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Article de revue

Trauma : Comment continuer à vivre ?

Pages 63 à 67

1Le viol ou l’inceste d’un enfant n’ont pas les mêmes répercussions sur la constitution du psychisme en fonction du sexe de la victime. À travers le récit de sa rencontre avec Louis, un adolescent victime d’inceste pendant son enfance, Christine Sfez s’attache à explorer ce qu’il en est quand il est commis sur un garçon. Elle apporte un éclairage singulier sur les stratégies de défenses spécifiques mises en place, et axe sa réflexion sur la manière dont il pourra gérer son angoisse de castration, son rapport à la loi et construire son identité sexuelle.

« Île sans amarre comme le sont ces sujets en errance, à la recherche d’un point d’ancrage pour leur moi, quelque chose qui leur permettrait d’exister. »
(Lacan, inédit.)

2S’intéresser à la notion de traumatisme, c’est remonter aux origines de la psychanalyse. Celle-ci fut un enjeu fondamental pour S. Freud dans sa première théorie sur l’hystérie, « sa Neurotica ». Mais elle fut aussi, par la suite, un enjeu entre lui et celui qu’il nommait son « Vizir », S. Ferenczi. Les théories sur le trauma développées par S. Ferenczi sont novatrices à plusieurs niveaux, car elles tentent d’expliquer à la fois les mécanismes agissant lors du trauma, mais aussi les stratégies mises en place par le sujet pour y survivre. De plus, S. Ferenczi appuie sa conception du trauma sur le fait qu’avant celui-ci, on a « le sentiment d’être sûr de soi […], avant on avait trop confiance en soi et dans le monde environnant, après, trop peu ou pas du tout » (Ferenczi, 2006). Cette conception de la relation à l’environnement avant et après l’événement traumatique peut permettre, dans une certaine mesure, de comprendre comment et pourquoi un même événement est traumatique pour un sujet et pas pour un autre.

3Parmi la multitude de traumas potentiels, le trauma sexuel reste particulier dans le sens où il touche à l’intime, faisant du sujet l’objet du désir de l’autre.

4Certes, on entend de plus en plus parler de viol, d’inceste, mais, malgré la levée du tabou sur cette question, on peut noter qu’une part de celui-ci demeure encore, et notamment lorsqu’il s’agit d’inceste ou de viol infligé aux hommes.

5Un rapide panorama de la littérature nous a permis de constater que cette notion n’était presque pas abordée.

6Or, ce type d’abus, plus fréquent qu’on ne le pense, n’engendre pas, à mon sens, les mêmes effets selon le sexe biologique de la victime, et notamment lorsque ces abus sont vécus dans l’enfance, moment de la structuration du sujet.

7L’inceste fait partie des abus sexuels, mais il détient un statut particulier parmi eux en ce sens qu’il est commis par un membre de la famille, en son sein, lieu de « protection de l’enfant », ce qui le rend d’autant plus irreprésentable pour le sujet et pour la société.

8La particularité des abus sexuels sur les garçons réside, entre autres, dans le fait que s’ajoute la notion de passage à l’acte homosexuel. De même que dans l’inceste père-fille, c’est un fantasme œdipien positif qui est mis en actes ; dans le passage à l’acte père-fils, c’est un fantasme œdipien inversé qui se trouve réalisé et, par là même, empêche le sujet de s’inscrire non seulement dans la différence des générations, mais aussi dans celle des sexes, le petit garçon étant alors mis fantasmatiquement à la place d’une femme.

9Si l’on part du postulat que ce sont l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre qui fondent le lien social, nous pouvons nous demander comment ces sujets vont s’inscrire dans celui-ci, et selon quelles modalités.

10Ce type d’abus laisse l’enfant physiquement et moralement sans défense, sa personnalité étant encore trop faible pour pouvoir protester, mais le confronte aussi, pour la première fois, au désir sexuel de l’adulte à l’égard de son corps d’enfant. Il se trouve également face à un choix qui va l’aliéner dans ce qu’il implique du renoncement à être.

