Notes
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[1]
Sujet de thèse : « Les abandons d’enfants en Ukraine : un indicateur de la détresse psychosociale dans les sociétés postsoviétiques. »
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[2]
Le contexte social de Vilchany est relativement complexe et se constitue de plusieurs groupes ethniques, tels que les « goutsouls », les « lemki » et les « boyki ». Ce qui se traduit par un melting pot où se côtoient des populations d’origine ukrainienne, tchèque, hongroise, roumaine, tsigane, polonaise et russe.
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[3]
Expérience d’assistance aux médecins et pédagogues français qui s’est cristallisée en un vécu partagé, douloureux et exigeant, marqué par le constat de la détresse de jeunes gens à la fois enfermés et livrés à euxmêmes, et par le souvenir d’une longue familiarité avec des enfants, proximité nourrie de leurs paroles, de leur confiance et de leur affection.
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[4]
La défectologie (issue de la théorie de défectologie de Vygotsky) est une science soviétique développée dans les années 1930 autour des problèmes de diagnostic, d’éducation et de réhabilitation des enfants porteurs d’un handicap ou de déficience mentale. Elle a conduit au développement des pratiques de regroupement, de séparation et d’enfermement des enfants handicapés (Ainsow et Haile-Giorgis, 1998, p. 16).
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[5]
Le cas des bouts de jouet cachés illustre à la perfection le double geste de rejet et d’appropriation caractérisant l’attitude de la plupart des enfants de Vilchany : les jouets étaient enfermés dans les armoires, les chambres d’activités étaient vides, les enfants installés le long des murs (quelques-uns attachés aux chaises, d’autres allongés par terre), surveillés par les plus grands. Cet isolement, cette privation, rendent compte à la fois de la destruction immédiate des jouets dès lors qu’ils étaient mis à la disposition des enfants et la volonté de chacun d’eux de préserver et de cacher un bout de quelque chose.
-
[6]
La violence dont souffraient les enfants à cause des aides-soignantes s’explique par le simple fait que la maltraitance est une solution de facilité : il est plus aisé de battre ou d’effrayer un enfant que de lui consacrer son attention. Aussi, il n’arrivait que trop souvent que les enfants reçoivent des gifles ou des coups de serpillière, ou qu’ils fassent l’objet d’interdictions absurdes ou humiliantes. Un système de punition avait été mis en place : dans la cour de l’orphelinat, il y avait une sorte de pavillon où l’on enfermait des enfants, sous la surveillance des pensionnaires plus âgés. Les enfants s’y rendaient seuls, soumis, sous les cris d’une aide-soignante. Une autre mesure a été l’administration des calmants à la suite d’une série de grossièretés adressées au personnel.
-
[7]
Historiquement, l’imaginaire mythologique populaire dans les Carpates ukrainiennes est fortement marqué par une tendance à des bipolarisations axiomatiques (bien/mal, bon/mauvais, familier/étranger, etc.) des personnes et des objets, ainsi que par la présence d’entités imaginaires.
-
[8]
Bien que légalement aboli, le culte religieux a été largement toléré, notamment dans les campagnes et dans les districts périphériques, en raison de son action conservatrice, qui en fait l’allié du pouvoir, quel qu’il soit. Dans la région de Transcarpatie, deux confessions sont massivement présentes : la religion orthodoxe et la gréco-catholique.
1Si l’on déplore, en France, que les enfants handicapés soient souvent marginalisés ou exclus du système scolaire, en Ukraine se pose encore la question de leur existence en tant que sujet. À partir de ses rencontres dans l’orphelinat de Vilchany, l’auteur met en évidence l’approche médicalisée dominante et l’inertie institutionnelle, héritées de la « défectologie », et, d’une manière générale, les attitudes sociales et le positionnement défaillant des aides-soignants à l’égard de ces enfants handicapés.
2« La folie, dans une société comme la nôtre, et d’ailleurs, je pense, dans n’importe quelle société, c’est évidemment avant tout ce qui est exclu. » (Michel Foucault, « La folie et la société », conférence prononcée à Tokyo le 20.11.70.)
