Notes
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[1]
Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité, Tome I. La volonté de savoir, Gallimard, Paris.
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[2]
Cité par Alexis de Tocqueville, 1981, De la démocratie en Amérique, Tome I, Garnier-Flammarion, Paris, p. 207-208.
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[3]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, op. cit., p. 226. Voir Raymond Boudon, Tocqueville aujourd’hui, Odile Jacob, Paris, 2005.
1Il existe un lien indéniable entre le plus de démocratie et le plus de compassion et de victimisation dans nos sociétés. La constitution depuis une trentaine d’années de la catégorie sociale des victimes – dont les souffrances sont pourtant hétérogènes – attesterait de la nouvelle métabolisation d’idées chrétiennes, la mutation des sensibilités, mais aussi et surtout l’instrumentalisation des victimes par des « entrepreneurs de mémoire ».
2La démocratie est pleine d’idées chrétiennes devenues incontournables. La place qu’occupe aujourd’hui la compassion dans les sociétés occidentales donne une idée de l’importance de ce processus de sécularisation. En s’imposant parmi les laïcs, la compassion ne s’est pas contentée de gouverner les cœurs ; elle a également modifié la société en créant une catégorie d’individus inédite : celle des victimes.
3Comme les êtres de chair, les catégories sociales naissent et meurent. Des groupes, dont l’existence nous semble naturelle, sont en réalité plus récents qu’on ne le croit. C’est ainsi que les enfants ont acquis un statut distinct de celui des adultes à partir du xixe siècle ; l’enfance, avant d’être un âge, est une construction sociale. Un phénomène du même ordre est en cours, qui concerne les victimes. En l’espace d’une trentaine d’années, celles-ci sont devenues une catégorie sociale. Rien, a priori, ne prédestinait des individus dont les souffrances sont très hétérogènes, les histoires personnelles très éloignées, à appartenir à un même groupe. Mais, au-delà de leurs différences, notre époque les traite de semblable manière, donnant ainsi naissance à une société des victimes.
4L’apparition du groupe social des victimes constitue avant tout un symptôme ; il révèle une modification de notre sensibilité, entamée depuis le xviiie siècle avec l’essor de la démocratie, en partie fondée sur la métabolisation d’idées chrétiennes. La constitution du groupe des victimes marque d’abord le refus de la souffrance. Pendant des siècles, résignés et impuissants, les hommes ont cohabité avec la douleur. Avec la démocratie, la souffrance est devenue à la fois insupportable et scandaleuse. Ce fait, anodin tant il nous paraît désormais aller de soi, témoigne de profonds bouleversements dans notre manière d’envisager l’homme et la société. Devenu ultime absolu, le refus de la souffrance organise notre société en fonction de nouvelles valeurs. On ne croit plus en la bonne foi des vainqueurs, l’histoire est aussi devenue celle des vaincus. Dans un monde laïque, les victimes incarnent la nouvelle forme du sacré, celle qui interdit le sacrilège et justifie le sacrifice.
5La victime n’est pas une idée neuve en Occident. La chrétienté s’est édifiée autour du souvenir d’une victime morte sur la croix. Mais la notion s’est laïcisée. Hier, la victime servait une religion, puisqu’elle désignait la créature offerte en sacrifice. Aujourd’hui, c’est la victime qui est devenue une religion, apportant avec elle ses nouveaux rites, ses nouvelles croyances et chapelles. Voilà pourquoi l’apparition de cette nouvelle catégorie sociale témoigne des bouleversements en cours dans notre société.
