Notes
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[*]
« La psychologie de la santé est une discipline scientifique qui s’est essentiellement développée autour de la recherche. » (Fischer, Tarquinio, 2006, p. 26.)
1Quel point de vue la psychologie clinique porte-t-elle sur la psychologie de la santé ? Du grand écart décrit ici doit-on considérer la divergence des membres au sol ou l’individu qui commande le mouvement d’appui et de relève ?
2Cette discussion prendra volontairement un ton de débat où la place de la psychologie de la santé, du point de vue de la psychologie clinique, sera discutée. Sans faux œcuménisme, en réaffirmant certaines positions fortes de la psychologie clinique et pathologique, nous allons essayer de présenter les différences les plus évidentes entre ces deux champs de la psychologie. Notre avis est donc que ces « deux psychologies » sont très différentes, et la métaphore gymnastique de notre titre voudrait poser d’emblée que ce n’est pas une mince affaire que de vouloir les concilier.
Positionner ces deux champs de la psychologie l’un par rapport à l’autre
3Au-delà de ce qu’elle partage avec la psychologie unitaire et protégée, en France, par le titre professionnel (1985), dans la perspective de son action spécifique, la psychologie clinique peut être résumée par l’accueil et l’étude clinique d’un sujet ou d’un petit groupe qui demande de l’aide (soit directement soit par l’intermédiaire d’un tiers qui lui est lié socialement et-ou affectivement), face à des difficultés de fonctionnement, d’adaptation, d’orientation, d’action, quel que soit le registre concerné dans la vie du sujet ou du petit groupe. « Clinique » rappelle la proximité avec le patient, la situation « ici et maintenant » qui se désengage des contingences externes directes pour resituer le contexte du sujet et retrouver ce qui lui est propre et essentiel (même si, de nos jours, les contextes politiques et idéologiques des tutelles et des cadres-payeurs du système de soin peuvent vouloir faire émerger le contraire). Dit autrement, l’objet de la psychologie clinique se confond avec sa finalité, il s’agit de l’homme total en situation porteur de ses singularités (Lagache, 1977 ; Prévost, 1994 ; Mietkiewicz, Bouyer, 1998). Donc, finalement, rien ne se « mesure » ou se ne « choisit » en psychologie clinique, la finalité n’est jamais une information (le qi, la structure de personnalité, un diagnostic, une observance thérapeutique, une adaptation comportementale précise, etc.), mais une « communication » avec l’autre – le patient ou le demandeur. La réalité de la psychologie clinique, en France, est son installation dominante dans le champ de la psychopathologie psychanalytique, ce qui la situe dans une démarche de soin, d’approfondissement minutieux et d’aide, centrée sur la profondeur et la complexité irrationnelle du psychisme humain.
4À travers ce qui s’est récemment écrit et transmis en France, la psychologie de la santé peut être définie comme une psychologie appliquée à une conception de la santé essentiellement médicale et appliquée aux caractéristiques socioéconomiques du système de soin (Fischer, Tarquinio, 2006). Elle provient directement des préoccupations d’auteurs anglo-saxons et nord-américains dont on sait qu’ils vivent dans des sociétés fondées sur des principes et structures très différents des nôtres quant à la santé publique et à l’individualité. Actuellement, en France, selon G.-N. Fischer et C. Tarquinio (2006), la psychologie de la santé s’organise autour de trois axes : la promotion des comportements et des styles de vie sains, les maladies elles-mêmes vues sous l’angle de mécanismes psychosociaux, enfin le comportement des malades, leurs stratégies d’adaptation et de coping, où la perspective sociocognitive semble dominante. Pour son élaboration, la psychologie de la santé se situe dans une approche et une méthodologie essentiellement expérimentales. Elle se veut « intégrative », mais la lecture d’ouvrages récents de référence (Bruchon-Schweitzer, 2002 ; Fischer, 2002 ; Fischer, Tarquinio, 2006) reste peu claire à ce sujet, bien qu’ils soient d’une grande qualité globale. Ainsi, au final, comprend-on que ce n’est pas l’individu-sujet qui constitue la finalité, comme c’est le cas du cadre de la psychologie clinique, mais c’est plutôt le processus de soin et le système de soin que l’individu occupe en tant que malade ou futur malade potentiel qui concentrent les efforts.