3Les pratiques sociales sont modulées par un système complexe d’intégrations et d’exclusions, d’investissements et de projections, par lesquels certaines valeurs s’imposent et viennent légitimer les gestes par lesquels une certaine société construit et change sa propre physionomie au cours du temps.
4Cette réflexion a émergé de mon expérience d’interprète et d’administratrice au sein du projet éducatif mis en place par le Comité d’aide médicale dans l’orphelinat pour enfants handicapés du village de Vilchany (Carpates ukrainiennes), entre mai 1997 et décembre 2001. Ce travail est la chronique de quatre années de suivis pédagogiques et de conditions particulières, souvent difficiles, dans lesquelles l’activité d’assistance médicale et psychologique d’une équipe d’éducateurs spécialisés français s’est trouvée fatalement appelée à négocier l’inscription d’une microsociété close et relativement repliée sur elle-même au sein d’un tissu social et culturel multiethnique [2] qui avait figé et fini par stéréotyper, sous les traits d’une altérité radicale et inintégrable, les petits pensionnaires de cette structure hospitalière.
5Au cours de ces quatre années, les éducateurs et moi-même, qui relate ici ma propre expérience [3], avons dû faire face non seulement à une réalité interne foncièrement différente de celle pour laquelle nos pratiques éducatives « spécialisées » avaient été conçues et prioritairement appliquées, mais aussi à une réalité externe souvent hostile, au sein de laquelle la rupture extrême du lien familial, qu’est l’abandon des enfants, se trouvait doublée d’une série de récits et de croyances visant à transformer la violence de cette exclusion en une mesure de rejet et de confinement.
À l’intérieur…
6À l’entrée de l’orphelinat (appelé « ditiatchiy budinok », maison des enfants en ukrainien), une garderie, avec l’écriteau : « Accès interdit à toute personne extérieure », fait office de « douane » symbolique, séparant la vie des villageois de l’enclos où vivent quelque cent cinquante enfants et jeunes adultes âgés de quatre à vingt-quatre ans, handicapés physiques ou souffrant de différentes pathologies mentales (schizophrénie, oligophrénie, syndrome de Down ou autres catégories de maladies qui relèvent de « défectologie [4] »). Les enfants « venus du diable », « nés du péché des parents », « maudits » (selon les dénominations que les gens de Vilchany leur ont données), vivent là, coupés de tout contact avec le monde extérieur, la société, les familles qui ont préféré les abandonner et n’ont pas supporté de garder auprès d’eux ces petits qu’une tare physique ou mentale condamnait à être différents des autres.
7Le long d’un mur blanc, une dizaine de fenêtres s’alignent sur deux étages. Derrière, les visages des enfants. Ils vivent là, le nez collé aux vitres. La maison des enfants se réveille tôt, la lumière éclate, le bruit monte des rêveries interrompues, les visages sont ensommeillés. Il est 6 h du matin. Les aides-soignantes et quelques adolescents parmi les pensionnaires aident à habiller les petits, les amènent à la toilette matinale. Après, c’est le petit déjeuner : les assiettes, les cuillères, le thé, la semoule. Une nouvelle journée commence dehors… et les nez se collent aux vitres. Les enfants ne quittent jamais l’orphelinat. Leur espace de vie est fermé par une grille et par l’interdiction qui leur est faite de sortir. À l’intérieur, les enfants font l’objet d’une classification : ceux qui sont plus ou moins autonomes malgré le handicap et qui peuvent se déplacer et réagir à leur entourage sont appelés les « développés » ; les « non-développés » sont ceux qui sont mis sous la surveillance des premiers ; il y a aussi les « alités » qui sont lavés et nourris par le personnel.
