Notes
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Pour l’éclaircissement, précisons que le schéma de Greimas est la formalisation d’une mise en scène de l’existence humaine. Il est une mise en intrigue de l’existence et des projets du sujet soumis aux contraintes et aux aléas de la vie. Le linguiste sémiologue considère qu’il y a, en tout récit, au-delà d’un niveau apparent de la narration, un niveau immanent distinct du niveau linguistique où les structures narratives président à l’organisation du récit et la précèdent. Dans ce schéma dit « schéma actantiel », le récit s’analyse à travers les rôles tenus par chacun et les relations entre les « actants ». Un actant se distingue d’un acteur. Il peut être un être ou un objet qui joue un rôle spécifique dans le déroulement d’un récit. Le schéma canonique est tiré d’un motif central du conte traditionnel où un héros, averti par un sage ou un conseiller, débarrasse un pays d’un fléau, dragon ou ogre, et finit par épouser la fille du roi. Le récit est facilement réduit à quelques rôles clefs : le sujet (le héros) part à la recherche d’un objet (la paix du royaume) qui est valorisé à ses yeux par un destinateur (le sage). Au cours de sa recherche, le sujet rencontre des opposants (le dragon ou l’ogre) et peut être aidé par des adjuvants (des alliés, animaux, épée magique). Il est rare cependant que ce schéma s’applique facilement et complètement à un récit quelconque. Il arrive que certains rôles ne soient pas tenus ou bien doivent être réinterprétés. Souvent également, les récits présentent plusieurs programmes narratifs emboîtés, donc plusieurs schémas actantiels possibles.
1Les populations d’enseignants sont parfois désorientées, affligées notamment par la déconstruction du lien traditionnel entre les acteurs de l’institution éducative et l’hétérogénéité des références identitaires. À travers un travail clinique, l’accent est mis sur l’amélioration des aptitudes à la tolérance de l’ambivalence, à la maîtrise de la conflictualité du lien éducatif et à la construction d’une expérience collective du présent. Se trouvent ainsi définies les conditions d’un retour du plaisir au travail.
2La réflexion que je propose dans cet article concerne les effets d’un accès à la conflictualité interne du sujet en souffrance au travail dans ses rapports à la relance du désir et du plaisir, et ce, dans une activité professionnelle concernant le lien éducatif. Mes propos prennent appui sur une démarche clinique d’accompagnement d’enseignants confrontés à des effets de fragilisation identitaire tels qu’ils se trouvent dans l’impossibilité de faire face aux situations qui se présentent à eux dans l’exercice de leur métier.
Analyse du contexte de significations sociales
3L’emballement des processus générateurs d’altérité, qui caractérise nos sociétés contemporaines, atteint les acteurs de l’école particulièrement touchés par ce qu’ils vivent comme un excès d’étrangeté. Dans mes travaux antérieurs sur le malaise enseignant (2003a), j’ai mis en évidence comment la menace vécue face aux caractéristiques actuelles dans les classes tenait au fait que, derrière l’élève, c’était un ensemble de représentations concernant le statut de la différence et de l’autre qui posait problème. Prendre en compte l’altérité de l’autre et intégrer les effets du processus intersubjectif, constitutif du lien, est, en effet, une véritable menace pour l’identité enseignante dans la mesure où la figure de l’autre, impensée, se donne comme un vide, un blanc, qui borde le sujet de raison ou comme un obstacle qui vient buter contre un autre envisagé dans une toute-inclusion (l’autre est un double de moi-même) ou dans une extériorité radicale (l’autre est un étranger qui n’a rien à voir avec moi). Ce qui apparaît, c’est la persistance, malgré les discours tenus, d’une image de soi comme sujet régi par une conscience souveraine qui se caractérise par une assurance, celle de son intentionnalité forcément bonne et juste à l’égard de l’autre. Or, la demande de l’élève aujourd’hui s’axe sur une représentation de l’individu concrètement inscrit dans des relations évaluées dans l’immédiateté d’un vécu de proximité. C’est ainsi que, descendu de la souveraineté que lui donnait son abstraction (émancipé par principe de toute détermination psychologique, sociale et culturelle) et le soutien de son autorité par les institutions, l’enseignant est directement en charge de la constitution du lien. L’adhésion à un mythe qui opérait un effacement de la subjectivité, et faisait ainsi fonctionner l’acte éducatif dans une suspension idéalisante du caractère intersubjectif et affectif de la pratique, ne constitue plus un cadre suffisamment contenant pour la réalisation de l’activité enseignante. L’idéal d’universalité représenté par la rationalité et l’abstraction perd sa capacité unifiante et, en particulier, n’opère plus le décentrement qui protégeait l’enseignant des enjeux psychologiques et sociaux de la relation. C’est pourquoi, ce malaise se spécifie comme image intérieure d’une rupture du lien social : la fondation perdue est celle de l’unité autour de l’imaginaire d’un « tous idéalement semblables » par un retour dans l’école contemporaine des identités multiples, hétérogènes et mobiles et, avec ce dernier, de la conflictualité du sujet.