À l’inverse de la psychologie clinique, l’objet de la psychologie de la santé diffère donc sensiblement de sa finalité, puisque, dans ce champ « nouveau » de la santé, c’est essentiellement la recherche qui oriente un corpus de connaissances [*]. Ces connaissances peuvent apparaître comme un « nouveau Savoir » pris sur le sujet et qui lui est externalisé et appliqué (via le système de soin). L’influence nord-américaine sur la psychologie de la santé en France reste énorme et presque déterminante, il suffit de constater sur les banques de données internationales la similitude presque en tous points des psychologies de la santé nord-américaine et française. Certes, la diversité des théories et des méthodes utilisées autorisent certaines positions originales et intéressantes en France, mais cette multitude d’approches favorise également une fragmentation des réalités psychiques du sujet, cela au profit d’une formalisation utile à première vue, mais aussi « dévitalisée ». Nous constatons que le système et le réseau de soin publics, en France, ont permis à une psychologie de la santé de construire un paradigme et une pratique un peu plus orientée vers la psychologie clinique et donc un peu plus orientée vers le patient-sujet.
Des théories différentes
5Un des ouvrages de référence pour l’enseignement de la psychologie de la santé (Fischer, Tarquinio, 2006) énonce d’emblée « un nouveau champ » où la volonté de construire scientifiquement un modèle intégrateur domine. Pour l’heure, des manuels de psychologie de la santé (Bruchon-Schweitzer, 2002 ; Fischer, Tarquinio, 2006) mettent plutôt en évidence une psychologie cognitive et sociale appliquée au champ de la santé ; cette appréciation émise sans précaution de notre part peut toutefois être discutée, car elle tend à réduire les points de vue qui peuvent être développés en psychologie de la santé.
6En psychologie clinique et pathologique, force est de constater que le modèle théorico-clinique dominant est psychodynamique, la plupart du temps psychanalytique (la phénoménologie tient cependant une place importante ; la perspective systémique doit aussi être désignée). C’est cette approche qui a donné et confère aujourd’hui à la psychologie clinique et pathologique son originalité et son utilité pour le patient et le processus de soin. Cette perspective psychopathologique s’applique bien, selon la définition la plus courante, aux mécanismes psychiques sous-jacents à l’apparition et à l’établissement des symptômes. Elle pose également, par les liens et adhérences historiques avec la place du corps vécu, une approche théorique à la croisée de toutes les grandes dimensions du fonctionnement du sujet (sociale-groupale, organique, psychosomatique, réelle et imaginaire, sexuelle). Selon nous, la grande qualité, et l’intérêt indéniable, de la psychopathologie clinique est qu’elle a construit une théorisation (psychanalytique et psychodynamique) et des moyens thérapeutiques cohérents entre eux et qui sont centrés sur la finalité de sa démarche : la singularité du sujet et le soin disponible. S. Freud, D. Lagache, D. Anzieu, C. Chiland, S. Lebovici, F. Marty, R. Gori, R. Roussillon, pour ne reprendre que ceux-là, ont construit des théories non seulement directement issues des sujets en souffrance et rencontrés cliniquement, mais qui, de plus, ne visaient qu’à approfondir et améliorer cette démarche clinique et psychothérapique. Une unité se constitue dans les modèles théoriques, cliniques et méthodologiques de la psychologie clinique et pathologique. Cette unité est une force, nonobstant les défauts intrinsèques liés à la complexité de la tâche.
