Notes
-
[1]
Hanus M., Sourkes M. B., 1997, Les enfants en deuil. Portraits de chagrin, Coll. « Face à la mort », Éd. Frison-Roche.
1Les théories infantiles au sujet de la mort évoluent avec l’âge et la confrontation de l’enfant à la réalité d’un deuil. L’adulte en prend conscience par les questionnements, mais aussi les conduites de l’enfant en lien avec ses préoccupations.
2L’enfant confronté à la mort d’un proche est trop souvent aujourd’hui livré à lui-même. Vivant dans une société où l’idée même de la mort se doit d’être évacuée, il est fréquemment écarté des rituels de deuil, « protégé » par la suite de toute évocation de la personne disparue, condamné à un silence où ses questions ne pourront être entendues, faute de pouvoir être formulées. Aussi, son chagrin est-il le plus souvent largement sous-estimé.
3Comprendre comment l’enfant tente d’appréhender la notion de la mort au cours de son développement psychique, repérer les différentes expressions de son chagrin, analyser les caractéristiques du travail de deuil, tout cela va nous aider à lui ouvrir un espace de parole nécessaire pour que puisse s’amorcer une acceptation progressive de la perte.
La notion de mort chez l’enfant
4C’est vers trois ans quatre ans, avec le développement du langage et la sortie de la phase de toute-puissance, qu’un enfant commence à parler de la mort. Il y est confronté tout à fait normalement par la vision d’animaux qui lui apparaissent frappés d’immobilité. Il les regarde, les manipule, pose des questions et apprend alors que, s’ils ne bougent plus, c’est qu’ils sont morts. La représentation qu’il va se faire de la mort est alors très liée au sommeil : quand on dort, on ne bouge plus, on a les yeux fermés, on est dans le noir. Cette association mort et sommeil explique l’apparition fréquente à cet âge d’une angoisse liée au coucher que les rituels d’endormissement alors mis en place s’efforcent de combattre.
5Marie, trois ans, dont la grand-mère vient de mourir, réveille sa maman qui dormait : « Tu es morte, maman ? »
6Cette représentation de la mort liée au sommeil est profondément ancrée chez beaucoup d’enfants. Elle explique en bonne part cette première notion vécue par tout enfant, à savoir que la mort est un phénomène réversible : « Quand on meurt, c’est pas pour toujours… » La plupart des enfants vont s’accrocher à cette notion jusqu’à l’âge de sept ans. Beaucoup vont alors mettre en scène la mort dans leurs jeux : « Pan, je te tue… t’es mort… tu ne bouges plus pendant un moment… et tu te relèves ! »
7C’est cette idée que la mort est réversible qui explique que, confronté à la mort d’un proche, l’enfant, à cet âge, manifeste rarement un gros chagrin puisqu’il s’attend à le revoir. Aussi continue-t-il à lui parler, à entretenir avec lui une relation vivante, souvent surprenante pour son entourage. Il se soucie de savoir s’il n’a pas froid là où il est enterré, comment il mange, si ses cheveux poussent, comment il s’occupe…, de la même façon qu’il va enterrer son chien avec un os, ou son oiseau avec des graines.
8Clio a quatre ans, son père est mort accidentellement, il y a six mois. Depuis, elle continue de s’adresser à lui, de façon très naturelle : « Bonjour Papa ! tu vas bien. » Elle lui donne à manger à la cuillère « Tu n’as pas trop faim aujourd’hui ! » Elle réclame souvent le portable de son papa et elle lui parle.
9Tout indique que, pour l’enfant de quatre à sept ans, la mort d’un proche est vécue comme une séparation qui tend à se prolonger. Beaucoup vivent dans l’attente d’un retour, parce que même si l’entourage leur a dit « qu’il ne reviendra plus, qu’il est parti pour toujours au ciel », l’enfant à cet âge n’a pas encore acquis la notion du temps, encore moins celle de l’infini. Il attend. Certains s’impatientent malgré tout, s’irritent, trouvent le temps long.
