Notes
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[1]
Association d’accueil et d’hébergement pour femmes avec enfants victimes de violence, Villeurbanne.
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[2]
Enveff 2000 (enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France) portant sur 6 970 femmes de vingt à cinquante-neuf ans ; rapport Henrion 2001 sur la santé des femmes victimes.
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[3]
Héritier F., 2002, Masculin-féminin ii. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob.
-
[4]
Daligand L., Gonin D., 1993, « Viol comme violence », in Violence et victimes, Lyon, Méditions, 2000.
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[5]
« Le désir et son interprétation », séminaire 1958-1959 (non publié) de J. Lacan.
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[6]
Soit de la même humanité : Ish et Isha en hébreu, Genèse 2.23.
1Qu’est-ce qu’aimer signifie quand une femme est battue ou injuriée quotidiennement par son conjoint ? Cette violence conjugale vient, en effet, signer l’échec du rapport amoureux, là où l’autre n’est plus reconnu dans son altérité, mais en tant qu’objet de la satisfaction de l’ensemble des pulsions. Quelle est son origine ? Quelles en sont les répercussions sur la famille dans son ensemble ?
2La violence conjugale, fléau social longtemps occulté, est aujourd’hui reconnue, et de récentes enquêtes françaises [2] en attestent l’ampleur. Une femme sur dix déclare avoir été victime de violences conjugales au cours de l’année.
3Ces violences peuvent être verbales (insultes), psychologiques (mépris, ignorance de l’autre), financières (privation de toute ressource, etc.), mais aussi physiques avec blessures et sévices sexuels pouvant aller jusqu’au viol et au meurtre, ou même conduire les victimes au suicide ou à l’homicide.
4Le recensement des décès liés aux violences conjugales a confirmé le risque mortel :
- une femme en meurt tous les trois jours en France ;
- un homme en meurt tous les seize jours (dans un cas sur deux, la femme, auteur de l’acte, subissait des violences de sa part) ;
- 31 % des crimes conjugaux sont liés à la séparation.
5Sa fierté, son orgueil, étaient touchés par le fait que je ne l’aimais plus. Je veux que tu fasses… je veux que tu me re-aimes. Si tu le veux, tu le pourrais… Insensé ! Son angoisse, il la déballait sur moi, et des soirées entières il me persécutait en me disant des choses méchantes et injustes. Mes nerfs, qui avaient déjà subi quelques dégâts au cours de toutes ces années (où j’ai toujours voulu cacher nos peines à tout le monde pour ne pas faire de soucis !), se dégradent de plus en plus. Je ne sais comment encore je peux tenir.
6Un mal moral, psychique, devient à certains moments tellement fort que j’en ai la nausée. Comme tout cela est dur…
7Un écœurement de la vie, de tout… Un cauchemar perpétuel… Comment cela vat-il finir ? La peur qu’il mette à exécution ses menaces de mort me hante à chaque minute. Oh ! je n’en peux plus. Pourquoi ne peut-il pas comprendre que je veuille vivre autrement, libre de mes actes, de ma vie. Je ne suis pas une chose qu’on prend, puis qu’on laisse. Je suis une personne indépendante, avec mon caractère, mes réactions, mes désirs, mes peines… »
8Blandine écrit ces mots le 20 avril 1984. Le 9 mai 1985, elle meurt, comme elle l’avait annoncé, abattue par Luc, son mari. Il a été condamné à dix-huit ans de réclusion par la cour d’assises du Rhône.
Violence : échec du rapport amoureux
9Le rapport dit « amoureux », qui n’est pas soumis au désir de l’autre, c’est-à-dire au désir de vie pour l’autre et au désir de vie de l’autre pour soi, est sous l’emprise des pulsions qui visent toujours la possession de l’autre alors réduit à l’état d’objet consommable. L’autre du rapport amoureux n’est plus Autre dans sa radicale altérité, celle qui échappe à toute prise dans l’imaginaire ; il est seulement l’objet de la satisfaction de l’ensemble des pulsions et, plus particulièrement, de la pulsion génitale.
10Mais cet objet, quelles que soient les prises pulsionnelles, ne peut jamais être entièrement consommable (hormis le meurtre, et encore…). Il persiste en quelque sorte un « reste » inassimilé et inassimilable qui est dans l’ordre de la vie ou, mieux, de l’esprit, autrement dit de la parole. C’est ce reste trouble que le violent veut particulièrement réduire au silence. La réduction de ce reste du sujet à la position d’objet se fait par la voie charnelle, là où le verbe s’incarne.