8« Les enfants ont été groupés en fonction de leur aptitude à marcher, sans autre considération, dans deux bâtiments dortoirs. La prise en charge des enfants en termes d’hygiène et de soins médicaux est pratiquement inexistante. Les enfants alités sont peu souvent lavés et changés, généralement une fois par semaine, parfois une fois tous les quinze jours pendant l’hiver (le bâtiment des douches étant éloigné des bâtiments dortoirs). Ils sont nourris quatre fois par jour, mais trop rapidement, avec des aliments dilués qui n’apportent pas une alimentation suffisante ni équilibrée. Le taux de mortalité à l’orphelinat est anormalement élevé. La prise en charge “pratique” des enfants est également très insuffisante, car il n’y a pas d’activités organisées pour les enfants. Les soins ne sont pas prévus ni organisés, mais seulement donnés en cas d’urgence. Enfin, il n’existe aucun document pour effectuer un suivi de l’état des enfants, pas plus qu’il n’y a de réunion pour discuter de l’évolution de chacun d’eux, voire du groupe. Toute cette vie se déroule dans des pièces austères, sans aucun jouet ni aucune décoration adaptée à l’enfant. » (Comité d’aide médicale, 1994, p. 24.)
9Qu’est-ce que passer son enfance dans un endroit d’oubli et de relégation tel que Vil-chany, où la prise en charge des enfants ne se distingue guère de leur incarcération ? Les quelques dessins que les éducateurs français ont pu voir lors de leur visite les ont frappés par leurs couleurs sombres et leurs gribouillis monotones, le délabrement du matériel éducatif et récréatif les ont choqués par son incurie, mais aussi parce qu’il était symptomatique d’un désespoir profond et figé : sans mémoire et sans avenir. Pour ébranler cette inertie d’un malheur accepté comme allant de soi et érigé en système de vie, un lent travail de reconnaissance de l’enfant a été entrepris aussi bien auprès des cadres et des employés de l’orphelinat qu’à l’extérieur, et ce, pour combattre à la fois la négligence du personnel et de la direction, mais aussi la méfiance dont sont frappés les adultes qui s’occupent des enfants enfermés à Vilchany. Cette double indifférence et ce double rejet condamnaient les enfants de l’internat à une exclusion d’autant plus sûre qu’elle se répercutait sur ceux-là mêmes qui en étaient les gardiens : l’orphelinat était un no man’s land où le dedans n’était rien d’autre que le dehors du dehors que l’on avait enfermé pour mieux l’exclure. Pour résumer ce premier constat et l’exigence qu’il imposait, l’on peut avoir recours à cette formule de Boris Cyrulnik : « Si la mort s’est éloignée de ces enfants, la vie n’est pas là pour autant. Ce potentiel de vie doit être stimulé, mobilisé, apprécié, reconnu, valorisé, estimé. » (Cyrulnik, 1999, p. 16.)
Qu’est-ce que passer son enfance dans un endroit d’oubli et de relégation où la prise en charge des enfants ne se distingue guère de leur incarcération ?
Qu’est-ce que passer son enfance dans un endroit d’oubli et de relégation où la prise en charge des enfants ne se distingue guère de leur incarcération ?
Entre la vie et la mort : ce qu’en disent les enfants
10Un enfant a besoin de soins et d’attention pour grandir. Lorsque tout cela lui fait défaut, son monde intérieur se referme sur lui-même. À l’occasion de quelques enregistrements audio, les enfants évoquaient leur perception de la mort, de Dieu, de l’amour et de la haine qu’ils nourrissaient à l’égard de leurs parents, et dont l’absence les a marqués soit par le vague souvenir qu’ils en gardent, soit à travers un récit qu’on leur a fait pour leur expliquer les raisons de leur présence à l’orphelinat (Briant, 2001, pp. 24-26).
11Serguiy s’est mis à parler, un jour. Il voulait dire tout ce qu’il ne pouvait pas dire auparavant. Et il a beaucoup à dire pour ses douze ans.
12« Bonjour, je m’appelle Serguiy ; mon nom est Lakatoche Serguiy.
13Et il y a un homme qui est mort, Mékolayovitch. Il nous a fait chanter. Est-ce que je vous ai montré comment je chante ? Essayez bien, tous, essayez. Il faut que tous chantent : Maroussia, Yvan, Oksana. Et je prie et je chante bien aussi. Je vais chanter.
14Applaudissez.
15Qui est mort ? Mékolay.
16J’ai offert une couronne de fleurs, et alors beaucoup de gens vont arriver. Et, Grâce à Dieu, je donnerai tout aux enfants. Je donnerai tout aux enfants, et de vivre longtemps ; je donne aux enfants de se promener ; je donne à vivre longtemps. Et tous les gens sont morts. Tous ont très peur.