10Valentine, cinq ans, est inconsolable de la mort de son grand-père décédé il y a six mois : « Je veux que tu redescendes du Ciel, que tu beurres mes tartines comme avant ! J’en ai marre que tu sois au ciel, ça sert à rien ! »
11Puis arrive le moment, autour de six ans, où apparaît la notion du fantôme. Le fantôme, c’est en quelque sorte un stade intermédiaire sur le chemin qui va mener l’enfant à comprendre que la mort est un phénomène irréversible, une sorte de médiateur entre le monde de la vie et le monde de la mort « puisqu’il est celui qui revient de la mort sous une forme presque humaine ». Il constitue, selon le mot de Pierre Ferrari, une sorte d’objet transitionnel mortel. Beaucoup d’enfants endeuillés évoquent cette présence à la fois désirée et redoutée.
12Fiona, huit ans, dont la maman est décédée il y a quatre ans : « J’ai toujours peur dans la nuit que le fantôme de ma mère vienne frapper au carreau. »
13Ce qu’il faut enfin retenir de cette période de quatre ans sept ans, c’est que la mort n’est pas encore perçue par la majorité des enfants comme un phénomène naturel : on meurt parce qu’on a été tué ou par accident.
14Ainsi Quentin, six ans, dont la maman est morte à l’hôpital. Il ne l’a pas revue. Je lui demande : « C’est quoi quand on est mort ? » Il me répond aussitôt : « C’est quand on est tué. »
15C’est autour de sept ans que l’enfant prend conscience du caractère irréversible de la mort. C’est-à-dire que « quand on meurt, c’est pour toujours ». Pour l’enfant endeuillé, c’est un moment difficile, car il perçoit qu’il ne reverra plus sous sa forme humaine, charnelle, celui ou celle dont il attendait le retour. C’est alors qu’il se pose d’autres questions : qu’est ce qu’on peut bien faire quand on est mort pour toujours ? Y a-t-il une vie après la mort et quelle est-elle ? « Est-ce qu’il sait qu’il est mort, mon père ? », me demande Antonio. Questions éternelles, de tout temps, de toute culture… questions bien pertinentes aussi…
16Très vite ensuite vient le caractère inexorable de la mort, c’est-à-dire ce moment où l’enfant comprend que tout le monde est appelé à mourir un jour « t’as quel âge toi, Papa ? Quarante ans ! t’es vieux, tu vas mourir bientôt ! ». La mort est alors directement liée à la vieillesse. C’est au moment où l’enfant commence à maîtriser l’idée de reproduction (comment on fait les bébés) qu’il accède à cette notion de la mort en tant que nécessité interne liée à l’ordre biologique.
17Maxence, sept ans, résume bien cette découverte quand il déclare à son père : « Plus tard, quand je vais faire un bébé, c’est là que tu vas mourir ! »
18Donc, on meurt quand on est vieux. Pour la plupart des enfants, cette découverte ne suscite pas d’angoisse particulière, tant il leur est difficile d’imaginer qu’un jour ils seront vieux ! Pour d’autres, au tempérament plus anxieux, c’est inacceptable et ça se traduit par des troubles du sommeil, des conduites régressives qui témoignent de l’angoisse suscitée par cette prise de conscience.
19Ainsi Magalie, dix ans, très angoissée depuis quelque temps. Je lui demande si elle a peur de mourir : « J’accepte pas le fait de mourir. Même quand je serai vieille, je veux pas mourir ! Les autres n’ont pas peur de mourir… moi si ! »
20Mais nous ne mourrons pas seulement quand nous sommes vieux. Il reste à l’enfant une notion capitale à acquérir : le caractère universel de la mort, le fait que la mort n’épargne personne, pas même lui, et qu’elle peut survenir à tout moment. C’est aux environs de dix ans que l’enfant découvre cette réalité. C’est parfois un choc.
21Lucie, neuf ans, consulte pour une pseudophobie scolaire un mois après le décès de son grand-père. Elle ne voulait plus aller à l’école de peur qu’en son absence de la maison, sa mère ne mourût à son tour. La prise en charge lui permet de passer ce cap difficile quand, quinze mois plus tard, elle est confrontée à la mort d’un cousin décédé à la naissance « avant que je sache qu’il était mort, je croyais qu’il n’y avait que les vieux qui mouraient ! Je me pose plein de questions maintenant ! ».
22Cette prise de conscience s’accompagne chez beaucoup d’enfants de deux phobies universelles :
- la peur d’être enterré vivant : « Je fais des rêves que ma mère se réveille dans sa tombe et qu’elle n’arrive plus à sortir. »
- la peur de la décomposition par les vers.