L’élève dans le maître
4Mes expériences antérieures d’accompagnement des enseignants en difficulté m’ont amenée à proposer une démarche groupale d’élaboration par le récit des itinéraires scolaires et professionnels, parce que la seule centration sur les difficultés en tant que telles se montrait insuffisante à traiter du malaise et de la sidération imaginaire dans laquelle elle plongeait les professionnels. L’enjeu du travail clinique était, à travers le dispositif proposé, d’approcher ce monde construit de l’élève et du maître dans leur présence interne en l’enseignant. Présence interne le plus souvent confondue avec la réalité externe. Car ce malaise identitaire m’est apparu bien davantage qu’une atteinte partielle et provisoire de l’équilibre psychique qui nécessiterait quelques remaniements. Ce qui se donnait en effet à l’écoute, c’est une crise dans la construction de soi comme professionnel, construction qui s’est nourrie essentiellement des logiques de la certitude, de la maîtrise et de la continuité, dans un monde aujourd’hui caractérisé par l’indétermination, la diversité et la pluralité. Pour ces enseignants, un clivage s’est instauré entre processus de subjectivation et mécanisme d’objectivation, empêchant tout particulièrement la représentation de l’ambivalence et hypothéquant la capacité d’appréhender et de traduire des vérités partielles, contradictoires, également pertinentes. La confrontation à l’hétérogénéité individuelle sociale et culturelle expose ainsi ces enseignants en difficulté à une pluralité interne du moi dont les contenus déniés touchent à l’ambivalence, au manque et à la vulnérabilité.
5Le dispositif proposé fut, dans un premier temps, celui d’un espace d’analyse, en groupe, à partir d’une approche clinique des récits qui offrait la possibilité à chacun des enseignants et ensemble d’effectuer un travail de figuration des identifications, des objets investis, des modalités d’investissement et des affects qui leur sont associés. Dans un deuxième temps, les récits donnèrent lieu à un prolongement d’élaboration dans une démarche d’élucidation après coup, et ce, à partir d’une trame d’analyse sur laquelle je reviendrai.
Approcher en groupe la conflictualité interne
6Je souhaite montrer, avec des exemples, comment le travail clinique en activant et en actualisant les contenus d’une conflictualité interne déniée ou refoulée a permis à ces enseignants de retrouver du plaisir au travail et, avec lui, une ouverture à des investissements renouvelés. Il a permis la reprise d’une activité de liaison, de représentation, conduisant à des déplacements dans la manière d’appréhender les situations ainsi qu’une meilleure tolérance à sa propre ambivalence comme condition du retour au sens et à la satisfaction. Ces déplacements ont eu lieu dans un groupe. D’une certaine façon, ce groupe s’est substitué au groupe classe, vécu dans une forte tension. Cette nouvelle expérience déplacée d’un groupe a permis d’examiner les contenus psychiques et les affects mobilisés dans la situation groupale. C’est ainsi que plusieurs enseignants ont réalisé combien la place qu’ils prenaient dans le groupe, la crainte qu’ils avaient de s’y faire rejeter, la construction difficile d’une confiance dans la parole qu’ils adressaient aux autres, tenaient à la présence en eux, inaperçue, de leur famille et de ses liens. Ce nouveau groupe où, prendre une place pour une élaboration partagée de l’itinéraire de chacun, réactivant le groupe primaire familial, un certain dégagement s’opérait par la reprise et la conscientisation de ses inscriptions.