11La réduction à la chair muette se fait par la violence. Elle s’accomplit par la violence verbale, et notamment à travers le discours injurieux, la dérision. Le langage du violent se condense en une série de dépréciations, d’injures, qui limitent l’interlocuteur à une chair représentée en décomposition, à une substance seulement consommable comme déchet.
12La réduction de l’autre peut se faire également par les coups, en meurtrissant la chair et en laissant des traces, qui en marquent la vulgarité périssable. L’incarnation du langage est rendue manifestement inadéquate en ce lieu de pourriture. Communément, cette réduction s’exaspère, car il y reste toujours l’inatteignable qu’est la vie manifeste. Cela conduit progressivement au meurtre réel ou fantasmé : « Ta vie m’appartient. »
13Le viol est une mise en scène de l’appropriation d’une chair privée de toute parole, de tout acte dans l’inhibition, de tout plaisir, de toute sensation, bien souvent. C’est le basculement d’un acte de vie en acte de mort, même si cet acte ne va pas jusqu’au meurtre.
14La violence du rapport dit « amoureux » vise, au fondement, à détruire le corps de la femme médiatrice du désir et de la mise en vie. La femme, dont le corps est lieu de vie, est redoutée par l’homme qui refuse ce qui parle en lui pour Elle. Car la femme est cet autre essentiel du langage, l’Eve qui a fait « assomptionner » l’homme à l’Esprit et lui a permis d’être associé à la transmission du don de vie. La femme, en sa chair et en sa parole, est un lieu de médiation pour l’homme qui trouve ainsi sa place dans le courant de la vie. D’où l’abondance totalitaire de la violence du refus.
Origine de la violence au masculin
15Certains auteurs mettent en avant les raisons hormonales, biologiques ou même physiques. D’autres, des raisons sociales (milieu social défavorisé, précarité, chômage) ou encore l’alcoolisme, etc. En fait, la violence traverse toutes les classes sociales, et il n’est pas nécessaire de présenter des maladies pour s’y adonner. Quant aux facteurs liés à la précarité, ils sont adjuvants ou révélateurs. L’origine de la violence est à rechercher dans l’échec de la structuration du masculin lié à l’enfance du sujet.
L’échec du masculin
16L’échec de l’identification imaginaire et symbolique au père par le fils est le fondement de l’échec du masculin. L’identification d’un être ne peut se limiter à l’identification imaginaire, à ce qui se voit, se sent, se perçoit, et qui conduit à la reproduction des gestes, des comportements, des expressions vocales, des réactions émotionnelles et sentimentales, des mimiques de joie, de tristesse, de stupéfaction, etc., que l’enfant prend dans celui qu’il admire et-ou qu’il craint et dont il souhaite prendre la place auprès de sa mère : son père ou un substitut paternel.
17L’identification symbolique est celle qui ne se voit pas, qui n’est pas l’imitation, l’empreinte visible du personnage paternel, mais de ce qu’il dit non pas en tant qu’être particulier, mais de ce qu’il dit dans la place qu’il occupe, à savoir cette place métaphorique du père fondamental, de celui qui est la source du verbe réglé par la loi de l’homme qui est la loi du langage : l’identification symbolique ouvre au langage et à la parole. L’enfant, être parlant, marqué du symbole devient fils de l’homme.
18Cet échec de l’identification symbolique a ses soubassements dans les aléas relationnels de l’enfant à sa mère durant ses trois, quatre premières années. Pour que l’enfant acquiert sa capacité d’être, accède à sa structure de personne, à son individualité, il est nécessaire que la mère satisfasse les pulsions de son enfant dans la proximité des chairs, mais pas dans la confusion des êtres. Elle doit s’assurer de la coupure d’avec lui par l’introduction au langage, dont les cris de l’enfant témoignent qu’il y baigne et qu’il aspire à y entrer. Le langage maintient l’entre-deux de la coupure et assure le lien par la parole. Dès l’oralité, lors de la tétée, la mère conjoint le lait du sein, objet de satisfaction pulsionnelle, au « lait des mots » (F. Dolto) qu’attend le petit être doué originairement du langage. C’est la capacité langagière qui resurgit plus fort à chaque coupure entre la mère et l’enfant (le sevrage, le miroir, la marche, la propreté) et qui installe la mère dans cette position d’interlocutrice fondatrice de vie. La mère se révèle l’Autre du langage et de la parole.