Les différentes expressions du chagrin
Les troubles du sommeil
23Ils sont quasi constants les premiers temps. L’enfant redoute de s’endormir. Il cherche à en retarder le moment. Il quête la présence d’un parent à ses côtés, demande très souvent de pouvoir dormir dans le lit des parents.
24Hugo, six ans, a été confronté en quelques mois à la mort de sa grand-mère, d’un oncle et d’une copine de classe. Depuis, il éprouve beaucoup de difficulté pour s’endormir. Il redescend jusqu’à vingt fois chaque soir pour dire à ses parents : « Bonne nuit, je vous aime. » Il m’a confié : « J’ai peur de m’endormir parce que j’ai peur de ne plus me réveiller. »
25Ophélie, dix ans, a perdu son grand-père et sa grand-mère à dix mois d’intervalle. « Depuis, dit sa maman, elle a toujours peur d’aller se coucher seule. Elle exige que je sois à côté d’elle jusqu’au moment où elle s’est endormie. »
Les conduites régressives
26Elles sont très fréquentes, liées à l’idée que la mort puisse être contagieuse et qu’elle emporte d’autres membres de la famille. Pour s’en protéger, l’enfant n’imagine pas d’autre solution que de « se coller » à ses parents, refusant le plus souvent de s’en séparer comme si cette maîtrise de tous les instants pouvait, seule, empêcher leur mort.
27Cédric, quatre ans. Son père est décédé il y a un an. Depuis, il exige de suivre sa maman partout où elle va : « Il me tient la main quand je vais chez le médecin et, l’autre jour, il m’a demandé si j’allais partir au Ciel moi aussi. »
28Aurélie, dix ans, a perdu son père il y a quatre ans. Elle vit seule avec sa mère. Elle ne la quitte pas un instant, s’interdit toute sortie, dort avec elle. « Tout ce qu’elle fait, il faut que je sois là, me dit sa maman. Elle est fort proche de moi. »
Les somatisations diverses
29Celles-ci sont l’expression d’une angoisse latente face à cet imprévu qui, à tout instant, peut survenir. L’irruption de la mort d’un proche dans la vie d’un enfant engendre une angoisse qui peut s’exprimer sous forme de somatisations diverses.
30Alexis, neuf ans, n’a pas connu son petit frère décédé à la naissance il y a quatre mois. Depuis, il ne va pas bien. Il régresse, voudrait ne plus quitter sa mère et il a de violents maux de ventre. On a fait tous les examens possibles et il n’a rien ! C’est un garçon sensible qui parle avec beaucoup de justesse de ce qu’il ressent depuis la mort de son petit frère : « Je pense à lui dès que je me lève… je crois que je vais le voir… je me rends compte qu’il n’est pas là… alors j’ai des douleurs à mon ventre et j’ai envie de pleurer… »
Les troubles scolaires
31Ils sont extrêmement fréquents et la plupart du temps méconnus dans la mesure où ils surviennent quelque temps après le décès et qu’ils peuvent se prolonger très longtemps, si bien que le lien avec le décès n’est pas toujours fait.
• L’enfant inattentif
32Assez souvent, l’enfant endeuillé est décrit par l’école comme un enfant rêveur, dans la lune, facilement distrait, inattentif, un peu solitaire.
33Ainsi Grégory m’est envoyé par l’école pour cette raison. Il a huit ans. Il n’a pas de copains, il est toujours seul en récréation et il est tout le temps dans la lune. J’apprends qu’il a perdu une petite sœur de trois mois, il y a deux ans de cela. Quand je lui propose de parler de Florence, il s’anime… : « Elle a deux ans, maintenant, je lui écris souvent (il me montre une lettre écrite le matin même)… j’attends qu’elle revienne… »
• Les troubles de mémorisation
34Mais les troubles scolaires qui me paraissent revenir le plus souvent de façon très significative sont ceux qui ont trait à la mémorisation. Beaucoup d’enfants endeuillés, sinon la plupart, font état, à un moment ou à un autre, de leur difficulté à apprendre leurs leçons.