11L’irruption du réel par l’intermédiaire de cet événement traumatique vient rompre la barrière psychique par-excitative, elle déborde le principe de plaisir et vient détruire le sens que l’on donnait aux événements, car il s’agit d’un événement auquel le sujet ne peut attribuer de sens. Le réel se trouve négativé par l’imaginaire sous forme d’images, mais ne peut être symbolisé ; aucune élaboration de cet événement n’est possible. L’enfant se trouve enfermé dans une position de passivité radicale, d’impuissance, où son identité est niée. L’enfant abusé est confronté au vide de l’explication, à l’absence de sens, « il n’est plus qu’un objet-chose », ce qui constitue une « véritable expérience de non-existence » (Damiani, 1999).

12De ce choix aliénant où le sujet choisit de perdre, de rejeter le sentiment d’exister plutôt que la vie, va découler la mise en place de stratégies de défenses spécifiques.

13S. Ferenczi (1983) fait une remarque très intéressante dans son texte sur « le développement des différentes pulsions à la lumière de la psychanalyse ». Il y développe l’idée selon laquelle « les stades de développements (oral, anal, phallique) constituent des points de fixation, soit innés, soit déterminés par des causes extérieures […], qui favorisent la régression à ces points ». C’est ce qui pourrait expliquer qu’un même trauma engendre des conséquences psychopathologiques différentes. « Le choix de la névrose dépend donc essentiellement des points de fixation qui fonctionnent dans le psychisme de l’individu accidenté. »

14Cette réflexion est intéressante en ce qu’elle permet de mettre en évidence que, pour « un même trauma », les effets peuvent être différents. Ce qui nous permet, dans le même temps, de nous interroger sur le fait que, pour un « même trauma », on retrouve des effets similaires, ce qui nous enjoint à poser l’hypothèse d’un même point de fixation.

15Comme nous le dit S. Freud, le psychisme est construit comme un cristal qui se brise selon des lignes déterminées à l’avance (Freud, 1984).

16G. Delahaye émet l’hypothèse que « dans la mesure où un embryon de fantasme est véritablement constitué au moment des événements pour ce sujet, [cela] constitue déjà un premier filtre pour parer à cette mauvaise rencontre » (Delahaye, 2004). On peut donc, à travers cette hypothèse, imaginer que, si au moment du trauma un embryon de fantasme œdipien existait pour ces sujets, les effets ravageurs du trauma seraient amortis, ce qui permettrait le maintien d’une possibilité de remaniement du complexe au moment de l’adolescence.

17L’enfant se trouve ici dans une relation « d’emprise » face à l’adulte, il est lié à lui dans un mélange de haine et de tendresse. Cette emprise engendrerait une confusion des rôles où la petite fille se trouverait à la place de sa mère.

18Pour le petit garçon, cela semble différent au moins sur un point, car il est mis ici en place de femme, c’est-à-dire identifié par l’agresseur dans un sexe biologique qui n’est pas le sien. La question qui se pose ici est de savoir comment il va gérer l’angoisse de castration, la question de la Loi. Je tenterai de répondre à ce questionnement à travers l’histoire de Louis.

Ma rencontre avec Louis

19Louis est un jeune adolescent. Au moment de notre rencontre, il a déjà derrière lui un long parcours institutionnel. Placé par sa mère à l’âge de douze ans à la suite de faits de violence verbale à son égard et de dégradations de biens publics, il arrive en foyer pour des faits de délinquance dans l’institution où il était placé. De prime abord, c’est un adolescent poli, qui présente bien et au contact facile. Physiquement, il est grand, a la silhouette fine. Les seuls détails dénotant dans cet ensemble sont une hygiène décrite comme « douteuse » par les éducateurs, ainsi que le discours institutionnel transmis par les établissements où il avait été placé.

Grossesse de la mère et première enfance

20Louis est l’aîné de quatre demi-sœurs. Madame L. nous dit être tombée enceinte de « son ami d’enfance » à la sortie de l’adolescence et décrit sa grossesse comme difficile. Elle décrit le père de Louis comme un alcoolique, toxicomane, violent à son encontre, ce qui la conduira à le quitter dès son troisième mois de grossesse. Elle se réfugiera alors chez ses parents.