19Lorsque le petit garçon découvre l’organe génital par les sensations pulsionnelles qu’il lui procure et que lui est révélé, dans le même temps, que sa mère ne possède pas cet organe si central pour lui, il ne peut le croire : celle qui a tout pouvoir doit, malgré les apparences, l’avoir aussi. S’il n’est pas visible, il est forcément présent mais caché, et c’est cette accession à la présence-absence au corps de la mère de l’objet convoité qui fait qu’elle est représentée comme la toute-puissante déesse-mère. C’est à ce moment-là que l’organe pénien, qui n’est plus réduit à sa seule représentation organique, tend à se parer d’une autre puissance qui tient à son évanescence même et que les psychanalystes appellent le « phallus ». Ce phallus, on peut donc l’avoir sans le montrer et ne pas l’avoir tout en possédant sa représentation. Il peut être perdu, également.
20Ainsi, la partie d’élaboration structurale ne peut plus se jouer là, à deux, entre la femme-mère et le petit homme en devenir, mais à trois ou, mieux encore, à quatre. Le père introduit dans la partie engagée est le quatrième, avec la mère, l’enfant et le phallus qui est partout et nulle part : « il court, il court, le furet », comme l’évoque J. Lacan. Pour que l’enfant perçoive que le phallus est le moteur relationnel entre les êtres et, plus particulièrement, entre un homme, son père, et une femme, sa mère, il y faut cette sorte de transfert du corps maternel au corps paternel, sans assurance que l’homme ou la femme le possède et le conserve. Mieux, c’est à partir du moment où l’enfant est coupé et de son père et de sa mère, et qu’il est mis dans une radicale différence avec quiconque, qu’il va devoir, pour rencontrer les autres, accepter que ce phallus toujours manquant soit le moteur d’une demande, d’une parole faite à l’autre pour rendre compte du manque et la sollicitation de son éventuel comblement. Si la partie ne se joue pas à quatre, si le père est exclu, absent, muet ou destructeur, et qu’ainsi le tiers relationnel disparaît, l’enfant n’est plus que dans un face-à-face avec une mère toute-puissante ou une femme qui lui ment sur la possession phallique et qui, de toute façon, le prive de ce qui, manquant, est tellement désiré. Elle le lie à elle dans cette même concupiscence de l’objet vital.
21Dès lors, la femme apparaît comme celle qui prive l’homme de tout pouvoir, qui recèle en elle les secrets de la vie et dont le ventre en est le sanctuaire inexpugnable. Toute expérience de cet homme dépossédé avec une quelconque femme lui montre, à l’évidence, qu’il est pour peu de choses dans la conception. La banalité répétitive du geste fécondateur l’empêche de prendre en considération tout instant de l’insémination. C’est la femme qui détient le pouvoir d’originer un enfant en elle-même, de le couver pendant neuf mois et de le présenter à la naissance comme son œuvre personnelle. L’homme qui se vit dans cette privation est sans pouvoir, ne peut décider de rien. Et s’il veut se reproduire, n’étant même jamais sûr d’être l’auteur de cette petite participation, il doit en passer par la certification de la femme.
22Comme le souligne F. Héritier : « Une spécificité féminine ne pouvait paraître qu’un apanage exorbitant, non fondé : les femmes font les enfants des deux sexes [3]. » Que la femme se reproduise en faisant des filles pourrait se comprendre, mais que, pour se faire un fils, l’homme doive passer par la femme est intolérable. Mais, dans cette ligne conceptuelle, « si seules les femmes sont fécondes, elles sont aussi les seules responsables de la stérilité », ajoute F. Héritier. Pour toutes ces raisons, le ventre de la femme, lieu où la toute-puissance féminine est à l’œuvre, est l’ennemi de l’homme frustré. Et l’on comprend alors pourquoi, lorsque les premières manifestations physiologiques de la grossesse sont perceptibles, et même lorsque cette grossesse est acceptée par le compagnon, certains fuient, se retrouvant alors face à une femme inconnue qui manifeste sa puissance dans la gestation d’un nouvel étranger. C’est pour ces mêmes craintes que les femmes sont frappées au ventre, enceintes ou non, car c’est bien là le sanctuaire phallique, source de recréation.
