1L’usage étant de définir le vieillissement en distance à la naissance, l’auteur l’aborde ici en distance imaginée à la mort. Cette appréhension inversée permet d’entendre autre chose dans la parole du sujet souffrant, mais souligne aussi l’intérêt, pour les psychologues et autres intervenants auprès des personnes âgées, d’aborder la problématique du sujet vieillissant douloureusement à travers la dimension de l’« angoisse de mort ».
2La mort relève généralement du domaine du savoir ; c’est une donnée intellectualisée, culturellement occultée, mais aussi une pensée culpabilisante : « Je sais que je vais mourir… quoique… » Le mot est de l’ordre de l’imprononçable, comme marqué d’un irrémédiable ensorcellement. Il est un sujet dont on ne parle pas, dont il faut taire le nom !
3Lorsque la personne réalise qu’elle va mourir un jour, ses réactions peuvent être multiples, allant de la tristesse d’avoir à mourir (sans aucune angoisse) à la prostration catatonique généralisée, engendrée par la seule angoisse de mort. Nous avons travaillé avec ceux qui vivaient douloureusement cette réalité.
4La transition, parfois brutale, d’un savoir à un ressenti peut produire une sorte de traumatisme. L’angoisse peut submerger le sujet, déclencher la confusion, le délire.
5L’angoisse de mort est pour nous un pont passionnant vers l’analyse des phénomènes psychologiques liés au « vieillissement ».
6L’angoisse de mort résiste. Sensibilisé sur ce thème par les travaux du Dr Jean Maisondieu, il nous a fallu du temps pour le questionner autrement. Les quelques réflexions qui suivent soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses, et ne sont que quelques voies ouvertes d’une clinique déambulante.
La problématique mnésique
7Nos interventions en institution pour personnes âgées nous ont d’abord incités à travailler sur la mémoire, et notamment sur son inégale et irrégulière disparition. Nous avons utilisé deux approches qui nous semblaient complémentaires : l’une partant de la pédagogie, l’autre de la neurologie.
8Certains pédagogues (A. de la Garanderie ou J. Terrieux, R. Pierre et N. Babin) ont développé une appréhension originale des mécanismes mnésiques et fort adaptée à la problématique des personnes âgées. Pour eux, l’un des mécanismes de tri de la mémoire est de sélectionner ce qui est imaginé comme pouvant servir à l’avenir. Pour mémoriser, il ne suffit pas d’être en contact régulier avec une information. Il est essentiel d’avoir un projet de réutilisation, un projet d’avenir. Très souvent, la difficulté n’est pas de mémoriser une information, mais de la récupérer lorsque l’on en a besoin. Pour faire simple, nous pouvons énoncer que moins il y a d’avenir, moins il y a de mémoire. Nul ne sera donc surpris d’assister à des « trous » de mémoire chez certaines personnes angoissées à la perspective de leur avenir.
9Dans ce cadre, la mise en relation des troubles mnésiques avec l’angoisse de mort est riche d’enseignements.
10L’animatrice attitrée de la maison de retraite (ehpad) verra d’ailleurs son activité renforcée par cet impératif : « Ne cherchez pas à renforcer leur mémoire, donnez-leur de l’avenir ! » L’avenir est une source de la mémoire, une idée simple et pertinente.
11Si j’oublie à quel endroit j’ai mis ma voiture sur le parking en allant faire mes courses, c’est qu’en descendant de mon automobile, je ne me suis pas projeté dans le moment où j’aurais besoin de la retrouver ; pourtant, les points de repère ne manquent pas.
12Si je n’ai plus d’avenir, je ne peux me projeter au repas du soir, j’oublie donc que je viens de manger. De même, si je n’ai plus d’avenir, je ne sais par où je partirai, donc ni par où je suis venu, je ne sais où je me trouve, ni qui vous êtes, etc.