21Elle accouchera par césarienne et Louis sera donc séparé de sa mère dès les premières heures qui suivirent sa naissance. Rapidement, il manifestera des problèmes de santé qui le conduiront sur la table d’opération à l’âge de six mois. Selon sa mère, c’est un enfant précoce. Dans sa prime enfance apparaîtront des troubles asthmatiques qui perdurent depuis.

22Sa mère nous parle d’une relation « fusionnelle ». Elle ne travaillera pas pour l’élever, et dit qu’elle ne voulait pas « le partager avec un homme », qu’« il était à [elle] ».

23Ces paroles renvoient à une chosification de cet enfant, posé là dans le discours de la mère comme l’objet comblant (phallus maternel), posant déjà les bases d’une relation incestuelle. Louis n’est pas ici considéré comme une personne en devenir, mais comme un objet de jouissance soumis à l’emprise maternelle.

24Elle nous dit aussi « qu’il était un enfant-roi, du fait du décès de son petit cousin quelques mois après sa naissance ». Il fut donc investi très fortement par toute la famille.

25Louis n’as pas été reconnu par son père biologique, qu’il n’a jamais vu. Ainsi se dessine une double absence de reconnaissance, d’une part dans le regard de sa mère, en raison de leur séparation précoce liée au contexte de l’accouchement, mais aussi l’absence de reconnaissance légale liée au nom du père.

26Peu de temps après la naissance de Louis, sa mère décide de se remettre en couple avec un homme, rencontré par le biais d’une agence matrimoniale. De cette union naîtra, très rapidement (neuf mois après), une petite fille. Louis sera reconnu par cet homme à l’âge de cinq ans et le considérera comme son père.

27Madame L. quittera cet homme un an avant la révélation des faits qui nous intéressent.

Les circonstances qui entourent le trauma et la révélation

28Les faits d’attouchements sexuels, commis sur Louis par son beau-père, se seraient produits lorsqu’il avait cinq ans et auraient duré jusqu’à ses huit ans. On peut dès lors se demander dans quelle mesure, lors de la reconnaissance de Louis par son premier beau-père, celui-ci ne s’est pas « approprié » l’enfant ? De même, ces attouchements ayant eu lieu en pleine période œdipienne, la question de savoir comment le complexe d’Œdipe s’est déroulé et comment il va se rejouer à l’adolescence se pose. A-t-il pu être structurant ? Le moment de la structuration œdipienne, comme le rappelle C. Miollan (1998), permet la construction d’une identité sexuée et l’inscription de celle-ci dans un réseau généalogique. L’interdit de l’inceste garantit la place dans cette généalogie et confirme l’identité.

29Dans les années qui ont précédé la révélation des faits, Louis aurait tenté de les exprimer par d’autres moyens que la parole, par le dessin, par exemple.

30En effet, vers l’âge de cinq ans, il dessinait systématiquement en noir. À la période où il exécute ses dessins noirs, la maîtresse d’école suggère à sa mère de lui supprimer les crayons de couleur sombre. Ce qui conduira ce jeune enfant, à rechercher un autre moyen pour exprimer ce qui lui arrivait.

31C’est alors qu’il manifestera sa détresse par des passages à l’acte plus violents, se mettant lui-même en danger. Mais cela n’a visiblement pas suffi à alerter son entourage.

32La révélation des faits eut lieu lors d’un repas de famille. De manière impérative et urgente, il demande à parler à sa grand-mère en aparté. À la suite de cette révélation, la mère de Louis mit de manière expresse la machine judiciaire en route, sans douter une seconde des dires de son fils. Ce point est à interroger, car elle dit ne s’être rendue compte de rien, alors que les événements précédant la révélation auraient pu induire un soupçon. Elle décrit elle-même cet homme comme un pervers sexuel qui attendait qu’elle s’endormît pour avoir des relations sexuelles avec elle, qui fréquentait des prostituées et qui était violent. Elle justifie ses années passées avec lui par une promesse faite au frère de celui-ci de rester avec lui tant qu’il serait en vie. Elle nous avoue également avoir eu des soupçons d’abus sexuel de cet homme sur la fille qu’ils ont eue ensemble.

33On peut se demander dans quelle mesure les révélations faites par Louis à sa grand-mère n’ont pas contraint cette mère à regarder en face ce qu’elle savait déjà et qu’elle avait choisi de ne pas voir. Pour ne pas trop en savoir ?