« J’ai pu revisiter une famille où l’on ne parlait pas et une place difficile à prendre après deux aînées… j’ai expérimenté un groupe où l’on peut être écouté et parler. »
« J’étais décidée à ne pas dire les choses, traverser une position dépressive sous le regard et en compagnie des autres m’a permis de sortir du clivage personnel/professionnel. »
« Cela m’a permis d’apprivoiser des figures de la famille, en particulier de vivre une mère qui ne soit pas dans l’excès et puis ce moment où j’ai pu dire le nom de mon père que je ne pouvais pas prononcer, rendre actuel ce nom de famille dont l’accueil a eu un effet d’intégration. »
« Mes impressions là : j’ai la peur au ventre et je retrouve des sensations comme si je ne trouvais pas ma place dans le groupe. L’impression que le groupe se constitue en dehors de moi, que je reste sur le bord ; cela me renvoie à des trucs anciens. »
11Une dimension essentielle du travail engagé fut de reconstituer, dans un groupe, des liens, une histoire, de tenter de retrouver ce qui faisait vérité pour soi, derrière des légendes familiales et scolaires, des non-dits, du non-pensé. Engagés dans une démarche de plusieurs années, les enseignants ont réexaminé les messages contradictoires et la violence éprouvée dans la parole des parents ou des maîtres, ils ont pu rétablir des différences entre divers protagonistes dont l’assimilation faite à l’intérieur d’eux-mêmes pesait d’un poids trop lourd. Ils ont repéré des signifiants communs dans la culture du métier et leur fonction inclusive, mais ils ont aussi dessiné une singularité dans sa fonction distinctive. « En faire ma propre affaire. » (Mathilde D.)
« Le groupe m’a montré que quelque chose peut se construire aussi dans le cadre du travail. Le groupe m’a fait, d’une certaine façon, définitivement trahir mes origines. Avant, j’étais du côté des élèves en difficulté, radicalement, et j’ai fait un cheminement personnel qui fait que je peux considérer que les profs peuvent être eux aussi en difficulté et que tout cela n’est pas sans rapport. Pour moi c’est la révolution. »
De l’altérité externe à l’altérité interne
13Concernant la question de l’altérité. Dans le groupe, l’enseignant a effectué un travail d’élaboration sur l’autre en lui-même, méconnu, mais il a également approché cet autre à côté de lui, confronté, lui aussi, à sa propre énigme : rencontre avec cette partie ignorée de l’autre en résonance avec sa propre ignorance. La réalité externe est restée la même, mais elle fut lue, habitée autrement à partir de cette confrontation inédite avec une altérité intra-subjective et inter-subjective.
« Je me suis déplacée par rapport à un certain nombre de préjugés qui étaient les miens ; préjugés sociaux, peurs familiales, il y a du singulier par rapport à cela, du coup je me sens plus souple, moins perméable par rapport aux autres et donc moins dans une attitude d’attirance/répulsion. Je vois bien que je peux admettre d’être traversée par des sentiments différents… ça circule mieux. »
« Je sens un mode d’appropriation différent du livre. Je me rends compte que, tant qu’on n’a pas vraiment ressenti les choses, on ne peut pas vraiment se les approprier. Mais, là, c’est autre chose, je construis du savoir, mais aussi une autre aptitude, une aptitude à entrer en communication avec l’autre, une relation réelle. Avant c’était plutôt : collée ou pas collée. Et, quand ce n’était pas collé, c’était une mise à distance, j’étais trop distante. Maintenant ce n’est pas collé, mais c’est être vers, je ne sais pas comment dire, être vers l’autre mais pas collée à l’autre. »
16« Mon impression, c’est celle d’une certaine plasticité, une plus grande sensibilité au fait que tout cela se prend dans du lien. On est en contact avec le découragement et pas seulement avec l’échec. On trouve une voie d’identification possible avec les élèves dans ce découragement au lieu de les regarder en extériorité comme des élèves en échec. » (Aline P.) Le groupe a rempli également une fonction d’étayage. Parce que chacun a pu, sans avoir trop peur, relâcher les liens qui construisaient un monde lisse et unifié, et tolérer d’y découvrir une histoire aux interprétations multiples.