13Ces travaux nous ont permis d’aborder la désorientation sous l’angle de l’angoisse de mort. Cela a été renforcé par l’étude des travaux d’un chercheur dans un tout autre domaine : le cerveau, la neurologie. Les travaux du professeur A. R. Damasio ont montré le lien entre les émotions et la mémoire. Pour ce qui nous concerne, la peur empêcherait donc encore plus la mémorisation. Le professeur A. R. Damasio développe une approche du fonctionnement du cerveau qui a révolutionné moult paradigmes. En effet, il a démontré l’importance du système limbique, c’est-à-dire des émotions. Pour lui, nous décodons le monde d’abord au niveau émotionnel, ensuite seulement au niveau intellectuel (néocortex). Les questions posées par cette approche sont loin d’avoir été toutes exploitées. Pour ne citer qu’une piste, nous pouvons nous pencher sur les travaux de Lacan, et notamment ceux qui avaient comme prima l’émotion et l’affect.
14Il s’agit de considérer les choses exactement à l’inverse de nos habitudes. L’émotion serait la base de la pensée, en amont. Dans de nombreux cas, nos pensées seraient la mise en forme de nos émotions. Si l’émotion est trop forte, il n’y a plus de pensée. Les parents disant un « Raisonne-toi ! » autoritaire à leur enfant souffrant proféreraient un non-sens. Plus je souffre, moins je peux raisonner ! Telle semble être la vision de A. R. Damasio. Jugeant ces travaux très pertinents, nous avons appliqué cette vision aux personnes âgées, en les abordant sur le mode des ressentis, des affects et des émotions, et donc pas seulement sur un mode intellectuel de raisonnement sur leur situation. En pratique, pour présenter les choses de façon très simplifiée, lors d’entretiens, cela revient à souligner les « Comment ? » par rapport aux « Pourquoi ? ».
15En ce qui concerne la mémoire, l’idée de la mort, qui provoque une émotion extrêmement forte, inhiberait toute possibilité d’intellectualisation, donc d’accès à un souvenir.
16Songeons aux personnes « choquées » : tant qu’elles sont sous le coup de l’émotion, elles ne peuvent raconter ce qui leur est arrivé. Ces personnes se racontent ensuite comme dissociées d’elles-mêmes, comme des spectateurs paralysés par un immense désarroi.
17Dans le même sens, nos travaux sur l’agressivité ont insisté sur l’absence de réflexion immédiate de la part de l’agressif : une émotion survient qui le submerge et « déclenche » son comportement ; certains disent d’ailleurs : « C’était comme si on avait appuyé sur un bouton. » Ces travaux vont dans le sens du prima de l’émotion décrit par A. R. Damasio, à savoir que l’émotion empêcherait la raison.
18Nous pouvons ainsi rapprocher l’absence de vision d’avenir et la bouffée émotionnelle paralysante. La personne désorientée ou au comportement déroutant serait sous le coup d’une émotion insistante.
En collaboration avec A. Gloanec (Rennes), nous avons lancé plusieurs prises en charge de personnes âgées présentant des comportements déroutants, de la désorientation, des démences ou atteintes de la maladie d’Alzheimer, en envisageant la mort comme perspective unique. Il a fallu développer des approches particulières et vérifier les implications de nos interventions sur le long terme. L’une des difficultés de ces travaux est que certains patients sont décédés au cours de leur prise en charge. Mais les évolutions, souvent inattendues, de ces personnes nous ont motivés à poursuivre dans cette voie et ont renforcé notre conviction qu’aborder la personne âgée par le biais de l’angoisse de mort était une ouverture riche de promesses. Nous pensons en être aux prémices, mais cette approche, notamment pour ce qui concerne l’angoisse de mort, peut aider beaucoup de praticiens et d’intervenants.
L’angoisse de mort
19La particularité de cette démarche est de considérer que la polarisation sur la dégénérescence neuronale est intéressante, primordiale, mais insuffisante. C’est une chose que de décrire ce qui se passe au niveau amyloïdique, c’en est une autre de rencontrer la personne qui vit cette évolution. Nous nous sommes résolument positionnés du côté psychologique, sans jamais nier pour autant l’importance des dégâts neuronaux. Nous considérons seulement qu’ils n’expliquent pas tout et que les psychologues ont encore beaucoup à dire et à apporter dans ce domaine.
20Dans nombre d’institutions, nos travaux sur l’angoisse de mort ont ainsi montré leur utilité en éveillant un autre regard du personnel sur la personne âgée.
21Bien sûr, ce n’est pas si simple. L’angoisse de mort est massive, invasive, envahissante, elle détruit tout sans laisser de répit au sujet. Il souffre et, peu à peu, l’angoisse devient diffuse, le sujet âgé ne vivant et ne voyant qu’à travers elle.