34Parmi les effets liés à ce traumatisme, nous notons un retard d’un an de sa croissance pubertaire et des caractéristiques secondaires qui marquent l’appartenance à un sexe par des signes extérieurs. Comme si ce retard de croissance venait poser la question : « Suis-je homme ou femme ? » On relève aussi des passages à l’acte violents sur lui-même, des actes d’automutilation avec un rasoir, des brûlures de cigarette sur lui et sur les autres. Cette première révélation fut classée sans suite, Louis étant jugé trop fragile et les preuves insuffisantes.

35À la suite de cette procédure, Louis manifesta une augmentation de ses comportements auto et héteragressifs, conduisant sa mère à demander son placement. C’est à la suite de ce placement que l’affaire sera relancée par une éducatrice à qui Louis avait confié les faits. Peu de temps avant le procès, Louis manifesta une angoisse massive, qui, selon nous, l’a conduit à de nouveaux actes de délinquance dans et hors l’institution.

De la révélation à aujourd’hui

36L’agresseur de Louis se trouve actuellement en prison, mais le procès civil, visant à fixer le montant du préjudice subi, approche, ce qui angoisse Louis et le rend agressif.

37Selon lui, on ne le croit pas, tout comme on ne l’a pas cru au moment de la révélation des abus (en référence au classement sans suite lors de la première plainte).

38Concernant les abus, nous savons également que, lorsqu’ils se produisaient, ils étaient accompagnés d’un discours visant à le culpabiliser. Son beau-père lui disant que « c’était [sa] punition, parce [qu’il n’était] pas sage, [qu’il était] un moins que rien ».

39Pour les besoins du procès, il a de nouveau rencontré un expert qui a conclu qu’il ne pouvait pas chiffrer le préjudice, car Louis n’avait pas suffisamment parlé des conséquences du traumatisme. Ce rapport provoqua en lui une vive réaction : « La prochaine fois, j’irai voir l’expert les bras tailladés. » Il évoque également la possibilité de « crever [son] agresseur » lorsqu’il sortira de prison si son préjudice n’est pas reconnu.

40La haine manifestée à l’encontre de cet homme peut être perçue comme salvatrice dans le sens où elle constitue une forme de mise à distance, celle-ci étant la condition « nécessaire à la constitution du désir et du fantasme [et pour] que la dynamique identitaire de l’enfant redémarre » (Miollan, 1998). Ce discours pose la question de la reconnaissance de ce que Louis a subi, car, malgré le fait que son agresseur soit en prison et ait donc été reconnu coupable par la justice, Louis se comporte et revendique une justice qui laisse supposer qu’il ne se sent pas reconnu dans son statut de victime.

41La mère de Louis semble jouer un rôle d’envergure dans cette « quête », le poussant à exposer les faits et leurs conséquences, ce qui le fait visiblement souffrir. Il lui dira dans une conversation à laquelle nous assistons : « Je fais ça pour toi, maman. » Louis manifeste le désir d’être « comme sa mère », ce qui peut être aussi interrogé du côté de la problématique identificatoire, dans le sens où son agresseur l’avait justement mis à cette place.

42Il tient également un discours à travers lequel il exprime que ses actes délinquants l’empêcheraient de réussir dans la vie ; il rattache ainsi tous les échecs de sa vie au traumatisme sexuel, s’inscrivant ainsi dans le discours de sa mère.

43Louis dort très peu et refuse de dormir la nuit, moment des agressions. Il manifeste des conduites hyperactives : il repeint son bureau, bricole dans sa chambre. Comme l’écrit Ferenczi (2006), « […] quand on dort, on compte sur la sécurité de la maison et de l’environnement, sinon, on ne peut même pas s’endormir […] l’effet de terreur est considérablement augmenté dans cet état [de sommeil] réduit en quelque sorte au niveau d’un animal craintif ».

44À l’approche du procès civil, il manifeste de plus en plus d’angoisses, ce qu’il met en actes par le biais de conduites héteragressives et autoagressives. Il verbalise également des désirs de mort à l’équipe éducative qui se trouve elle aussi en grande difficulté face à ces conduites.