17Mais pourquoi, je peux savoir ? Que Dieu m’aide, et Yvan Fedorovitch [le directeur] ! Que Dieu m’aide !
18Et ma mère n’est pas là, ma mère m’a laissé. Si ma mère vient, je la tue, je ne la touche pas. Si elle vient chez moi, je ne veux pas la voir. Que dieu m’aide ! Dieu aide-moi, je t’obéirai beaucoup. Et déchirer les fleurs… »
19Laryssa est une fillette de treize ans souffrant d’une malformation physique des jambes. Elle a un esprit particulièrement vif et éveillé :
20« Un adulte : Comment t’appelles-tu ?
21Laryssa – Laryssa, et ma mère s’appelle Tatiana [elle identifie l’image de la mère au médecin de l’internat]. Je me dessine (me maquille) comme un papillon ? C’est ma mère qui me dessine. Moi aussi je dessine ma mère ; je l’aime beaucoup ; elle me manque beaucoup ; elle est encore jeune.
22Un adulte – Comment vis-tu à l’orphelinat ?
23Laryssa – Je vis bien à l’orphelinat… Je suis une petite fille ; je suis assise sur une chaise [fauteuil roulant], je deviendrai grande et je volerai dans l’espace. »
24Ces enfants sont abandonnés à euxmêmes et sont contraints de faire face tout seuls à leur passé d’abandon et à leur présent d’isolement. S’ils en sont capables, ils ne peuvent compter que sur euxmêmes pour atteindre un point de résilience avec leur passé, n’ayant d’autres recours que leurs ressources personnelles : leur volonté de vivre ou ce qu’il en reste, leur capacité de rire et d’apprendre, parfois leur attitude à se rebiffer. Ce sont là les cas les plus douloureux et les plus tenaces : certains enfants sont conscients de leur handicap et des malformations corporelles qui les condamnent à être différents des autres. Ils doivent surmonter une grande honte de vivre. Tous ont un immense besoin d’être aimés, dans un corps qu’ils ne peuvent pas aimer euxmêmes. Rejetés, isolés, ils s’enferment dans leur solitude, leur anormalité. Ils rejettent parfois en retour ceux qui les ont repoussés. De cette demande affective contrariée et de leurs attentes déçues naissent des pratiques qui exaspèrent des attitudes que l’on peut rencontrer dans bien d’autres enfants issus de milieux différents : les enfants de Vilchany, presque sans exception, accumulent dans le peu d’objets qui sont à eux une puissante charge de réconfort et de protection (la brosse à dents et la serviette personnelle, l’assiette et la cuillère, le crayon ainsi que les bouts de jouets qu’ils cachent, la main d’une poupée, un bout de ficelle, une balle, un cube [5]). À cette magie de substitution ont fait pendant celles de la parole attentive et du geste qui apprend, ainsi que la volonté de ne pas les décevoir et de corriger l’injustice et l’exclusion dont ces enfants sont les victimes.
De l’extérieur… qu’en disent les villageois ?
25La vie des enfants de l’orphelinat de Vilchany était scandée par le recours systématique à la punition et à l’intimidation [6]. Qui plus est, la violence physique se trouvait redoublée sur le plan symbolique par un mépris affiché à leur égard : le handicap étant une marque infamante, le sceau d’une anormalité dont il constitue à la fois le trait emblématique et la sanction (Goffman, 1968, p. 47). Cette déconsidération de la personne de l’enfant handicapé se traduisait par toutes sortes de récits inspirés du folklore local et colportés au sujet de la naissance des enfants et de l’abjection dont ils étaient la punition [7]. Le personnel de l’internat, recruté uniquement dans les villages voisins, fort peu qualifié et pour une bonne partie au passé marqué par l’échec scolaire, ne se faisait pas défaut d’effrayer les enfants avec de telles histoires.