35Ainsi Jeanne, dix ans, dont la maman est décédée d’une crise d’asthme il y a dix-huit mois, se trouve cette année en grande difficulté scolaire, elle qui était jusque-là une très bonne élève : « Cette année, ça ne va pas du tout, me dit-elle, je ne sais pas ce qui se passe, mais, quand je dois apprendre une leçon, il y a comme un mur qui m’arrête… et je me mets à pleurer. »
36Léo, dix ans, est très touché par la mort de son petit frère décédé pendant son sommeil à l’âge de quinze mois. Bon élève jusqu’alors, il fait état de ses difficultés scolaires quand je le vois dix-huit mois après ce décès et notamment de ses problèmes de mémoire : « C’est curieux, mais je n’ai pas une mémoire longue… au fur et à mesure que je mémorise, ce que j’ai mémorisé auparavant s’efface… »
Pour un enfant, la reconnaissance de la réalité est particulièrement difficile
Pour un enfant, la reconnaissance de la réalité est particulièrement difficile
37Arthur, dix ans, est inconsolable de la mort de son père décédé accidentellement. C’est un deuil difficile. Arthur s’interdit de pleurer. C’est l’aîné. Il veut être fort. Il y a beaucoup de colère en lui qui s’exprime par des comportements agressifs, que ce soit à la maison ou à l’école. C’était un élève brillant qui, deux ans plus tard, est en difficulté, car il se refuse à apprendre ses leçons : « J’y arrive plus… alors ça sert à rien d’essayer, quinze jours pour apprendre dix lignes ! »
38Comment expliquer ces difficultés de mémorisation si souvent rencontrées chez les enfants endeuillés ? Est-ce parce que se souvenir, c’est trop douloureux ? Est-ce parce que l’évocation de la personne disparue est comme frappée d’interdit au sein de la famille ? Est-ce par défaut d’expression des affects ? Probablement un ensemble de ces raisons.
L’agressivité
39Si, dans les premiers temps du deuil, l’enfant s’efforce de passer inaperçu dans le dessein de soulager des parents qu’il perçoit fragiles et douloureux, arrive le moment où les sentiments complexes qui le traversent vont devoir s’exprimer. Surgissent alors très souvent des comportements d’agressivité envers ses parents, sa fratrie, ses copains.
40Cette agressivité est en lien avec l’ambivalence présente au cœur même de nos relations les plus affectueuses. Plus nous aimons quelqu’un, moins nous supportons qu’il nous manque, d’où ces brusques poussées de colère qui nous envahissent alors, dont nous ne savons que faire et que nous exprimons alors vis-à-vis de nos proches.
41Mathieu, dix ans, est devenu très agressif quelque temps après le décès de son père : « Il est devenu colérique dès que je lui refuse quelque chose », me dit sa maman. Il casse tout dans la maison. Il me frappe et très souvent, il me dit : « Pourquoi c’est pas toi qui es morte au lieu de papa ? »
42Paco, six ans, n’a pas connu son papa décédé peu de temps avant sa naissance. S’il entretient une relation très proche avec sa mère, fusionnelle aux dires de celle-ci, il vient consulter en raison d’une agressivité permanente envers elle : « Il m’insulte sans arrêt, me traite de tous les noms, dit que c’est moi qui ai tué son père, fait des colères terribles au point de défoncer la porte de sa chambre où je l’avais enfermé en attendant qu’il se calme. Je ne sais plus quoi faire… et pourtant il peut être si gentil, si affectueux, si attentionné avec moi. »
43Tels sont les symptômes le plus fréquemment rencontrés chez les enfants endeuillés. Si certains surgissent très tôt après la perte, d’autres apparaissent parfois plus tard, en fonction semble-t-il de remaniements inévitables dans le travail de deuil en lien avec l’évolution psychique de l’enfant.
L’aide aux enfants endeuillés
44Tout professionnel désireux de venir en aide à un enfant endeuillé va être attentif aux trois dimensions essentielles de tout travail de deuil qui prennent chez l’enfant certaines caractéristiques.
En premier lieu, la reconnaissance de la réalité
45L’enfant n’a pas les mêmes capacités qu’un adulte pour appréhender la réalité. Pour lui, pendant tout un temps, la réalité est la conséquence directe de ses désirs. À l’âge de la pensée magique, comment différencier ce qui vient de lui de ce qui vient de la réalité extérieure ? Par ailleurs, la conception qu’il a de la mort en tant que phénomène réversible va retarder tout un temps la reconnaissance de la perte et l’entrée dans un travail de deuil. Aussi, pour un enfant jeune (huit ans), la reconnaissance de la réalité est-elle particulièrement difficile.