45On voit ici le réel du trauma encore à l’œuvre sous les traits de la pulsion de mort. Mais où aussi la mise en danger de soi est plus supportable que la mort assénée par l’autre, « car là je sais où je vais, je sais ce qui va m’arriver » ses actes pourraient être compris en quelque sorte comme des actes posés envers un autre d’un « c’est moi qui décide » à travers lequel Louis tente de reprendre possession de son corps.

46À plusieurs reprises, Louis nous a rapporté que sa petite amie était enceinte, ce qui, après vérification, se trouvait être faux. Cela nous renseigne néanmoins sur son désir de se voir père et d’affirmer, par ce biais, une identité masculine.

47En ce qui concerne les actes délictuels, ils peuvent aussi être perçus comme un moyen, pour lui, de s’inscrire dans le lien social et de se créer une identité, celle de délinquant.

48Son histoire institutionnelle laisse supposer que Louis, après une période d’observation, cherche la confrontation avec l’adulte, cherche la faille de l’autre pour s’y « engouffrer » et mettre ainsi au jour sa défaillance tant dans sa représentation de l’autorité, que dans sa mission de protection. Il prouve ainsi que l’adulte est défaillant et qu’il a raison de ne pas lui faire confiance.

49Depuis plusieurs années, sa mère vit avec un homme qu’elle a épousé et que Louis semble, après des débuts houleux, investir positivement. Une identification masculine positive semble ici possible. Peut-on faire l’hypothèse que Louis puisse trouver dans cette identification un moyen de répondre à la question du masculin ?

50De même, ces actes de délinquance lui permettent, paradoxalement, de rejouer le rapport à la Loi défaillante lors du complexe œdipien, la justice venant jouer le rôle de tiers interdicteur.

51Les crises « d’angoisse » et les passages à l’acte semblent liés de manière cyclique aux procès, ceux-ci induisant une forme de mise sous tension que Louis ne parviendrait à évacuer que par l’agir. Ces passages à l’acte ne sont pas anodins et visent des figures symboliques, tels sa mère, le mari de celle-ci, une grand-mère dans la rue – autant de représentants des adultes qui n’ont pas su le protéger – ou encore un agent de police, représentant de la loi.

52Le rôle de sa mère est ici prépondérant, c’est une femme « phallique » qui a instauré une relation impossible, dans laquelle trouver la bonne distance est difficile. Elle véhicule un discours paradoxal sur son fils, le mettant tantôt en position de victime, tantôt en position de vilain petit canard qu’elle rejette.

En conclusion…

53On peut noter, chez les auteurs qui se sont intéressés au trauma, une idée commune, qu’il s’agisse de clivage du moi chez S. Ferenczi ou de la dissociation de la conscience chez P. Janet, à savoir cette idée que quelque chose se trouve divisé au moment du trauma. Il y a là la mise en évidence que le sujet est contraint de se séparer de quelque chose pour continuer à vivre. M.-J. Sauret (2002) souligne d’ailleurs que, dans l’instant, dans l’événement traumatique, « il existe un réel plus fort que son fantasme. C’est son rapport au monde dans son ensemble qui est ébranlé ». L’événement traumatique vient rappeler qu’il y a un au-delà du fantasme qui touche à la dimension du réel du sujet, la particularité de l’inceste pourrait tenir au fait qu’il ne vient pas toucher à n’importe quel fantasme, il vient ébranler, voire faire éclater, le fantasme œdipien.

54L’effraction psychique que constitue l’abus sexuel par un parent entraîne une confusion tant au niveau de la place du sujet, que dans le registre du langage comme nous l’explique S. Ferenczi dans son article sur « la confusion des langues » (1983) dans lequel il évoque le fait que l’enfant parle celui de la tendresse et l’adulte celui de la passion.

55Cette rencontre faite de la sexualité agit dans un contexte de violence où on a laissé un faux choix au sujet, choix aliénant dans l’intimation : « Si tu parles, je te tue », qui implique pour le sujet la dépossession d’une partie de lui-même. Il revient en quelque sorte à celui que nous rappelle J. Lacan dans sa leçon du 11 janvier 1967, sur le choix de l’esclave entre « la liberté ou la mort » et où il pose la question : « Qui, dans cette intimation, ne refuserait en effet cet Autre par excellence qu’est la mort ? » (Lacan, 1967.)