26Si l’on adopte une définition du mot « croyance » proche de celle avancée par Marcel Mauss en termes de « représentation collective » (idée, attitude pratique, motivation intentionnelle), ou selon une certaine tradition anthropologique et philosophique avertie des dangers inhérents à toute approche fonctionnaliste et totalisante, l’on voit derrière tout fait social le résultat d’une certaine histoire d’une, voire de plusieurs traditions, c’est-à-dire l’expression d’un certain espace linguistique, symbolique et pragmatique – un aspect de la « croyance » que l’on rendra par là même disponible est celui qui en fait un produit ou un artefact culturel qui prétend apporter une explication à un phénomène d’origine inconnue (Mauss, 1985, p. 89). Dans notre étude, le phénomène en question est la maladie mentale, alors que la « croyance » que nous analysons est celle de la représentation de la folie dans l’imaginaire d’une communauté donnée, en l’occurrence celle du village de Transcarpatie où se trouve l’orphelinat de Vilchany. L’attitude partagée par l’ensemble des villageois à l’égard des jeunes pensionnaires est caractérisée par une forte volonté d’exclusion et de rejet, doublée d’une crainte superstitieuse touchant aussi bien les petits infirmes que les hommes et les femmes censés les prendre en charge. Sous l’influence d’une religiosité populaire, la perception des enfants malades, enfermés à Vilchany, les rattachait immédiatement à une altérité radicale qui pouvait être poussée jusqu’à la dénégation de leur humanité : l’immobilisme et le renfermement des uns, les cris et les pleurs des autres, qui résonnaient dans l’orphelinat, la force surhumaine de certains enfants (comme Rosa et Ergika qui avaient la passion de modeler des barres de fer avec leurs mains), les crises de rage ou d’hystérie qui frappaient plusieurs d’entre eux, étaient ressentis comme autant de manifestations d’une animalité sans mesure commune avec l’humanité que les villageois s’accordaient à s’attribuer les uns les autres. Interrogés au sujet des enfants, on apprit que l’absence de baptême était une raison suffisante pour éviter tout contact avec ces « enfants du diable [8] ». Face à l’étendue de ce préjugé, une solution radicale fut adoptée, qui a consisté à baptiser les enfants grâce aux bons offices d’un prêtre venu d’un autre district. Chaque enfant reçut le baptême et une croix en gage du « salut de son âme ». Ce rite d’intégration à la communauté religieuse constitua un premier effort destiné à dissiper la défiance des villageois vis-à-vis des enfants handicapés. Du reste, son effet a été double : il a permis de donner un signal fort de reconnaissance de l’humanité des enfants qui ont été symboliquement associés au reste de la population, et l’apprentissage des prières est également devenu un exercice éducatif auquel ont pu être associées les aidessoignantes issues de Vilchany et des villages situés à proximité, contribuant de façon décisive à humaniser les petits pensionnaires aux yeux des villageois.
Rites d’éducation : les pédagogues-magiciens de Vilchany
27Pour Marcel Mauss, les rites sont « des actes capables, par essence, de produire autre chose que des conventions, ils sont éminemment efficaces, ils sont créateurs », ils modèlent, ils construisent, ils produisent le réel (Thouvenot, 1998, p. 24). Selon Caroline Thouvenot, éducatrice spécialisée, le rite ou, plus particulièrement, la situation rituelle, comporte des « mises à l’œuvre répétitives, se passant pour l’essentiel, à l’insu des individus, de procédures propres à organiser leur pensée, leur jugement, leur action, propres à construire et à produire un réel. Ces procédures rituelles concourent à inclure les individus dans un groupe, à les différencier d’autres individus, leur offrant une maîtrise de l’imprévisible et de l’indicible » (Thouvenot, 1998, p. 28).