« Au cours des séances d’analyse, je vivais de grandes fatigues. Au bout d’un moment, l’impression que tu ne sais plus qui tu es, tu ne sais plus à quelle partie de toi faire appel quand tu fais un cours, tu perds ton affirmation d’être ; et le groupe, c’est le lieu où tu sens que toutes ces parties de toi dont tu es fait, que ce morcellement prendra forme. »
18Le groupe traversa des moments d’anxiété, « il y eut du clair et du sombre » : passages d’instabilité dans l’établissement d’une confiance suffisante en soi et dans les autres pour s’engager dans une parole incertaine ; moments de trouble dans la reconnaissance et l’acceptation des uns et des autres et de la place singulière mais équivalente de chacun ; périodes de découragement et de doute face aux turbulences psychiques, occasionnées par le travail d’élaboration ou au sentiment de vide éprouvé à certaines étapes.
Le conflit lié au double destinataire
19J’ai dit que, dans un deuxième temps, le groupe fut invité à revenir sur les récits dans une perspective d’élucidation seconde.
20Quitter le temps du récit des itinéraires leva des résistances. Les enseignants eurent des difficultés à se ressaisir de leurs parcours et à passer à une phase d’approfondissement de l’analyse par la mise en perspective, après coup, des contenus qui avaient émergé dans les trois périodes : scolaire, de formation et professionnelle. Pour donner un cadre à cet approfondissement et le rendre ainsi possible, j’ai proposé aux enseignants un dispositif d’analyse. Cette approche s’inspire du schéma sémiotique structurel du récit de A. J. Greimas. Rappelons que cet auteur envisage une grammaire fondamentale du récit, selon laquelle les énoncés narratifs peuvent être analysés de façon rigoureuse dans leur combinatoire et dans la complexité de leurs relations. Le schéma proposé met en avant un sujet tenu d’investir des objets dans un contexte historique, social et institutionnel [1]. Dans la démarche clinique que j’ai engagée avec les enseignants, le schéma de Greimas a servi de trame pour construire un dispositif qui relève d’une approche compréhensive clinique psychosociale, centrée sur la subjectivité et l’analyse du monde interne du sujet dans son rapport au monde externe. Cette approche a présidé à la relecture collective des récits de chacun, en vue d’un repérage des données du contexte social historique et institutionnel de l’investissement dans le métier et des conditions relationnelles de cet investissement.
21M’éloignant de la structure trop explicative du schéma actantiel et de sa visée démonstrative, j’ai dégagé donc une approche clinique, qui restitue la vie psychique du sujet, les influences culturelles qui modèlent ses scénarios affectifs, la chronologie des événements mais aussi l’achronie des problématiques affectives telles qu’elles insistent à travers différentes périodes professionnelles qu’elles traversent. Prenant appui sur ce dispositif, nous avons examiné, avec les membres du groupe, l’influence des contraintes institutionnelles et sociales sur l’acte professionnel. Nous avons, également, exploré ce qui faisait événement pour le sujet en quête de sens et d’efficience, à partir d’une approche plus compréhensive qu’explicative, davantage « monstrative » que démonstrative.
22Passons en revue les actants tels que remaniés dans cette perspective clinique.