56Ici, la question peut être posée en ces termes : la parole ou la mort ? Si le sujet choisit de parler, il perd les deux, s’il choisit de vivre, il perd la liberté de dire, le refus de la mort engendrant cette perte nécessaire, la vie se trouvant amputée de la parole.

57Le choix porte donc sur ce que le sujet accepte de perdre, mais où, finalement, « quel que soit le choix qui s’opère, il a pour conséquence [….] un ni l’un ni l’autre » (Lacan, 1973), et « il se produit justement parce que la mort entre en jeu, quelque chose d’une structure un petit peu différente » (Lacan, op. cit.) qui vient rejouer quelque chose du désir parental : « Le premier objet qu’il propose à ce désir parental dont l’objet est inconnu, qu’est-ce qu’il veut ? C’est ceci, sa propre perte, peut-il me perdre ? » (Ibid.) Or, dans un contexte déjà carençant, le sujet se trouve perpétuellement face à cette question de la perte.

58La confrontation au réel de la mort, au trauma, vient réactualiser cette question du « peut-il me perdre ? » dans la mère (les parents) qui n’a (ont) pas vu, « Comment a-t-elle (ils) pu le laisser me faire ça ? », parce qu’elle (ils) veut (veulent) me perdre. Posant les bases d’une haine plus tenace à l’égard de ceux qui n’ont pas vu plutôt qu’à celle de l’agresseur.

59Ce double trauma qui confronte au réel dans ce qu’il a d’innommable, à la mort, à la non-existence, peut-il conduire finalement à un rejet de ce sentiment d’existence, de ce « je » à peine advenu ? Le trauma sexuel viendrait-il rejeter (Verwerfung) cette question de l’être.

60S. Rabinovitch (2000) nous rappelle « qu’un signifiant quelconque, c’est-à-dire autre que celui du Nom du père, peut être frappé de forclusion sans pour autant entraîner de remaniement de la structure du sujet ».

61Dès lors, tout tendra chez ce sujet à suppléer ce trou créé par le rejet d’un signifiant. Ce « je », forclos en tant que représentant d’une place, du sujet de l’énonciation étant rejeté du symbolique, doit trouver un nouveau support.

62L’identité doit trouver un nouveau support que celui du « je » de l’image spéculaire, le trou créé par le rejet du signifiant aura besoin d’être suppléé pour que la structure du sujet tienne. Dans le cas qui nous occupe, à savoir l’inceste, ce qui se trouverait en suspens serait lié au jugement d’existence. Ce dont il s’agit pour ces sujets, c’est de suppléer une difficulté au niveau de l’être, l’absence de place. Il s’agit de se faire une identité, l’autre devenant ainsi ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Ce questionnement du sens dans le cas de l’inceste pourrait trouver une réponse dans la construction d’une identité, d’un faux-self où la réponse serait, « je suis comme… ». L’identification à un autre venant ici suppléer le moi, en lui permettant d’endosser une identité.

63On peut tenter de faire l’hypothèse que, à la suite de ce choix aliénant, qui provoque quelque chose qui n’est pas refoulement et qui n’est pas non plus forclusion, le sujet se soutiendra dans l’identification à un autre, un autre vécu comme le prolongement de soi, dans un faux-self mis en place pour pallier ce qu’il a accepté de perdre au moment du trauma. Un faux-self qui lui permettra de survivre.

64Ce qui se produit à ce moment-là ne peut-il pas être pensé à mi-chemin entre le refoulement et la forclusion. Relevant du rejet dans le sens de la Ververwung freudienne et venant ici parce que ce trauma est particulier, parce que sexuel, se produisant dans une temporalité où la construction psychique est en devenir, où le sentiment d’existence est à s’approprier.

65Le choix aliénant qu’il produit de la « parole ou de la vie » lui laissant un ni l’un ni l’autre où la vie est amputée de la parole, de la capacité de dire du sujet qu’il existe comme tel, propriétaire de son identité et de son corps. L’obligeant à en passer par les actes.