7En revanche, en psychologie de la santé, les théories sont bien moins centrées sur un modèle, elles se constituent de manière variée en fonction essentiellement de la culture et des caractéristiques des chercheurs (avant les praticiens) et des contextes psychosociaux où elles prennent pied. D’ailleurs, il est simple de constater que la plupart des référents théoriques (sociocognitifs et comportementaux) sont très éloignés de la question clinique et de la question du soin et de la santé ; nous constatons qu’ils y sont seulement transférés, nous allons le voir. Les auteurs présentant la psychologie de la santé insistent eux-mêmes sur la diversité des théories et des modèles de recherche, partie essentielle de la discipline. Le modèle « intégrateur », dit « biopsychosocial », recouvre des connaissances formalisées sur deux grands axes : les facteurs environnementaux et la personnalité. Mais de personnalité, au contraire de la perspective clinique, il s’agit, en général, de styles de vie, de traits de personnalité positifs et négatifs, de types de personnalité (type A ou C), c’est-à-dire d’une sorte de nomenclature de la personnalité qui revient à formaliser et réduire le sujet, pris alors dans un savoir qui le dépasse et qui tend à négliger la profondeur et la complexité de sa vie psychique. G.-N. Fischer et C. Tarquinio (2006) présentent les perspectives théoriques essentielles de la psychologie de la santé : d’abord, les théories comportementales et de l’action (théories de l’action raisonnée, des comportements interpersonnels, du comportement planifié, du processus d’action sur la santé) ; ensuite, les théories sociocognitives (théories des croyances, théories de l’autoefficacité, théories des systèmes régulés, théories des représentations de la santé et de la maladie, théories des représentations sociales) ; et, enfin, théories d’approches cliniques de la santé. On trouve dans ce dernier point des appuis directs sur les théories psychodynamiques, notamment avec une utilisation de la notion de mécanisme de défense intrapsychique (mais la personnalité conçue ici est toujours celle du modèle biopsychosocial, nous dirions une « personnalité simplifiée »). Il faut insister sur le fait que la démarche de connaissances du sujet en psychologie de la santé est essentiellement expérimentale, en laboratoire ou en contexte plus naturel, où le sujet existe par des mesures objectivantes (usage dominant des questionnaires).
Ce qui est appelé « corps » par un psychologue qui intervient dans le champ hospitalier recouvre-t-il les mêmes choses et les mêmes enjeux que pour un médecin ?
Ce qui est appelé « corps » par un psychologue qui intervient dans le champ hospitalier recouvre-t-il les mêmes choses et les mêmes enjeux que pour un médecin ?
8M. Santiago-Delefosse et G. Rouan (2001) ont proposé une présentation intéressante des méthodes qualitatives en psychologie qui peut servir de liaison entre la psychologie de la santé et la psychologie clinique. Les théories d’obédience sociocognitive et multiple qui tendent, nous l’avons souligné, à fragmenter la réalité profonde et complexe du psychisme humain, peuvent trouver une place dans une approche clinique de la santé, mais à condition que les chercheurs et les psychologues praticiens visent avec perspicacité une démarche qualitative (ce que pourrait faire la psychologie de la santé). Et, de ce point de vue, la mission du psychologue de la santé rejoint plutôt celle du psychologue clinicien où ce qui est au centre du travail est plus le sujet et moins le système de soin social et pragmatique. M. Santiago-Delefosse et G. Rouan (2001, p. 191) concluent leur ouvrage en nous proposant de refuser « l’occultation du sujet qui fait science, l’expulsion du chercheur hors de son acte au profit d’un certain type de rationalité, ainsi que la méconnaissance du contexte typique du monde humain (développement, temporalité, spatialité, signification). […] Canguilhem (1943) se montrait pour le moins sceptique, du moins dès que l’on s’intéresse au vivant, face à la classique formule de la recherche qui consiste à croire que les données peuvent vraiment se valoir “toutes choses égales par ailleurs”. »
9Ce n’est pas le cerveau, mais le sujet qui pense. Ce n’est pas le corps qui est malade, mais l’Homme qui porte la maladie. Le corps n’est pas l’organisme, il est l’appropriation de ce dernier, autant dans la santé que dans la maladie, et tout le travail psychique du développement et de l’adaptation au monde et à soi-même procède de ce mouvement constant d’appropriation subjective et constructive (Anzieu, 1994 ; Gauthier, 1999 ; Bullinger, 2004 ; Rochat, 2006 ; Golse, 2006 ; Claudon, 2007) qui nous donne à voir ce qu’est la richesse humaine. Donc, une théorie qui confondrait ces différents termes antagonistes ne peut réellement éclairer la vie du sujet-patient. Ce que les théories multiples utilisées dans le champ de la psychologie de la santé provoqueraient (rappelons que ces théories sont transférées de champs de la psychologie éloignés de la clinique, de certains de ses enjeux humains, et de la singularité subjective du sujet) est une certaine confusion entre des discours théoriques et pratiques qui ont en réalité des opinions assez divergentes sur le corps, la maladie, le soin, le malade, l’humain.