Le sujet
23Le sujet est toujours vulnérable. Il met en scène dans son récit les champs de force qui lui sont favorables ou opposés. Acteur principal de la situation, mais également metteur en scène, c’est lui qui propose la scène. C’est lui qui convoque les autres actants. Il investit des objets particuliers, seul ou avec d’autres, qui forment ses enjeux professionnels. Ce que nous essayons de voir, c’est comment, à chaque étape de sa vie professionnelle, le sujet se constitue à travers l’histoire qu’il raconte et comment il construit son monde professionnel. Le sujet est celui qui veut, qui désire, qui éprouve, qui pense, qui souffre. Il est, dans cette approche, sujet désirant, sujet qui investit, sujet pensant.
Le destinateur
24Le sujet investit des objets. Mais sa quête de l’objet est liée à un autre actant qui représente le système légitimant : le destinateur. Le destinateur est le lieu de référence, le lieu des idéaux, le lieu des valeurs, le lieu des croyances. Porteur du référentiel, le destinateur influe sur la manière dont le sujet va investir, désinvestir, réinvestir ces objets. Le destinateur instruit les finalités, les visées que se donne le sujet dans sa manière d’investir des objets. Autrement dit, il répond à la question suivante : au nom de quoi le sujet investit ?
Le destinateur est déshistoricisé, il ne s’incarne pas dans la chronologie événementielle. Ce peut être un personnage défunt, idéalisé, qui peut avoir une grande capacité d’attraction, d’inspiration, d’éclairage. Le destinateur n’est ni dans l’espace ni dans le temps. Il peut être un lieu, un personnage transcendant, abstrait, au nom duquel se fait l’investissement.
Le destinataire
25Le destinataire est celui vers qui est dirigée l’action du sujet. Il est le bénéficiaire du travail à l’œuvre que le sujet effectue dans le récit et qui vise à faire advenir un objet par l’atteinte d’objectifs. Le destinataire peut être confondu avec le sujet. Il peut être un miroir, c’est-à-dire le sujet lui-même réfléchi. Il peut également en être la figure idéalisée. (Nous avons vu par exemple comment l’élève réel, lorsqu’il ne se conformait pas à l’image idéalisée que l’enseignant attendait de lui, se trouvait passé de bénéficiaire à opposant).
L’objet
26L’objet est ce qui mobilise le désir du sujet, l’objet de sa quête, de sa recherche. Le sujet entretient avec ses objets un rapport qui détermine la qualité de son investissement et la nature des objets investis. L’objet est convoqué par le sujet dans sa demande de réalisation. Le sujet se définit par la sauvegarde et le développement d’un objet qui peut prendre différentes formes. Il s’agit d’examiner le rapport qu’entretient le sujet avec ses objets d’investissement, de repérer la nature des objets investis et de comprendre comment ces objets sont convoqués par le sujet dans sa demande de réalisation.
Les adjuvants
27Les adjuvants sont les alliés qui soutiennent l’action du sujet. Ils permettent au sujet d’atteindre ses objectifs, tout au moins de tendre vers ces objectifs. Ils jouent le rôle d’un renforcement du sujet, d’un auxiliaire du moi. Dans ce sens, les alliés peuvent aussi être des forces.
Les opposants
28Les opposants contrarient les visées du sujet. Ils font obstacle à sa réalisation. Parce qu’ils participent de la mise à l’épreuve du sujet, ils sont constitutifs de l’intrigue. Les obstacles peuvent être aussi des perturbations, des puissances qui viennent entraver le sujet, forces externes ou internes au sujet lui-même.
29Nous appuyant sur ce dispositif, nous avons analysé les changements intervenus au cours de l’histoire professionnelle de l’enseignant. Ces changements ne sont pas d’abord référés à des différences de contenus, mais à des modifications dans la structure. De nouveaux contenus peuvent en effet apparaître sans que la structure ait bougé. Une autre appréhension du monde, un changement dans le rapport à soi, à l’autre et au contexte, se distingue par une différence structurelle. Ce dispositif a permis de regarder comment, dans les itinéraires de chacun, se sont joués le changement ou la répétition, le déplacement ou la confirmation des obstacles à travers les différentes périodes de l’activité professionnelle.