28Pour leur part, l’équipe des éducateurs spécialisés à l’œuvre dans l’orphelinat de Vilchany a procédé à une sorte de ritualisation des pratiques éducatives. Les efforts visant à apprendre aux enfants à marcher, à se déplacer, à communiquer, ont été intégrés dans une série d’événements susceptibles de scander synchroniquement et diachroniquement le temps : le lever, le coucher, les repas, les gestes d’hygiène élémentaire, ainsi que les cours improvisés dans quelques pièces aménagées ont permis de définir et ordonner les journées, alors que l’organisation de fêtes d’anniversaire et d’initiatives à l’occasion de grandes fêtes religieuses et civiles (Nouvel an, Pâques, Fête des mères, etc.) a permis de coordonner la régularité journalière en unités temporelles plus complexes. À son grand étonnement, le personnel local a découvert que les enfants évoluaient ! Grâce aux attentions, à l’affection et aux gestes des médecins étrangers, un épanouissement « magique » des enfants s’était produit sous leurs yeux : des enfants alités dès la naissance se mettaient à marcher sous le regard méfiant et impressionné du personnel de l’orphelinat (75 % des enfants sont devenus mobiles) ! Cette magie n’était autre que la simple répétition des gestes d’éveil psychomoteur que chaque enfant apprend avec ses parents : incité et motivé, il commence à marcher. À condition qu’on lui adresse la parole, l’enfant se met à imiter le langage, à articuler des sons.
29Cet épanouissement des enfants a partiellement modifié le comportement du personnel de l’orphelinat à leur égard. Non seulement les éducateurs étrangers ont su réveiller la vie dans ces enfants voués à une existence inerte et parfaitement amorphe, mais ils ont aussi contribué à une prise de conscience de la population quant à la dignité humaine de ces petits infortunés.
Cet épanouissement des enfants a partiellement modifié le comportement du personnel de l’orphelinat à leur égard.
Cet épanouissement des enfants a partiellement modifié le comportement du personnel de l’orphelinat à leur égard.
Abandon et exclusion comme pratiques sociales… parents « inexistants »
30Michel Foucault a défini à plus d’une reprise le quadruple système d’exclusion de la folie adopté dans l’Europe du xviie siècle : il a notamment désigné les malades mentaux comme des exclus du travail, de la famille, du jeu, du langage, enfermés à vie dans des établissements spéciaux : « […] il n’y avait pas de médecin affecté à ces maisons d’internement ; il ne s’agissait absolument pas de guérir ces infirmes […] ou d’essayer de rendre à la vie normale ceux qui étaient fous » (Defert, 2001, p. 497).
31Un sort semblable à celui des malades de l’Europe du xviie siècle est encore réservé à ces enfants handicapés vivant dans les orphelinats ukrainiens. Leur handicap les condamne à passer toute leur vie dans un internat d’où ils ne sortent que pour être hospitalisés dans des services psychiatriques. La chute du système socialiste a défait l’illusion que des enfants pareils ne pouvaient pas naître, mais leur sort demeure le même : ils sont enfermés à vie dans des structures isolées du reste du monde.
32Ces enfants sont les laissés-pour-compte d’une société qui les a rejetés avant même de les avoir accueillis en son sein : l’abandon parental a fait place à un abandon éducatif, les deux ayant en commun le même abandon affectif. Si l’État a pris en charge leur survie matérielle, il ne s’est guère soucié de leur éventuelle intégration ou réintégration au sein de la société civile : la naissance d’un enfant handicapé est une tragédie pour ses parents qui ne bénéficieront d’aucun soutien de la part des institutions, si ce n’est d’en être débarrassés en le confiant à une institution spécialisée, qui n’a de « spécialisée » que le nom, l’enfant abandonné n’y connaissant alors rien d’autre qu’une existence vidée de tout ce qui peut en faire une existence digne d’être vécue. L’abandon de ces enfants devient ainsi une solution de facilité tolérée par la société civile. Au diagnostic médical, qui stigmatise l’enfant comme incapable de développement psychique et physique et qui statue sur son inadaptation à la vie sociale, font suite l’éloignement de l’environnement familial et la mort civile de l’individu que la société se contente de faire végéter dans un ghetto spécialement aménagé à cet effet. À défaut de handicap, lorsqu’il s’agit d’un enfant « orphelin », l’individu est privé de toute sorte d’éducation visant à développer son potentiel, ce qui se solde régulièrement par l’accumulation d’un retard qui le rend inadapté à réintégrer par la suite la société, si ce n’est par le surgissement de troubles psychologiques liés aux conditions infâmes dans lesquelles il est contraint de passer sa vie.