10Par exemple, demandons-nous si ce que le psychologue qui intervient dans le champ hospitalier et le médecin appellent « corps » recouvre les mêmes choses et les mêmes enjeux ? Assez spontanément, d’aucuns répondraient par la négative. Mais cela est-il acquis pour tous les psychologues praticiens ? Il nous semble que c’est ce type de questions d’allure banale qui est pourtant au centre de la discussion, sinon le risque serait de voir la psychologie de la santé devenir une forme de psychologie médicale au seul usage du médecin et-ou du système de soin que ce dernier anime, valorisant plus les chercheurs que les psychologues de terrain.
Des méthodes différentes
11Les méthodes dont il s’agit ici sont d’abord les méthodes de recherche ; elles ont un impact direct sur les méthodes pratiques mises en œuvre qui en sont les reflets directs. La conception intégrative de la psychologie de la santé se trouve souvent justifiée par la « complexité » de la compréhension du malade. Pourtant, pour viser cette complexité, la psychologie de la santé procède à un certain nombre de réductions parfois simplificatrices. Cette critique repose surtout sur la méthode expérimentale en psychologie de la santé, car il y réside un certain leurre et comme une esquive par rapport au patient-sujet que les expérimentations et la recherche de connaissances statistiques induisent (on pourra se référer pour cette critique à l’article de S. Mattey, publié en 2000). Nous avons déjà évoqué le risque de constitution d’un « savoir » supérieur au sujet lui-même, et le risque de croire que les humains puissent être discutés, « toutes choses égales, par ailleurs ».
12Les faiblesses méthodologiques de la recherche clinique sont aussi les points forts de sa démarche thérapeutique et de la contribution du psychologue clinicien au soin du sujet. L’observation et l’écoute des singularités du sujet, où l’inconscient prend toute la place qui lui est due, peuvent être plus ou moins appuyées sur des techniques spécifiques en fonction des besoins du patient et des besoins du clinicien pour mener à bien sa mission. La méthode projective, par exemple, constitue un médium utile à la compréhension de certains fonctionnements psychiques profonds : le clinicien dispose ensuite d’éclaircissements utiles pour intervenir en direction du patient et éventuellement du système de soin qui le guide. La démarche reste clinique, car c’est le sujet en situation qui importe. Les limites des méthodes cliniques résident surtout en la difficulté à obtenir des mesures et des évaluations formalisables : bien que ce ne soit pas l’objectif de la clinique, on peut donc reprocher une faiblesse scientifique importante à ce sujet. La capacité et la fiabilité du chercheur et du praticien sont aussi mises en exergue, il est nécessaire de convoquer des connaissances et des principes précis et partageables pour que la recherche clinique se transmette et se publie avec toujours plus de pertinence.
13Il est une technique en psychologie de la santé qui se positionne tout à l’inverse de la clinique. Il s’agit de la méthode des questionnaires comme voie privilégiée pour approcher certaines réalités de l’individu. G.-.N. Fischer et C. Tarquinio (2006, p. 56) énoncent que le psychologue de la santé entretient un lien avec son objet d’étude et, par conséquent, avec les sujets qui en sont les porteurs. Cette idée montre deux choses importantes qui argumentent le « grand écart » subodoré entre ces deux champs de la psychologie. D’abord, cela confirme ce que nous avancions supra, à savoir que la finalité de la psychologie de la santé n’est pas le sujet/le patient contrairement à la psychologie clinique : notons que, pour ces auteurs, « les sujets » sont porteurs de « l’objet d’étude ». Ensuite, cela justifie l’usage important des questionnaires qui, effectivement, cherchent dans l’expérience d’un individu des objets qui peuvent lui être en réalité exogènes : dans la formule de G.-N. Fischer et C. Tarquinio, nous pourrions nous demander si le sujet ne serait pas éventuellement un écueil entre le psychologue-chercheur de la santé et son objet d’étude. Les questionnaires évoquent assez directement la méthode quantitative de la psychologie de la santé et ce qu’elle a de décentré par rapport au sujet, à l’humain en situation, comme si ce que le questionnaire transmettait était une donnée immanquable du sujet, un déterminisme en quelque sorte. La méthode quantitative est directement liée à la méthode expérimentale dont elle apparaît comme une variante. Dans une autre perspective, les méthodes qualitatives sont cependant bien présentes en psychologie de la santé, même si elles sont loin d’avoir la finesse des activités du clinicien centré sur la valorisation des détails subjectifs qui donnent à une situation clinique son processus et toute sa « psycho-logique » et sa profondeur explicative. Approfondit-on la « psycho-logique » propre au sujet ou cherche-t-on la logique psychique des patients ? Si cette dernière voie était la finalité, bon courage !