22Nous ne parlons pas de « pulsion de mort », au sens freudien du terme, nous ne réemployons point la dénomination de « Thanatos ou angoisse de mort » fort habilement proposée par le Dr J. Maisondieu, c’est ici un recentrage autour de l’« angoisse de mort » que nous proposons.
23À la question de savoir pourquoi avoir peur de la mort, la réponse fréquemment entendue est la « peur de l’inconnu ».
24Nous vivons dans l’inconnu en permanence, nos apparentes certitudes ne sont que des probabilités élevées, il n’est pas de certitude (sauf la mort). Pourtant, la peur de l’inconnu ne domine pas le quotidien. Certains nous ont affirmé que certains inconnus font peur, d’autres pas ! Tout dépend donc de quoi cet inconnu est fait… L’imaginaire s’annonce ici. Dans le cas de la mort, la peur est celle de ce que le sujet imagine… il n’y a pas de peur de l’inconnu, mais une peur de l’imaginaire créée pour combler le néant de l’inconnu. La peur de la mort est nourrie d’imaginaire. Imaginaire de quoi ? Nous nous sommes engouffrés dans la brèche. Pour mieux comprendre l’angoisse de mort, nous en proposerons trois axes de lecture.
La peur de l’agonie
25A. R. Damasio a développé l’idée d’homéostasie comme principe générique dans de nombreux comportements. Il va de soi que l’idée de sa propre mort est une menace pour l’homéostasie du sujet, d’où l’apparition d’un signal d’alarme (la peur) qui vise à déclencher chez le sujet des actions d’évitement ou de protection.
26En nous inscrivant dans le champ du sujet biologique, développé par le professeur P. Karli lors de la conférence « Le cerveau des affects et des émotions », en 2000 (Utls), nous avons cherché à savoir comment l’imaginaire formalisait cette peur. Il s’agissait de trouver comment un sentiment de peur, résultat de l’homéostasie nécessaire, allait trouver à se concrétiser dans nos représentations culturelles. La réponse est venue de nos entretiens avec des personnes terrorisées à l’idée de mourir, mais aussi de nos lectures des travaux de M. de Hennezel, à savoir que cette peur est celle de l’agonie telle que la fantasme le sujet âgé.
27Intrication des trois plans présentés par P. Karli – identité biologique, identité psychosociale, identité personnelle –, l’angoisse de mort en ce qu’elle est peur de l’agonie à venir s’est logiquement nourrie du contexte psychosocial morbide qui nous entoure.
28Quiconque accompagne des mourants racontera combien certaines agonies peuvent parfois être sereines. Et pourtant, de celles-là personne ne parle, notre culture ne véhiculant que la peur et la panique, nourrissant l’imaginaire d’horreur et d’appréhension de ce moment à venir. Tel qu’il est socialement transmis, avoir peur de ce rendez-vous paraît une évidence qu’il semble intéressant de questionner.
29Dans le cadre de la pratique, le recentrage sur l’agonie est une voie royale, tant pour les personnes âgées que pour les équipes lors d’interventions en institution.
30Nous avons constaté les frustrations provoquées par une agonie mal accompagnée en institution. Là aussi, la parole ripe ; parler de l’agonie des résidents se révèle souvent être une plaie ouverte lors de l’animation de groupes de parole pour soignants.
Première étape de compréhension, donc, l’angoisse de mort est constituée de la peur de l’agonie (angoisse d’anticipation d’un imaginaire terrifiant).
La culpabilité
31Deuxième étape : les « Oui, mais… » de l’angoisse vis-à-vis des proches, de la culpabilité de ne plus être là, d’abandonner ceux que l’on aime, culpabilité parfois renforcée par des « Ne nous laisse pas ! ». La personne réalise son absence à venir dans les yeux des autres et cela la terrifie.
32Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple de cette mère de quatre-vingts ans qui se sentait coupable de mourir vis-à-vis de son fils. Mère hypercouvante, elle ne supportait pas l’idée que son fils resterait seul avec son épouse après sa mort, estimant qu’il n’y aurait plus personne pour le protéger de « cette vipère, cette femelle qui [avait] séduit [son] fils adoré ». Sa mort était donc l’occasion d’un tracas permanent, insoluble et destructeur. Son discours y revenait sans cesse, comme si l’irruption de sa mort dans la relation (supposée) fusionnelle n’avait jamais été envisagée. Cette mère, vivant pour son fils, mourrait contre lui. Ironie cruelle qu’elle ne pouvait supporter.
