institution à l’ordre, alors qu’elle faillissait à sa tâche. Cependant, comme dans la famille d’Abigaëlle, elle n’a pas entendu la Loi symbolique, mais elle a eu obscurément peur. Ce travail psychique a eu un lourd tribut, occasionnant beaucoup de nuits sans sommeil chez les « soignants » d’Abigaëlle ainsi que des congés pour « maladie ». La complicité latente et le jeu d’alliance entre la famille d’Abigaëlle et l’établissement ont été démasqués à temps, mais sans doute provisoirement.

27J’ai demandé à ma patiente l’autorisation de publier cet article, car il me semble illustrer « la lutte » pour continuer à travailler correctement dans un mouvement de la société qui réduit les patients à des « usagers », fait glisser les mots vers de « nouvelles réalités » et où les structures sociales sont « restructurées », nommées et renommées (la Cotorep devient la mdph, l’aide sociale à l’enfance et la Direction des affaires sanitaires et sociales sont « refondues »), perdant ainsi une part de leur identité et de leurs valeurs.

28Enfin, je laisserai parler Abigaëlle. Après les larmes qu’elle a versées en évoquant feu « son bébé », Abigaëlle me regarde, peut-être pour la première fois, et me demande : « Est-ce que je pourrai être mère un jour ? » Je lui réponds : « Oui, dans de meilleures conditions. » Elle me sourit alors. Au fond du cadeau empoisonné de Pandore, après que sont sortis tous les fléaux et les misères, il reste… l’espérance. « Ainsi nous paraît-il parfaitement juste et même essentiel de dire (avec Évelyne Kestemberg) que l’objet n’est trouvé que parce qu’il est perdu. » (Racamier, 1992, p. 33.)

Bibliographie

Bibliographie

  • Eiguer A., 2003, Le Pervers narcissique et son complice, Paris, Dunod
  • Ferenczi S., 2006, Le Traumatisme, Paris, Petite bibliothèque Payot.
  • Kaës R., 2000, L’Institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod.
  • Racamier P.-C., 1992, Le Génie des origines. Psychanalyses et psychoses, Paris, Payot.
  • Searles H., 1977, L’Effort pour rendre l’autre fou, Paris, Folio Essais Gallimard.

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