Des finalités divergentes
14Il est probable, à quelques détails près, que les deux points communs majeurs dans les finalités de ces deux courants de la psychologie résident dans la perspective de prévention, d’une part, et, d’autre part, dans celle de contribution à l’évaluation d’une situation globale. Toutefois, dans ces domaines, existent encore des différences notables parce que les moyens mis en œuvre ressortissent, nous l’avons vu plus haut, de conceptions du sujet et de conceptions de l’action psychologique très différentes. Car, même dans le champ de la prévention, louable dans son principe, dont on ne peut que soutenir le bon sens en général recommandé par les instances administratives et politiques (les payeurs), on peut se demander à qui profite la prévention, ou plutôt quel est l’intérêt premier dans une campagne de prévention. La psychologie clinique et celle de la santé veulent-elles se montrer efficaces et pertinentes aux mêmes personnes ou aux mêmes enjeux ? La question est d’allure polémique, nous en convenons, mais elle n’est pas moins réelle. Par exemple, la psychopathologie psychanalytique permet de saisir pourquoi et comment un sujet peut avoir besoin d’être malade (e.g. les bénéfices secondaires ou la culpabilité persécutrice ou encore les mandats transgénérationnels), alors que le système de soin ne peut pas, par essence, utiliser cette possibilité. À quel terme, court ou long, la prévention est-elle consacrée ?
15La réalité est que les finalités sont en presque tous points divergentes, et cela est immanquablement induit par les conceptions de fond sur l’Homme que les paradigmes scientifiques véhiculent. L’approche clinique du champ de la santé et du champ hospitalier vise toujours – et l’étayage sur le modèle psychanalytique en témoigne autant qu’il en assure une condition de possibilité – la pensée du patient en relation avec le psychologue. Ainsi, on considérera que la pensée n’est pas une chose et que le fonctionnement psychique n’est pas une opération. Nous disions : en relation avec l’interactant/ le psychologue, mais aussi en relation avec des adhérences affectives passées ou actuelles dont la prise en compte dans l’ici et maintenant de la thérapie ou de la consultation confirme au sujet qu’il ne se réduira jamais à un ensemble, fût-il extrêmement savamment décrit, de fonctionnements, de processus et de structures psychiques qu’un psychologue pourrait circonscrire « techniquement ». Aucun questionnaire ni aucune enquête externe n’a jamais expliqué ce qu’un sujet vit, éprouve, ni même pense. Le sujet se définit toujours au-delà de la réalité et de la seule dimension scientifique. Le sujet convoque encore, lors de la rencontre avec le psychologue clinicien, toutes celles et ceux, les expériences, ainsi que tous les objets et encore toutes les physiques du monde, qui ont concouru en myriades à forger une identité singulière depuis sa naissance.