23En ce cas, l’homme dépossédé n’est jamais entré dans la sexualité. Ainsi, le viol est une agression au ventre de la femme, mais pas une agression sexuelle. Le viol est tout sauf sexuel [4]. Il est dans les croyances abyssales de la dépossession du Graal phallique. C’est dans cette perspective que l’on sait bien que le viol est le plus souvent répétitif, qu’il peut aller jusqu’au meurtre de la femme, parfois même avec éventration dans l’espoir d’accéder à l’objet inconnu.
La réduction à la chair muette se fait par la violence
La réduction à la chair muette se fait par la violence
24Dans la même configuration, l’homme jaloux suspecte en permanence sa femme de le tromper. Il a tout homme pour rival, parfois les plus prestigieux, parfois seulement des inconnus dont il ne cherche même pas l’identité. Il est sûr que sa femme trouve chez chacun, chez tout autre individu masculin, ce qu’il n’a pas, ce qui ne lui a pas été donné ou ce qui lui a été ravi par celle qui ne l’a pas mis au monde.
25Tous les experts, ou ceux qui travaillent auprès de femmes victimes de violences, ou encore les victimes elles-mêmes, ont remarqué le fait que les agresseurs sont pratiquement toujours des hommes qui ne parlent pas. Cette déficience de la parole est le symptôme de leur non-accession à la virilité. Lorsque l’enfant, vers quatre ans, joue la tragicomédie œdipienne, il quitte sa mère-déesse pour un père interdicteur qu’il espère, lui, tout-puissant. Or, ce dernier ne l’accueille pas pour une transmission de la puissance phallique, mais lui révèle que nul n’a cette puissance et que chacun, en revanche, est autorisé à la solliciter chez tout autre, à l’exception de son père et de sa mère, ce qui interdit l’inceste.
26Par là même, le phallus devient « le signifiant manquant [5] » pour chacun, source du désir porté par une parole : demande pouvant être adressée à tout autre humain, semblable dans l’espérance portée par cette recherche et différent par les expériences événementielles de son histoire. Le jeu œdipien a pour tâche de donner au petit garçon non pas l’obscur objet désiré, mais le moyen de la recherche qui ne cessera de l’animer, même et surtout après la coupure radicale de l’interdit de l’inceste, castration symboligène.
27Le petit garçon qui réussit au masculin est celui qui, marqué par la castration symboligène, accepte son manque, parce que le jeu œdipien lui a donné la parole qui est, en quelque sorte, son moteur de recherche. Il ne rencontre plus la femme comme cette voleuse d’organe, comme cette toute-puissante qui rejette l’homme dans les ténèbres extérieures et dont la parole est redoutable parce que mensongère. Elle se révèle l’Autre de la parole, l’éternelle nouvelle Eve qui peut recevoir la demande masculine et de qui, à égalité [6], l’homme peut recevoir la sienne. Il n’y a pas de rivalité entre l’un et l’autre, pas de complémentarité non plus, il y a deux êtres entre lesquels naît le tiers de la parole.
28C’est dans la parole engagée par un homme et une femme qu’est la véritable conception de la figuration sans cesse renouvelée de cette présence-absence qui fait accéder l’un et l’autre à un au-delà du plaisir de la conception charnelle, du lien de dépendance. Cet au-delà où chacun se trouve dans sa dimension sexuelle créatrice.
Origine de la victimisation chez les femmes
29À les entendre, il apparaît que, souvent, elles n’ont pas pu entrer, au cours de leur histoire infantile avec le couple parental, dans une dynamique triangulaire d’ouverture à la différence des sexes. Souvent se repère une défaillance maternelle, mais aussi paternelle. En difficulté d’entrer dans un processus d’identification à la mère, elles ne se situent souvent que dans une sorte de duplication maternelle : « Je suis la réplique de ma mère », elle-même victime, soumise, voire violée. C’est aussi et surtout une impossibilité ou une difficulté d’identification symbolique à un père violent qui ne se révèle en rien soumis à la loi.
30Elles arrivent ainsi à la formation de leur couple avec un handicap majeur : une grande difficulté pour se faire reconnaître en tant que femmes, car elles ne le sont pas elles-mêmes à leurs propres yeux, n’ayant pas été instituées comme telles. Elles souhaitent, dans leur rencontre avec un homme, trouver un autre qui pourra faire ce travail non accompli antérieurement au sein du couple parental. Souvent, ces filles, qui, enfants, ont été victimes ou témoins de violence, se mettent précocement et rapidement en couple avec « le premier venu. »
31Elles choisissent un homme « en miroir », lui aussi banni du désir, infirme de la parole. La seule communication possible n’est pas dans l’ordre de la parole, de la réciprocité d’une relation intersubjective. Dans ces couples ainsi formés, la femme n’est plus qu’un récepteur, ne faisant que recevoir des jugements, des dépréciations, des grossièretés, des injures, des menaces et des coups.