30Le détour par un guide d’analyse a permis un certain recul face à son parcours personnel et a favorisé un travail d’appropriation des processus dégagés de son propre récit comme des récits des autres. Ce schéma fut comme une trame des mouvements affectifs du sujet transporté dans différents moments de l’action de sa vie, avec une mise en éclairage possible des pannes de cette action, des insistances dans les scénarios à travers différentes périodes ou, au contraire, des ruptures, créatives ou destructives qui ont tissé l’expérience de chacun. Il a permis de suivre la quête des objets d’investissement et leur renouvellement dans la construction professionnelle à plusieurs époques historiques et à partir d’évènements collectifs et singuliers.
31« Avec ce dispositif, j’ai approché l’enjeu de l’investissement du métier, le conflit lié au double destinataire : l’élève et moi. » Justine G. se souvient que, pour elle, le destinataire c’était, bien entendu, l’élève. Et puis, au cours des investigations, l’enseignante réalise que sa préoccupation concernant les difficultés des élèves se double d’une autre, jusque-là méconnue : « Un élève en moi n’était pas satisfait, je n’avais pas pris mon pied. »
32Les enseignants de français qui connaissent le schéma de Greimas, pour l’utiliser dans leur cours, craignent au début qu’elle soit une grille moralisante, mais le dispositif dynamique et clinique qui en est proposé dans le groupe permet des prises de conscience et certains dégagements, « il est devenu exploratoire et facteur de mobilité ». Pour Elisabeth H., la correction des copies a toujours été un travail de Sisyphe, mais considéré comme une contrainte du métier. C’est au cours du travail sur les actants que l’enseignante découvre que cette contrainte, par trop écrasante, tient au conflit psychique qu’elle vit entre la mission qu’elle se donne d’aider les élèves les plus démunis à maîtriser la langue française et sa souffrance devant le constat que cette langue, si fortement investie par elle, est à ce point malmenée dans les devoirs d’élèves. « C’est là que j’en ai véritablement pris conscience et c’est devenu moins lourd. » Sandrine R. repère les modalités particulières que prend son rapport conflictuel à l’institution scolaire dans son itinéraire professionnel et identifie les voies par lesquelles s’est opérée progressivement une réconciliation. D’une institution intérieure persécutive, héritée de l’histoire de ses parents, interdits d’enseigner sous le régime de Vichy parce que juifs, l’enseignante passe progressivement à une possible réconciliation grâce à son expérience professionnelle qui ouvre à des opportunités de déplacement (réussite, reconnaissance institutionnelle).
33La fonction symbolique de l’Institution et sa défaillance se repèrent à travers les itinéraires professionnels, dans cette approche qui porte l’éclairage sur les rapports qu’entretient le sujet à ses valeurs. Valeurs qui sont, pour chaque enseignant et selon les périodes historiques, incarnées ou non par l’Institution, à travers ses normes et ses significations, et par chaque établissement dans les représentations et les relations qui déterminent sa fonctionnalité. Dans les situations présentées, la mise en crise de l’investissement professionnel tient souvent au fait que les valeurs portées par le sujet ne sont plus suffisamment soutenues par l’Institution. Au contraire, quand les responsables institutionnels occupent leur place symbolique, on voit les enseignants se dégager plus facilement de scénarios desquels ils restaient prisonniers. Le groupe s’est constitué pour chacun, à certains moments, comme un lieu déplacé du cadre institutionnel, remplissant alors une fonction de cadre symbolique sur lequel il pouvait s’appuyer pour s’assurer une meilleure confiance en lui-même et dans les autres, en particulier les élèves. Chacun est passé à sa manière d’un vouloir sauver l’autre (et, à travers l’autre, soi-même) à entendre celui qui parle (y compris l’autre en soi-même).