Pour conclure
33« Transformation, modification, changement, évolution, restructuration, accéder à une autre vision du monde, l’éducateur et l’institution dans laquelle il travaille vont bien avoir une fonction de modification d’un état donné, pour le salut des êtres en souffrance ou dont l’âme est perdue. » (Thouvenot, 1998, p. 257.) L’action des éducateurs du Comité d’aide médicale a opéré un petit miracle, plusieurs petits miracles pour être précis : grâce à leur intervention, des changements radicaux se sont produits dans les soins prodigués aux enfants handicapés. En plus de cela, il a été possible de surmonter le rejet aveugle dont faisaient l’objet les petits pensionnaires de Vilchany grâce aux résultats obtenus par les pratiques éducatives. L’action éducative s’est donc déployée sur le double plan de la lutte contre l’exclusion et du soutien apporté aux jeunes personnes, abandonnées à elles-mêmes et entourées d’un mépris général. Cela a demandé que l’on procède à une double transformation : celle de l’image que l’enfant a de lui-même et celle du regard que son entourage porte sur son handicap. Pour ce qui est du premier point, il importait avant tout d’aider les enfants à sortir de leur état de minorité afin qu’ils puissent développer, chacun dans la mesure du possible, leurs capacités. Pour ce qui est du deuxième point, il importait avant tout de mettre à mal les préjugés qui reposaient sur ces enfants, afin d’assurer un premier pas dans la direction de la reconnaissance de leur dignité d’êtres humains. C’est en ce sens que l’œuvre pédagogique des éducateurs qui ont opéré à Vilchany a assumé les traits caractéristiques d’une intervention puissante et inattendue, d’une action efficace et inexplicable, dont l’effet s’apparente à celui de l’action magique, au sens où Caroline Thouvenot a pu rapprocher l’action des magiciens de celle des éducateurs spécialisés. La magie consistant justement à créer de l’espoir là où il n’y avait qu’indifférence et résignation, à savoir apprendre à être heureux aux uns, les enfants, et donner une chance d’être heureux aux autres, les représentants de la société civile amenés à s’occuper de ces enfants.
34Les enfants de l’orphelinat n’ont d’autre mémoire ou d’autre histoire que celle des dossiers médicaux qui les accompagnent dans leurs transferts d’un établissement à l’autre au cours de leur vie. Les pages de ces dossiers personnels, que j’ai analysés et traduits dans le cadre de ce projet éducatif, sont une longue suite de traumatismes. Lorsqu’il est fait mention de leurs parents, aux noms et prénoms anonymes s’ajoutent les tristes précisions que voici : « refus de l’enfant », « abandon dans le service de maternité », « privés du droit de parenté », « mère alcoolique », « parents sans domicile fixe », « parents inconnus ». Tous ces petits visages, leurs rires, leurs paroles, portaient gravée la marque d’un malheur ancien et tenace. Ceux qui connaissent ces enfants, ceux qui ont touché leurs petites mains, ceux qui ont regardé dans leurs yeux, savent que l’affection qu’on peut leur vouer ne suffit pas à redresser le tort qui leur a été fait ni à leur restituer l’amour d’une mère ou d’un père qu’ils n’ont jamais eus et qu’ils ne cessent de rechercher. Comment se fait-il que des enfants âgés de quelques mois à peine s’obstinent à regarder à travers la porte vitrée d’un hôpital comme s’ils voulaient reconnaître leur mère ou un être cher qui les prennent dans leurs bras et les emportent loin de leur solitude ? Certains de ces enfants jettent leurs cubes colorés au loin, ignorent les peluches, ils ne font que scruter le monde à la recherche d’un visage qu’ils n’ont jamais connu et qu’ils ne reconnaîtront pas. Préservez votre cœur de ce regard. Sinon, vous ne l’oublierez jamais. Jamais. Et vous resterez là, immobilisés, faibles, désarmés, devant la solitude de ce regard et de ces yeux… les yeux d’un enfant abandonné.
Bibliogragphie
- Ainsow M. et Haile-Giorgis M., 1998, The Education of Children with Special Needs : Barriers and Opportunities in Central and Eastern Europe, eps 67, Florence, Unicef.