Notre société prête une attention particulière à la souffrance. Le phénomène semble suffisamment important pour réunir des individus qui partagent, par ailleurs, peu de points communs. La douleur est le seul lien susceptible de rapprocher un salarié aux prises avec un chef de service qui le harcèle, un hémophile contaminé par le virus du sida lors d’une transfusion sanguine ou bien encore un descendant d’esclave ou de déportés. Qu’ils le veuillent ou non, ces individus sont désormais désignés comme des victimes. Au-delà de leurs différences, ces femmes et ces hommes appartiennent à une même catégorie sociale parce qu’ils agissent en fonction de logiques communes. En premier lieu, ils entretiennent un même rapport avec la société qui les environne : celle-ci a des devoirs vis-à-vis d’eux, tandis qu’ils estiment avoir des droits sur elle. Cela se traduit par différentes revendications, qui vont de la reconnaissance de leur souffrance aux réparations financières. Parce qu’elles constituent une catégorie sociale hétérogène, les victimes ne poursuivent pas de buts communs. Au contraire même ; la concurrence des victimes oppose différents groupes qui mesurent la reconnaissance dont bénéficient les souffrances d’autrui et les comparent à celles auxquelles ils ont droit. Une rivalité mimétique oppose ainsi les victimes entre elles : les descendants d’esclaves comparent leurs droits aux descendants de déportés, les mesures prises contre l’antisémitisme sont rapprochées de celles prises contre les autres formes de racisme. Le paradoxe, c’est qu’en l’espace de quelques décennies, la souffrance naguère cachée demande aujourd’hui à être reconnue. Les mémoires, hier négligées, sont aujourd’hui sacralisées. Cette situation donne lieu à de nombreuses instrumentalisations, perpétrées par une nouvelle catégorie d’individus : les entrepreneurs de mémoire. Profitant encore du caractère peu structuré des groupes de victimes, ceux-ci tentent de bénéficier d’une emprise sur ces individus, pour assouvir des ambitions politiques ou personnelles. Si les victimes forment désormais une catégorie sociale, elles sont également devenues un objet d’étude. Ce fait rappelle le mécanisme décrit par Foucault [1] : l’Occident n’a jamais mieux témoigné de sa préoccupation de la sexualité qu’en développant une scientia sexualis, au xixe siècle. De même, une discipline est entièrement dédiée aux victimes : la victimologie. Depuis les années soixante-dix, elle se compose d’un discours pour moitié scientifique et moitié militant, qui tente de défendre les droits des victimes. Elle se situe en particulier dans la suite de la déclaration édictée par l’Onu en 1985, consacrée aux « principes essentiels de justice pour les victimes de crimes et d’abus de pouvoir ». Ce refus de la souffrance recouvre une révolution silencieuse. À une époque pas si lointaine, les hommes observaient les souffrances de leurs semblables avec curiosité et intérêt. Elles leur paraissaient inévitables et divertissantes. En 1675, Madame de Sévigné, réputée pour sa sensibilité et son raffinement et non pour sa cruauté, pouvait par exemple relater en ces termes des atrocités qui s’étaient déroulées devant elle : « On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de recueillir tous les habitants sous peine de la vie […] On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres […] Il est vrai que la penderie me paraît aujourd’hui un rafraîchissement [2]. » Représentante d’une société aristocratique, elle ne pouvait compatir aux souffrances d’individus n’appartenant pas, selon elle, à la même humanité. Aujourd’hui, une personne s’exprimant de la sorte serait tenue pour barbare. Seuls les monstres, à nos yeux, sont capables de faire souffrir, précisément parce qu’ils sont incapables de ressentir la souffrance des autres. C’est ainsi qu’Adolf Eichmann, responsable nazi en charge de la bonne application de la solution finale, aurait peut-être pu sauver sa tête si, au cours de son procès à Jérusalem en avril 1961, il avait fait preuve d’une once de remords. La démocratie parachève cette mutation des sensibilités. Car celle-ci n’est pas seulement une nouvelle forme politique, elle institue également un nouveau rapport entre les êtres. Comme l’a souligné Tocqueville, l’un des grands penseurs de la modernité démocratique, ce régime a installé parmi les hommes une « sorte d’égalité imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions [3] ». Tout se passe comme si, dans les pays démocratiques, il n’y avait plus « ni Juifs, ni Grecs », mais des hommes susceptibles de souffrir.
Notes
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[1]
Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité, Tome I. La volonté de savoir, Gallimard, Paris.
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[2]
Cité par Alexis de Tocqueville, 1981, De la démocratie en Amérique, Tome I, Garnier-Flammarion, Paris, p. 207-208.
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[3]
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, op. cit., p. 226. Voir Raymond Boudon, Tocqueville aujourd’hui, Odile Jacob, Paris, 2005.