32Donc, pour ces femmes qui ont déjà une sorte d’état antérieur, le choix du partenaire, du conjoint, est marqué par les particularités de leurs histoires infantiles. Même si jamais rien ne justifie la violence faite aux femmes, il peut y avoir, du côté des femmes, une prédisposition à la rencontre d’un conjoint violent.
33Le choix du partenaire, souvent marqué par un « coup de foudre », est une rencontre sans parole, dans l’immédiateté, la brutalité, la soudaineté, dans la collusion d’imaginaires. Le choix peut se faire par similitude : « On était tout pareil », « On pensait la même chose, on disait la même chose, on faisait la même chose. » On est dans le même et pas dans la différence. Aux yeux de la femme qui deviendra victime, les premières images de l’homme qui deviendra violent sont des images de séduction. Il était, disent-elles, « séduisant ». Puis viennent d’autres mots, d’autres images : « grand, fort, violent », parfois : « il avait besoin de câlins », « il était beau parleur », rarement viennent les mots : « attentionné, soucieux de moi », « intelligent ». L’attrait n’est pas de l’ordre du lien, du respect de l’altérité. Souvent, il est fait référence à des images du père. Comment était-il ? Comment le voient-elles ? « Il était grand, il était fort », et aussi « il était violent, il était froid, il ne parlait pas ».
Les effets de la violence
34La violence ébranle la clé de voûte, la pierre angulaire sexuelle, entraîne la dislocation et la brisure des lignes de force structurelles. Le corps comme atomisé, désorganisé en tant que sanctuaire du langage, est désertifié par la parole. La victime morcelée et effondrée est réduite au silence et surtout au totalitarisme de la sensation brute.
35La victime se réfugie dans la réorganisation de ce qui lui reste : son imaginaire. Elle ne parle toujours pas, mais elle pense. C’est un « remâchage » plus ou moins informe des sensations, des impressions qui, parfois, paraissent n’avoir aucun sens, mais auxquelles elle s’accroche comme pour empêcher que le tissu de son histoire ne se déchire sous l’impact de la violence. Cet imaginaire laissé à sa propre anarchie épuise la victime par l’énergie dépensée dans d’indéfinis contresens. La fatigue s’impose, irréductible, comme un symptôme majeur.
36La victime est toujours sous emprise. La pulsion d’emprise, cette volonté de dominer l’autre, de le réduire à un objet manipulable, passe spectaculairement par la chair meurtrie, par l’abus sexuel ou les injures. Mais, surtout, c’est une force qui vise à couper ce qui lie la tête au corps.
37Le corps martyrisé devient souvent inerte, inhibé et peu sensoriel, alors que la tête occupe toute la place par son hyperactivité de pensée. L’emprise se fait là où ça pense et non là où ça parle.
38Si l’emprise n’est pas totale, n’a pas éliminé le corps au seul bénéfice de la tête, la victime conserve une chair réduite aux seules sensations injectées par l’agresseur. Celles-ci constituent un corps étranger fiché dans la chair, dont la victime ne peut se défaire, mais surtout elles sont une source qui impose des sensations exaspérées et des émotions irrépressibles.
39La culpabilité est ce qui marque toute victime. C’est avec elle et par elle que le rapport à l’autre peut à nouveau s’établir. Encore faut-il que la culpabilité soit acceptée par les interlocuteurs : entourage, associations d’aide aux victimes, thérapeutes, etc.
40Tout trauma entraîne une modification de l’image du moi traduisant une atteinte dans l’ordre symbolique et se cristallisant sous un affect : la honte.
41Le sensationnel dans sa brutalité traumatisante et totalisante s’oppose au ressenti et l’annule. Le ressenti est de l’ordre de l’intime. Les sensations imposées par la violence annulent toute révélation de l’intime.
42Avant toute exclusion sociale, la victime est comme énucléée d’elle-même. La victime exclue de sa parole n’a comme refuge pour continuer à vivre que l’imaginaire.