De l’imaginaire de la maîtrise de l’autre au vide de l’investissement
34Le site clinique s’est constitué pour les enseignants comme un espace où chacun a pu faire l’expérience que retrouver du plaisir au travail ne passait pas par cet effort, toujours relancé de s’assurer la maîtrise de l’autre, mais par une meilleure circulation du sens disponible entre soi et l’autre. Mais cette dernière représentation ne pouvait se former, car elle était inconciliable avec un idéal de maîtrise (« qui tient la raison tient les choses elles-mêmes »). Et pour se protéger des effets de déception, occasionnée par des objets qui ne donnent plus la satisfaction attendue parce qu’ils creusent un décalage trop grand entre désir et réalité, les enseignants en étaient venus à renforcer le processus d’objectivation des situations, objectivation qui se présentait comme seul moyen d’éviter le conflit et de mettre à l’abri sa propre ambivalence.
35Il est possible de suggérer que ce destinateur, incarnant la maîtrise objectivée des situations, empêche les enseignants d’assumer l’ambivalence de leurs sentiments, et ainsi de traiter la conflictualité surgissant dans leurs classes ; conflictualité inhérente à la construction du lien intersubjectif. Ils furent surpris de constater qu’une meilleure tolérance de l’ambivalence de leurs sentiments leur ouvrait la voie au réinvestissement de la relation éducative et les sortait du vide éprouvé. Que d’être en contact avec cette ambivalence sans un surcroît de dramatisation leur permettait de résoudre des situations conflictuelles auxquelles, jusqu’alors, il leur était nécessaire de se soustraire par l’exclusion des élèves. Dans la traversée des histoires scolaires et professionnelles, les enseignants ont pu éprouver combien l’histoire de chacun est une histoire des avatars des identifications et des investissements, entre appartenance et désaffection, nostalgie et amertume, fidélité et trahison. Les récits résonnent de plusieurs voix révélant l’ambivalence des sentiments, le tiraillement dans les appartenances, la pluralité des identifications.
L’élève se trouve passé de bénéficiaire à opposant, lorsqu’il ne se conforme pas à l’image idéalisée que l’enseignant attend de lui
L’élève se trouve passé de bénéficiaire à opposant, lorsqu’il ne se conforme pas à l’image idéalisée que l’enseignant attend de lui
36Quand la relation est réduite à un processus d’absorption/expulsion, elle maintient la dépendance et ne permet ni au maître ni à l’élève d’intégrer son ambivalence et d’avancer dans sa capacité de vivre la conflictualité du lien. Dans l’espace clinique, quand l’enseignant a pu retrouver les traces de cette relation en lui et ses effets, alors s’est dessinée pour lui une histoire qui temporalise, c’est-à-dire une histoire qui redonne au passé les expériences vécues en les soustrayant à leur intemporalité, à leur fixité. En revenant dans les récits avec leur charge affective, ces moments figés du passé ont montré que les enseignants les isolaient inconsciemment, afin d’éviter qu’ils ne contaminent leur construction professionnelle. Mesure défensive qui ne constitue plus aujourd’hui un recours suffisant pour affronter les situations conflictuelles qu’ils rencontrent dans les classes.
37Le sentiment de satisfaction prévaut lorsque le sujet parvient à lier ces parties suffisamment pour les rendre compatibles entre elles. « C’est beaucoup plus complexe que ce qu’on croyait, disent les enseignants, à l’issue du temps collectif d’élaboration, mais on retrouve du goût à l’ouvrage. »
38« J’ai plus confiance en moi-même, s’étonne Aline B., j’ai moins de crainte par rapport à la place que je peux prendre et cela a modifié mon rapport aux élèves. Je leur fais plus confiance en groupe ou individuellement. Je ne me sens plus déstabilisée par l’imprévu et suis plus libre.