46Ainsi, Elise a six ans quand sa maman décède. Elle l’a vue partir à l’hôpital et ne l’a plus revue. Elle n’a pas assisté à l’enterrement : « Quand je lui ai dit que sa maman était morte, elle ne m’a pas cru… une heure après, elle jouait comme si de rien n’était. » Au cimetière, elle riait : elle trouvait que c’était joli, plein de fleurs. Aujourd’hui encore, elle continue à parler à sa maman comme si elle était toujours là. « Elle est pas dans le réel », conclut son papa.
47Annie, huit ans, attend le retour de sa maman décédée il y a six semaines. Elle a assisté à l’enterrement, mais elle continue à espérer qu’elle va la retrouver à la maison, là où d’autres personnes habitent pourtant…
48Laurine a huit ans quand son père est retrouvé noyé non loin de chez elle. À l’enterrement, elle n’a pas pleuré : « Est-ce que je dois pleurer, maman ? je ne suis pas triste. » Mais un an après, elle refuse toujours d’accepter la réalité : « Dès que je veux lui parler de son père, elle se bouche les oreilles et se met à hurler », me dit sa maman.
49Beaucoup d’enfants entre sept et dix ans ont acquis la notion d’irréversibilité de la mort, mais vont continuer à croire tout un temps au possible retour, d’où d’incessants élans d’espoir qui viennent se heurter à une réalité si difficile à accepter.
50Aider un enfant endeuillé à reconnaître la réalité de la perte, c’est d’abord lui dire la vérité, c’est-à-dire que la personne aimée est bien morte… et pas seulement « qu’elle est partie, qu’elle est au Ciel, qu’elle ne reviendra plus, qu’elle dort ». C’est aussi lui proposer de participer aux différents rituels du deuil en lui expliquant ce qu’il verra, en le rassurant sur le fait que l’on sera avec lui. Cette participation aux rituels va l’aider non seulement à mieux appréhender la réalité de la mort, mais va aussi lui permettre de mettre des mots sur les affects qui le traversent dans un moment où cette expression se fait spontanément dans son entourage.
En deuxième lieu, la remémoration
51C’est ce mouvement qui nous pousse à évoquer le disparu, à l’idéaliser : une façon de prolonger en nous sa présence et de lutter contre nos sentiments de culpabilité.
52Chez l’enfant, dans mon expérience, il est très rare qu’il évoque spontanément des souvenirs, qu’il prenne l’initiative de parler du disparu. Si son entourage ne le fait pas, l’enfant ne prend jamais le risque de briser le silence.
53Certains perçoivent très vite que toute évocation est douloureuse pour l’entourage.
54Élise, six ans, quand je lui demande si elle regarde parfois des photos de sa maman décédée il y a six mois, me confie : « Je vais te dire un secret… j’ai des photos, mais je les ai mises au grenier, parce que mon père, quand il les voit, il pleure. Alors, je les ai cachées et, des fois, avec ma sœur, on va les regarder. »
55Si l’absence d’évocation est le plus souvent le fait de l’entourage de l’enfant dans le but de le protéger d’affects trop douloureux, il arrive aussi que ce soit l’enfant qui fuit ou refuse systématiquement toute remémoration du disparu, dans une visée défensive le plus souvent, soit pour refuser une réalité trop douloureuse soit pour se protéger de l’expression de toute tristesse.
56Ainsi Gaétane, sept ans, dont le père vient de mourir dans un accident de voiture, il y a quatre mois : « Je ne veux pas pleurer, a- t-elle déclaré très vite à sa mère. » Elle ne pose aucune question, ne parle jamais de son père. Voyant sa mère pleurer au cimetière, elle lui reproche : « Tu pleures encore ! » Cette absence de manifestations extérieures chez Gaétane inquiète sa maman.
57On le voit donc, tout concourt à une absence d’évocation de souvenirs chez l’enfant endeuillé si son entourage n’en prend pas régulièrement l’initiative. Or, c’est une phase nécessaire de tout travail de deuil que cette remémoration, car en prolongeant en nous la présence de celui qui vient de mourir, c’est une façon d’atténuer le chagrin de son départ, et l’idéalisation qui accompagne ces évocations vient, de plus, atténuer les inévitables sentiments de culpabilité que nous éprouvons tous envers nos disparus.