43L’évanescence de la place exige un recentrage dans des images désormais sans lien avec l’extérieur et sans fin dans des répétitions d’un monde circulaire fermé à celui des autres. Cet imaginaire, replié sur lui-même dans son totalitarisme obligé, maintient l’exclusion.
Effets sur la santé
44Selon le rapport Henrion, les effets des violences se constatent en traumatologie, psychiatrie, gynécologie et obstétrique, pathologie chronique.
45• Les lésions traumatiques. Souvent multiples, elles sont d’âges différents et de natures variées : érosions, ecchymoses, hématomes, contusions, plaies, brûlures, morsures, traces de strangulation, mais aussi fractures. Elles siègent principalement au visage, au crâne, au cou, aux extrémités, mais peuvent être dissimulées par des lunettes, le maquillage, les vêtements.
46• La pathologie psychiatrique. Les dépressions frappent plus de 50 % des femmes victimes de violences conjugales. Elles sont caractérisées par une perte d’estime de soi, un repli sur soi, des troubles du sommeil et de l’alimentation, des idées et-ou des tentatives de suicide. Les abus de substances psychoactives sont fréquents (tabac, alcool, drogues, médicaments). Les troubles psychosomatiques font régulièrement partie du tableau clinique, de même que les troubles cognitifs (difficultés de concentration et d’attention, pertes de mémoire, sont constamment rencontrés).
47De nombreuses femmes victimes de violences conjugales présentent tous les signes d’un syndrome psychotraumatique, syndrome commun à toutes les personnes qui ont subi un traumatisme grave. Dans l’ensemble, les femmes victimes de violences conjugales reçoivent quatre à cinq fois plus de traitements psychiatriques que celles de la population générale.
48• Les troubles gynécologiques sont dus aux violences sexuelles elles-mêmes ou à l’impact des autres formes de violence sur l’image que la femme a de son propre corps. De ces violences découlent des troubles de la sexualité : dyspareunie, vaginisme, anorgasmie et des troubles des menstruations.
49• Les conséquences obstétricales. La grossesse est un facteur déclenchant ou aggravant les violences conjugales. 40 % des femmes battues rapportent avoir subi des violences « domestiques » pendant leur grossesse. Les violences physiques peuvent entraîner des avortements spontanés, des ruptures prématurées des membranes et des accouchements prématurés, des décollements placentaires suivis de souffrance et de mort fœtale, des hémorragies, voire des ruptures utérines.
50• Les pathologies chroniques. Elles nécessitent un traitement continu et un suivi régulier. Elles sont susceptibles d’être aggravées par les violences, que ce soient des affections pulmonaires, des affections cardiaques ou des troubles métaboliques. Il peut être difficile pour la femme de suivre son traitement ou de consulter, du fait de son asthénie, de son mauvais état de santé physique, d’un état dépressif ou parce que son mari, qui contrôle ses faits et gestes, perturbe les soins.
51Les violences conjugales sont une des causes de mortalité des femmes. La mort peut être l’issue ultime de la violence, qu’il s’agisse de suicides, d’homicides ou de décès dus à des pathologies en lien avec la violence, telles que des lésions du foie ou des ruptures de la rate, par exemple.
Les enfants
52Les enfants témoins-victimes dans leur jeune âge se confondent avec l’agresseur et-ou la victime, submergés par des sensations charnelles sans médiation.
53Les conséquences sont souvent visibles dans l’immédiat, mais les enfants semblent parfois, par leur attitude, étrangement non concernés, alors que les bouleversements sensoriels réapparaissent plus tard, au cours de l’adolescence et à l’âge adulte. Ces perturbations apparaissent en même temps qu’un nouveau vécu de violence où la transmission générationnelle s’impose.
Notes
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[1]
Association d’accueil et d’hébergement pour femmes avec enfants victimes de violence, Villeurbanne.
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[2]
Enveff 2000 (enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France) portant sur 6 970 femmes de vingt à cinquante-neuf ans ; rapport Henrion 2001 sur la santé des femmes victimes.
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[3]
Héritier F., 2002, Masculin-féminin ii. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob.
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Daligand L., Gonin D., 1993, « Viol comme violence », in Violence et victimes, Lyon, Méditions, 2000.
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« Le désir et son interprétation », séminaire 1958-1959 (non publié) de J. Lacan.
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[6]
Soit de la même humanité : Ish et Isha en hébreu, Genèse 2.23.