33La position de neutralité bienveillante qui caractérise souvent la position du psychologue trouvait là une de ses limites. Nous travaillons et agissons sans hâte, nous avons le temps et nous nous confrontons à des processus longs à modifier. Cela est parfois une gageure face à des personnes âgées qui meurent au cours de ce travail. Dans la pratique avec les personnes âgées, la culpabilité vis-à-vis des proches n’est pas dominante, nous l’avons beaucoup plus côtoyée dans des services d’oncologie, de cardiologie, de gastrologie ou encore de pneumologie, par exemple. Disons globalement qu’elle est plus forte chez les sujets jeunes que chez les personnes âgées qui, bien souvent, sont plus une charge pour leur entourage qu’une ressource.
Le bilan
34Enfin, le travail avec des personnes dites « Alzheimer » nous a ouvert un troisième axe de définition de l’angoisse de mort : le bilan.
35M. de Hennezel l’a fort bien dit, la mort est un miroir, ce que l’on voit dans ce miroir, c’est sa vie. La personne qui réalise qu’elle va mourir réalise qu’elle a vécu. Mais a-telle vécu une vie ou sa vie ?
36Nos recherches nous ont amenés à élaborer des modes relationnels avec des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer permettant d’établir avec elles une forme d’échange ouvrant sur une investigation psychologique passionnante.
37Lorsque nous avons eu des échanges construits avec ces personnes, elles nous ont montré l’importance, à leurs yeux, de l’« échec » de leur vie. Mais qu’entendent-elles réellement derrière ce terme ?
38En début d’article, nous soulignions combien le fait de réaliser qu’elles allaient mourir perturbait certaines personnes. L’immense majorité des gens vivent comme s’ils ne pouvaient (ou n’allaient) pas mourir. Ils élaborent donc leurs priorités et leurs principes, leur morale, sans intégrer l’omniprésence de la mort, et, dans ce cas, gèrent leur vie souvent avec force.
39Mais, l’angoisse de mort pose la question du sens des actions passées, de la morale par rapport à l’éthique, de la hiérarchie des valeurs, du sens donné à sa vie. La mise en perspective de la mort conduit à la remise en question de sujets semblant immuables, la mort bouleversant l’affectif et questionnant la façon dont on l’a manifesté.
« Alliez-vous leur porter des roses,Du temps qu’ils étaient encore là,Alliez-vous leur porter des roses,Ils auraient préféré, je crois,Que vous sachiez dire je t’aime,Que vous leur disiez plus souvent,Ils auraient voulu qu’on les aime,Du temps, du temps de leur vivant. »
41C’est en ce sens qu’elles entendent le terme « échec ». Si elles avaient réalisé qu’elles allaient réellement mourir, elles auraient mené leur vie autrement.
42Terrible déception d’une vie à côté de laquelle le sujet est passé. Il n’est pas de retour possible, nous sommes dans l’inéluctabilité de la mort. Le bilan est sans appel et parfois d’une violence inouïe. Coincée entre un passé « raté » et un avenir terrifiant, la personne n’a aucune échappatoire et développe alors une angoisse profonde et ravageuse.
Pour conclure
43Loin de considérer cette approche de l’angoisse de mort comme exhaustive, cette grille de lecture nous permet néanmoins d’éclairer notre pratique quotidienne auprès des personnes âgées, mais aussi auprès de personnes qui, en d’autres lieux ou à d’autres âges, se trouvent confrontées à cette angoisse de mort.
44Dans notre pratique institutionnelle, nous sommes souvent choqués par la difficulté des équipes à aborder la mort avec les résidents, comme s’il s’agissait d’un tabou interdisant tout échange sur le thème. Pourtant, le dialogue est d’une richesse rare, et beaucoup reste à faire en ce domaine.
45Cette approche originale de l’angoisse de mort, dans laquelle la parole et la souffrance des personnes âgées peuvent être entendues plus pleinement et où le psychologue peut mieux accompagner et analyser ce qui se passe dans cette relation, peut ouvrir de nouvelles perspectives dans la pratique du psychologue avec ces sujets âgés.