58Beaucoup d’enfants privés de ces moments de remémoration vont tenter de garder une relation vivante avec le disparu en continuant à lui parler, à lui écrire. Cette conversation surprend toujours par son naturel. On peut penser que cette présence intérieure très forte de la personne décédée a pour fonction de l’aider à mieux supporter l’absence et à étayer une certaine stabilité psychique qui lui permet de poursuivre son développement.
59Ainsi je demande à Luc, huit ans, s’il lui arrive de parler à son père décédé, il y a huit mois. « Ben oui, en cachette, dans la cabane de ma sœur ou dans un arbre. Je lui dis :“Dommage que tu sois mort, on pense fort à toi.” Des fois, je me cache en dessous de son bureau et je lui écris un mot. Je suis sûr qu’il le lit. »
60Aider un enfant endeuillé, c’est donc encourager l’évocation des souvenirs, de façon naturelle, spontanée et respectueuse à la fois, de façon qu’il comprenne assez vite qu’il n’y a pas d’interdit, de tabou, de secret. Que cette évocation soit parfois teintée d’émotion ne doit pas être un obstacle, au contraire. Elle répond de plus au besoin qu’éprouve tout enfant de ne jamais oublier la personne qui vient de mourir.
En troisième lieu, les sentiments inconscients de culpabilité
61Aussi surprenant que cela puisse paraître, tout enfant se sent profondément coupable de la mort de son parent, de son frère, de sa sœur, de ses grands-parents. C’est une culpabilité rarement exprimée spontanément par l’enfant, mais tellement présente en lui-même qu’elle va trouver à s’exprimer de différentes manières, au travers des rêves qui reviennent de façon périodique, des troubles de comportement où l’enfant cherche à se faire punir, d’un syndrome dépressif, d’attitudes d’échec ou plus simplement quand l’occasion lui est donnée de la partager.
62Les raisons qui concourent à l’existence de ces très douloureux sentiments de culpabilité trouvent leur origine là encore dans le psychisme de l’enfant :
- le sentiment de culpabilité est d’autant plus présent que l’enfant vit l’ambivalence dans ses relations avec ses proches, c’est-à-dire que la colère, la haine vis-à-vis de celui, de celle qui vient brusquement à lui manquer, sont à la mesure de son besoin d’amour. Et plus, cette ambivalence est forte – ce qui est le cas de la majorité des enfants –, moins les affects négatifs qui l’accompagnent parviennent à la conscience sous forme de représentations conscientes de remords, de désirs de réparations. Ils font au contraire l’objet d’un refoulement et ne s’expriment alors que de façon détournée : soit en retournant ces affects de colère, de haine, contre soi-même ; cela peut expliquer certaines dépressions chez l’enfant, ou des accidents à répétition, ou la recherche incessante de punitions au travers de comportements de provocation, soit en se projetant sur autrui, sur le parent restant, sur l’entourage ; ce sont les conduites agressives fréquentes chez l’enfant endeuillé.
- La pensée magique qui imprègne fortement le psychisme de l’enfant et qui le pousse à croire que tout ce qui survient autour de lui est de son fait, qu’il lui a suffi de souhaiter quelque chose pour que ça arrive ou encore que tout ce qu’on fait ou ne fait pas a un impact direct sur les autres.
- La rivalité œdipienne qui pousse à souhaiter la disparition du parent rival.
- Les rivalités fraternelles, sources d’intense culpabilité quand survient la mort de ce frère ou de cette sœur dont on a pu penser qu’ils occupaient une place trop importante dans le cœur des parents et dont on a pu souhaiter la disparition.
63Léo, dix ans, dont le petit frère a été retrouvé mort dans son sommeil : « C’est ma faute s’il est mort. Je jouais avec mon autre frère et on a crié très fort à un moment : il a dû avaler de travers et s’étouffer. »
64Grégory, huit ans, dont la petite sœur est morte il y a deux ans, me raconte son rêve qu’il fait souvent : « Sylvain jouait avec le gaz, il y avait le feu à la maison. Vite, j’ai cherché après ma petite sœur. En voulant sortir avec elle, le feu bloquait… j’ai cherché un autre passage… Le feu m’a brûlé les mains… j’ai lâché ma petite sœur… et puis c’est terminé… elle est morte… mais on n’en parle pas… »
65Clément, qui a perdu son père à l’âge de sept ans, exprime son sentiment de culpabilité sept ans plus tard : « Ma mère voulait m’emmener voir mon père à l’hôpital. Ma grand-mère voulait pas. Moi, j’ai rigolé… et j’y suis pas allé… C’est peut-être pour ça qu’il est mort. »
66Aider un enfant endeuillé, c’est d’abord lui dire qu’il n’est en rien responsable de la mort de son proche. C’est une façon de l’aider à reconnaître en lui ce sentiment de culpabilité qui l’habite et d’en atténuer les effets. Il en est souvent soulagé.