39Je me sens plus souple, plus plastique. J’ai moins peur ; cette peur m’a quittée ou plutôt s’est éloignée. J’ai toujours eu peur – c’est une constante comme professeur, de ne pas être le bon prof, le prof adéquat, de ne pas savoir faire ce qu’il faudrait savoir faire. Comme si, résoudre une situation, ce n’était pas utiliser des ressources internes, mais chercher à l’extérieur des réponses. »
40Justine G. souligne que l’essentiel, dans le changement produit et qui semble tenir au travail d’approfondissement des récits, c’est son rapport à l’institution. « Avant, l’institution, c’était “Ils” et, maintenant, je ressens que, l’institution, je la construis, qu’on la construit en soi, qu’elle est aussi de notre responsabilité et de notre fait. Un peu comme cette image qu’on nous montre, où selon la manière dont on la regarde, on voit une vieille ou une jeune femme. Il s’agit de la même chose pour moi, je vois des choses différentes apparaître, maintenant, en même temps. Question que je ne posais pas avant. Et est-ce que je ne fais pas le contraire de ce que je crois faire ? et ce n’est pas un malheur de me poser cette question ! »
Conclusion
41À la dernière séance du groupe, Mathilde D. conclut : « Quelque chose de difficile du rapport à l’élève, pour être touché, travaillé, peut mériter de passer par le fait de se remettre en contact avec soi élève. » Parce qu’ils ont interrogé leur propre particularité, les enseignants peuvent mieux accueillir la particularité de chaque élève dans le groupe classe. Ils ont découvert que, si pour certains le cheminement cognitif semble aisé, le rapport au savoir représente dans tous les cas un parcours accidenté se construisant à la suite de repositionnements successifs. Ils prennent conscience que les progrès, les déplacements de représentations, passent par l’ambivalence, le conflit et, dans certains cas, la mémoire douloureuse d’échecs en quelque sorte enkystés à l’intérieur du psychisme et toujours agissants.
42Les conflits relationnels, le rejet de l’autorité, l’opposition à certains contenus cognitifs, l’inertie ou le refus de se mettre au travail, jusque-là ressentis comme une opposition à la personne de l’enseignant, sont reconnus comme des facteurs inhérents (et non plus extérieurs) à la situation d’enseignement elle-même. Parce que le dispositif d’analyse s’est constitué comme un cadre pour élaborer la conflictualité interne de chacun, les mouvements contradictoires, l’ambivalence des élèves dans leur rapport au processus scolaire peut être mieux accueillie.
43À la hantise d’avoir à abdiquer aux normes objectivantes, hantise dont ils se défendaient par la conduite réitérée d’exclusion d’élèves, se substitue progressivement pour ces enseignants une plus grande capacité de faire avec l’autre et de composer avec ce trop d’hétérogénéité aux effets persécuteurs.
Notes
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[1]
Pour l’éclaircissement, précisons que le schéma de Greimas est la formalisation d’une mise en scène de l’existence humaine. Il est une mise en intrigue de l’existence et des projets du sujet soumis aux contraintes et aux aléas de la vie. Le linguiste sémiologue considère qu’il y a, en tout récit, au-delà d’un niveau apparent de la narration, un niveau immanent distinct du niveau linguistique où les structures narratives président à l’organisation du récit et la précèdent. Dans ce schéma dit « schéma actantiel », le récit s’analyse à travers les rôles tenus par chacun et les relations entre les « actants ». Un actant se distingue d’un acteur. Il peut être un être ou un objet qui joue un rôle spécifique dans le déroulement d’un récit. Le schéma canonique est tiré d’un motif central du conte traditionnel où un héros, averti par un sage ou un conseiller, débarrasse un pays d’un fléau, dragon ou ogre, et finit par épouser la fille du roi. Le récit est facilement réduit à quelques rôles clefs : le sujet (le héros) part à la recherche d’un objet (la paix du royaume) qui est valorisé à ses yeux par un destinateur (le sage). Au cours de sa recherche, le sujet rencontre des opposants (le dragon ou l’ogre) et peut être aidé par des adjuvants (des alliés, animaux, épée magique). Il est rare cependant que ce schéma s’applique facilement et complètement à un récit quelconque. Il arrive que certains rôles ne soient pas tenus ou bien doivent être réinterprétés. Souvent également, les récits présentent plusieurs programmes narratifs emboîtés, donc plusieurs schémas actantiels possibles.