- Cyrulnik B., 1999, Un Merveilleux Malheur, Paris, Odile Jacob.
- Durkheim E., 1912, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf, 1968.
- Defert D., 2001, Michel Foucault. Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard.
- Goffman E., 1968, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit.
- Mauss M., 1950, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1985.
- Thouvenot C., 1998, L’Efficacité des éducateurs. Une approche anthropologique de l’action éducative spécialisée, Paris, L’Harmattan.
- Briant G., 2001, Mise en place d’une section d’aide par le travail et d’une unité médico-pédagogique à l’orphelinat de Vilchany. Ukraine 2001, Uzhgorod, Comité d’aide médicale (non publié).
- Comité d’aide médicale, 1994, Rapport 1994. État des lieux. Orphelinat spécialisé de Vilchany en Ukraine, Paris.
Notes
-
[1]
Sujet de thèse : « Les abandons d’enfants en Ukraine : un indicateur de la détresse psychosociale dans les sociétés postsoviétiques. »
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[2]
Le contexte social de Vilchany est relativement complexe et se constitue de plusieurs groupes ethniques, tels que les « goutsouls », les « lemki » et les « boyki ». Ce qui se traduit par un melting pot où se côtoient des populations d’origine ukrainienne, tchèque, hongroise, roumaine, tsigane, polonaise et russe.
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[3]
Expérience d’assistance aux médecins et pédagogues français qui s’est cristallisée en un vécu partagé, douloureux et exigeant, marqué par le constat de la détresse de jeunes gens à la fois enfermés et livrés à euxmêmes, et par le souvenir d’une longue familiarité avec des enfants, proximité nourrie de leurs paroles, de leur confiance et de leur affection.
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[4]
La défectologie (issue de la théorie de défectologie de Vygotsky) est une science soviétique développée dans les années 1930 autour des problèmes de diagnostic, d’éducation et de réhabilitation des enfants porteurs d’un handicap ou de déficience mentale. Elle a conduit au développement des pratiques de regroupement, de séparation et d’enfermement des enfants handicapés (Ainsow et Haile-Giorgis, 1998, p. 16).
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[5]
Le cas des bouts de jouet cachés illustre à la perfection le double geste de rejet et d’appropriation caractérisant l’attitude de la plupart des enfants de Vilchany : les jouets étaient enfermés dans les armoires, les chambres d’activités étaient vides, les enfants installés le long des murs (quelques-uns attachés aux chaises, d’autres allongés par terre), surveillés par les plus grands. Cet isolement, cette privation, rendent compte à la fois de la destruction immédiate des jouets dès lors qu’ils étaient mis à la disposition des enfants et la volonté de chacun d’eux de préserver et de cacher un bout de quelque chose.
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[6]
La violence dont souffraient les enfants à cause des aides-soignantes s’explique par le simple fait que la maltraitance est une solution de facilité : il est plus aisé de battre ou d’effrayer un enfant que de lui consacrer son attention. Aussi, il n’arrivait que trop souvent que les enfants reçoivent des gifles ou des coups de serpillière, ou qu’ils fassent l’objet d’interdictions absurdes ou humiliantes. Un système de punition avait été mis en place : dans la cour de l’orphelinat, il y avait une sorte de pavillon où l’on enfermait des enfants, sous la surveillance des pensionnaires plus âgés. Les enfants s’y rendaient seuls, soumis, sous les cris d’une aide-soignante. Une autre mesure a été l’administration des calmants à la suite d’une série de grossièretés adressées au personnel.
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Historiquement, l’imaginaire mythologique populaire dans les Carpates ukrainiennes est fortement marqué par une tendance à des bipolarisations axiomatiques (bien/mal, bon/mauvais, familier/étranger, etc.) des personnes et des objets, ainsi que par la présence d’entités imaginaires.
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Bien que légalement aboli, le culte religieux a été largement toléré, notamment dans les campagnes et dans les districts périphériques, en raison de son action conservatrice, qui en fait l’allié du pouvoir, quel qu’il soit. Dans la région de Transcarpatie, deux confessions sont massivement présentes : la religion orthodoxe et la gréco-catholique.