16La psychologie de la santé semble vouloir cerner le patient, même dans son intérêt supérieur, comme un contexte de données et de connaissances accessibles et utilisables pour améliorer, organiser ou orienter, etc., des soins qui lui seront donnés par des professionnels du champ de la santé, le psychologue de la santé y compris. Cela comme si une connaissance élevée de l’individu était contingente de ce que le psychologue peut appréhender. Cette perspective ferait fi de l’inconscient et de ce qu’il convoque d’humanité complexe et indéfinissable. Cette remarque critique peut apparaître simpliste, mais il s’agit d’une réalité : a-t-on besoin que des personnes se remettent au travail et à fonctionner comme individu social le plus rapidement possible après un accident violent ? Pour exemple de situation traumatique, pensons aux victimes rescapées des attentats de New York, en septembre 2001, que l’administration fédérale américaine a soutenus dans le but de les voir se remettre en productivité le plus vite possible pour, lisait-on alors, relever le défi et l’injure produits par les terroristes contre la performance économique et civilisatrice du capitalisme !
La finalité de la psychologie clinique, notamment psychanalytique, qui rassemble, en France, l’essentiel des cliniciens de la psychologie, n’est pas de contribuer à amener le sujet à faire quelque chose, mais plutôt de contribuer à l’expression de tout l’irrationnel, de toute la singularité d’un individu humain dont l’angoisse est liée à la totalité de l’Homme en situation, mais jamais à telle ou telle opération mentale de coping ou autres mécanismes mentaux généraux. L’enjeu se situe à moyen et long termes. Ces opérations mentales de notre espèce humaine apparaissent à la lumière d’une science psychologique (cognitive, de la santé, socio-cognitive…) où le sujet est diffracté, puis rassemblé comme un ensemble de diverses compétences, opérations, mécanismes, etc. Ce qui lie et unit un humain à un autre n’est pas cet ensemble d’opérations X ou Y : c’est cela, mais avec les opérations produites cette fois-ci par l’autre et avec ce qui se construit et résulte de ces deux champs d’opérations qui n’ont plus d’existence que l’un par rapport à l’autre. Un double ancrage sensoriel et interactif de toute situation permet et conditionne la capacité de pensée (Trevarthen, Aitken, 2003 ; Gauthier, 1999 ; Golse, 2006 ; Claudon, 2007), et rien n’est défini à l’avance même si l’illusion d’une science psychologique formalisée peut le laisser prévoir. Le champ clinique de la psychiatrie du nourrisson et de la psychologie clinique des interactions précoces donne un bon exemple d’une impossible détermination de ce qu’est le sujet-patient sans passer par le « détour par l’autre », cet autre étant pris dans l’intersubjectivité. Pour D. W. Winnicott (1958), « un bébé, ça n’existe pas… tout seul », maxime résumant que l’identité et la capacité de penser qui lui est intrinsèque dépendent d’abord de l’autre, de celui qui porte le sujet. La psychologie clinique considère sans ambiguïté que ce qui prime ressortit du transfert et du partage de communication avec le patient-sujet. Enfin, si les « deux psychologies » en question traitent chacune de la prévention dans le champ de la santé, rappelons que prévention n’est pas prédiction. On ne maîtrise pas la singularité humaine.
En conclusion
17Au final, et pour résumer nos propos, nous retenons que ce que l’on a souvent reproché à la psychologie clinique et pathologique en termes de faiblesses de recherche scientifique (administration de la preuve faible, reproductibilité faible des recherches, formalisation faible des connaissances) permet de constituer en miroir un reproche majeur à adresser à la psychologie de la santé : faiblesse de la connaissance des sujets au profit d’une connaissance d’objets d’étude parfois indépendants des sujets (notamment sur le soin, son organisation, le système qui l’anime). Il semble que la psychologie de la santé présente des difficultés au passage dans le champ de la pratique et que, lorsqu’elle le fait, elle induit certains problèmes qui, pour les cliniciens, sont loin d’être négligeables. Enfin, pour concilier et réduire le « grand écart », rappelons que la psychologie en tant que discipline scientifique a pour mission de cerner un objet d’étude unitaire (D. Lagache) qui est en soi complexe : il s’agit de l’individu et de sa pensée, seul ou en groupe, pathologique ou équilibré, dans sa rationalité et dans sa subjectivité. Cette complexité a toujours justifié la pluralité des approches en psychologie.
Notes
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[*]
« La psychologie de la santé est une discipline scientifique qui s’est essentiellement développée autour de la recherche. » (Fischer, Tarquinio, 2006, p. 26.)