66Le procès identificatoire n’ayant pu s’achever, du fait de cette mauvaise rencontre, il ne reste à la disposition du sujet que la possibilité de s’identifier par le biais d’un nouvel autre aimé ou haï, car « toute tentative d’identification ne peut se faire qu’à partir de ce qu’il imagine (le sujet), vrai ou faux peu importe, du désir de l’Autre » (Lacan, 1962).

67Mais, dans le cas de l’inceste, cette identification au désir de l’autre s’apparente à un désir de destruction, de dévoration. L’enfant est objet d’un désir auquel il ne peut pas donner de nom.

68Le trauma sexuel faisant écho à la défaillance maternelle, les stratégies de survie mises en place par Louis tentent de répondre à travers un faux-self à cette défaillance.

69De même que ce fantasme pose un interdit, la transgression de celui-ci vient donc modifier le rapport au monde et au lien social du sujet.

70Le trauma vient aussi signifier au sujet son incapacité de se sauver lui-même, et le renvoie par la même occasion à l’état de détresse originel où il dépend du bon « vouloir » des personnes en charge de lui.

71Dans le cas de Louis, il est passé d’un état de chosification par sa mère à celui d’objet sexuel de son beau-père, puis, de nouveau, chosifié par l’institution qui se le renvoie comme « une patate chaude », sa parole ne trouvant personne qui veuille la recevoir.

72En ce sens, l’institution reproduit le trauma de Louis, en tentant d’exercer sur lui une pulsion de maîtrise, d’emprise, le transférant d’institution en institution comme un objet que l’on déplace. On peut voir que Louis, loin de se laisser enfermer dans cette position d’objet, tente de s’en démarquer en trouvant les failles desdites institutions. Il tente de montrer à l’autre qu’il n’a pas la maîtrise… Peut-être est-ce le moyen qu’il a trouvé dans la répétition de reprendre une part active à sa vie.

73M.-J. Sauret parle aussi d’une intervention psychologique qui doit « permettre au sujet de traiter l’intraitable qui l’habitait déjà », c’est ce que tente de faire Louis : traiter l’intraitable du trauma qui l’habite. Il s’agit pour nous de l’y aider.

74Pour finir, nous tenons à souligner l’initiative de réunions dites « sur des cas difficiles ». Celles-ci ont entre autres buts, en examinant le parcours d’un jeune, de renforcer l’échange interinstitutionnel pour améliorer le travail en réseau et tenter de faire en sorte que ces enfants pris en charge ne soient plus des paquets ballottés de-ci, de-là.

75Ce type d’initiative, si elle se perpétue, est un espoir à la prise en charge du sujet dans sa globalité.

Bibliographie

Bibliographie

  • Damiani C. (sous la direction de), 1999, Enfants victimes de violences sexuelles : quel devenir ?, Revigny-sur-Ornain, Homme et perspectives.
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  • Ferenczi S., 1983, « Présentation abrégée de la psychanalyse », in Œuvres complètes, Tome iv : 1923-1927, Paris, Payot.
  • Ferenczi S., 1983, « La confusion des langues entre les adultes et les enfants », in Œuvres complètes, Tome iv : 1923-1927, Paris, Payot.
  • Ferenczi S., 2006, Le Traumatisme, Paris, Petite bibliothèque Payot.
  • Freud S., 1984, Nouvelles Conférences de psychanalyse, Paris, Gallimard.
  • Lacan J., 1962, « Angoisse et identification », in « L’identification », Séminaire, Livre ix, inédit.
  • Lacan J., 1967, « Leçon du 11 janvier 1967 », in « La Logique du fantasme », Séminaire, Livre xiv, inédit.
  • Lacan J., 1973, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Séminaire, Livre xi, Paris, Le Seuil.
  • Miollan C., 1998, « Inceste, une écoute post-traumatique », in « Exil et migration dans la langue », Clinique méditerranéenne, 55-56, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
  • Rabinovitch S., 2000, « L’affaire Bejahung-Ausstossung », in La Forclusion : Enfermés dehors, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
  • Sauret M.-J. et al., 2002, « Psy de crise, crise de psy », Psychologues du monde, site web de Psychologues du monde.

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