67C’est ensuite favoriser l’expression des sentiments douloureux complexes attachés à la personne disparue.
68« Tout enfant a besoin de savoir qu’il est non seulement normal de ressentir de la colère, de la culpabilité, de la honte, de la peur, mais qu’il est nécessaire de les exprimer. » (Michel Hanus [1]). Sinon, ces émotions vont s’enkyster, favoriser la mise en place de structures défensives, différer le deuil. Tout ce qui va favoriser l’expression de ses sentiments, de ce qu’il ressent au fond de luimême sans être toujours capable de mettre des mots, va être déterminant. La participation de l’enfant aux rituels de deuil, l’évocation régulière des souvenirs, les mots mis par les adultes sur ce qu’ils ressentent euxmêmes, tout cela va aider l’enfant à être en contact avec son ressenti.
69Oui, favoriser l’expression des émotions, de ces sentiments qui, le plus souvent, n’affleurent pas à la surface, c’est certainement l’aide la plus importante que nous pouvons apporter aux enfants endeuillés. C’est toujours un moment émouvant, précieux, quand un enfant emmuré dans le silence entrouvre la porte de son vécu. C’est à Aude que je laisse la parole pour terminer.
70Aude a huit ans. Son père vient de se suicider. Sa mère, qu’elle n’a pas connue, est décédée un an auparavant. Sa belle-mère ne souhaite pas la garder. Elle arrive chez une tante qu’elle ne connaît pas. « Elle n’exprime rien », me dit celle-ci, très inquiète, lors de la première consultation, « elle semble ne rien ressentir… »
71Nous faisons connaissance. Elle me raconte son rêve où des voleurs tuaient son père… Puis, la fois suivante, elle me ramène un dessin… La mer immense, une île minuscule avec un gros bateau et un petit bateau de secours. Et, sur cette île, un minuscule personnage qu’on devine à peine : « C’est un petit garçon sur une île… Il est tout seul… Il attend que quelqu’un vient l’aider… Y’en a qui l’ont oublié, laissé là… » Je lui demande : « Qui l’a oublié ?
72— Ses parents… ses copains…
73— Et dans le bateau de secours ?
74— Y’a personne, ils sont tous dans le grand bateau. »
75Aude me parle clairement de sa situation d’enfant abandonnée. Mais rien ne semble émerger de ses affects. Je lui propose alors d’exprimer ce qu’elle ressentirait si elle était à la place de ce petit garçon : « Il est triste, me répond-elle, et très en colère… mais il ne pleure pas. »
76On perçoit à quel point Aude a besoin d’exprimer ce qu’elle ressent, mais combien aussi une réalité particulièrement traumatique peut empêcher cette expression.
Conclusion
77Difficulté à appréhender la réalité objective de la perte, difficulté à évoquer spontanément des souvenirs, importance des sentiments de culpabilité, tels sont les écueils le plus souvent rencontrés par l’enfant endeuillé. L’attention que nous lui porterons dans les premiers temps va l’aider progressivement à élaborer cette perte, à commencer un travail de deuil qui, pour beaucoup, ne trouvera son véritable achèvement qu’à l’âge adulte, à l’occasion d’un évènement (rupture sentimentale, décès) qui fera resurgir des affects jusque-là refoulés.
78Le rôle de l’entourage va souvent être déterminant en attirant l’attention des parents – eux-mêmes pris dans le bouleversement émotionnel de leur propre deuil – sur les besoins de leurs enfants et les manières d’y répondre.
79C’est un devoir simple d’humanité. Il suppose bien souvent que nous sachions surmonter nos propres résistances intérieures tant cela nous confronte à nos fragilités, à nos limites personnelles.
80Alors, au-delà du silence qui enferme, pourra surgir chez l’enfant une parole libératrice, porteuse de tant de questions sur le sens profond de toute vie. ?
Notes
-
[1]
Hanus M., Sourkes M. B., 1997, Les enfants en deuil. Portraits de chagrin, Coll. « Face à la mort », Éd. Frison-Roche.