1Juan David Nasio se livre, dans cet entretien, à un réexamen approfondi de la notion de complexe d’Œdipe, fondamentale dans la psychanalyse, et à l’exposé de quelques-unes de ses hypothèses guidant sa démarche clinique.
2Claude Tapia Votre ouvrage représente une tentative très pédagogique de présentation à un large public de ce qu’est le complexe d’Œdipe, expression dont on abuse dans les salons et les cafés du commerce. Comment spécifier l’écart entre la connaissance vulgaire et la connaissance scientifique, disons psychanalytique, dans ce domaine ? Vous écrivez que ce thème correspond à la fois à un concept, une pratique thérapeutique et un mythe. En tant que mythe, il s’agirait, selon vous, d’une mise en scène de personnages familiaux incarnant les forces du désir et les interdits qui s’y opposent. Vous n’évoquez pratiquement pas la tragédie de Sophocle, Œdipe-roi, qui a été en partie à l’origine d’une évolution significative de la pensée de Freud. Pourquoi ?
3Juan David Nasio Pour répondre à votre question, je voudrais d’abord vous confier que ce livre est le fruit de longues années d’études et d’élaboration. Il y a quelques jours, quelqu’un me demandait combien de temps j’avais mis à écrire ce livre. Eh bien, dix ans, lui ai-je répondu. Oui, cela fait dix ans déjà que j’ai donné ma première conférence sur l’œdipe. Mais pourquoi écrire un livre sur une question aussi connue et universelle ? Il existe des bibliothèques entières consacrées à ce sujet ! Et, pourtant, j’ai toujours eu l’impression que, malgré sa popularité, ou peut-être à cause de sa popularité, il restait un concept mal compris, peu rigoureux, voire inutile pour notre pratique clinique. C’est alors que je me suis décidé à reprendre à la base tout ce qui avait été écrit sur l’œdipe par les grands fondateurs de la psychanalyse – Freud, Lacan, Melanie Klein, Winnicott et beaucoup d’autres – comme si je ne savais rien et devais tout apprendre.
4Ce livre est donc le résultat d’un défi que je me suis lancé à moi-même : reprendre à la base la notion capitale de complexe d’Œdipe et lui redonner toute la vigueur et la fraîcheur des premières avancées freudiennes. Or, pour relever ce défi, j’ai appliqué les deux mêmes règles que pour mes ouvrages précédents. D’abord, me refaire étudiant, retrouver la curiosité de celui qui ne sait rien sur la question à traiter, lire et relire le maximum de textes. Je considère que notre discipline, la psychanalyse, exige que l’analyste soit toujours prêt, quel que soit son âge, à se refaire étudiant. Je commence en élisant un thème qui soit peu connu, comme, par exemple, la douleur ou la culpabilité, ou trop connu comme l’hystérie ou l’œdipe. Je me dis que je ne sais rien et que je dois en étudier les fondements. Peu à peu se dégagent certains pôles, et mon but est de les articuler ensuite comme pour construire une charpente, plus qu’une charpente, je dirai une pièce de théâtre, dont l’intrigue débute par la présentation des personnages, culmine dans la tension d’un drame et se dénoue par une fin qui révèle l’utilité du concept dans la pratique et sa nécessité dans la théorie. Donc, première règle, se refaire étudiant, la deuxième étant la manière de transmettre le savoir appris. Cette deuxième règle peut se formuler de la façon suivante : il n’y a pas de concept analytique, aussi complexe et difficile soit-il, qui ne puisse se formuler dans la langue de tout le monde. C’est ainsi qu’en appliquant cette méthode de me faire innocent et d’écrire clair, j’ai rédigé tous mes livres. Mon but n’est pas d’être pédagogique, mais de transmettre une psychanalyse vivante, découvrir ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. Une précision importante : je cherche toujours à pétrir le concept, à le malaxer jusqu’à le faire mien. Je ne cherche jamais à être original. Au début, je veux comprendre et m’emparer du concept, mais en aucune façon inventer. L’invention, si invention il y a, semble venir comme d’elle-même, par surcroît, sans que je l’appelle. En fait, l’originalité qui peut apparaître une fois le travail achevé n’est rien d’autre que la trace du pétrissage de cette pâte qu’est la théorie. Voilà la méthode avec laquelle j’ai écrit L’Œdipe.
5C. T. Vous évoquez au cœur de l’ouvrage le processus de la découverte par Freud du complexe d’Œdipe. Vous réfutez les hypothèses soutenues dans diverses publications psychanalytiques, à savoir que cette découverte a à voir avec son autoanalyse (et la mise au jour de son attraction érotique pour sa mère), la mort de son père, ses échanges épistolaires avec W. Fliess et, enfin, avec son identification avec le héros de Sophocle. Pour vous, l’œdipe a été élaboré par Freud dans l’écoute de ses patients adultes, notamment des femmes dites « hystériques ». Et vous enchaînez, sans fournir aucune explication, avec l’évocation du changement théorique opéré par Freud, consistant à intituler « fantasmes » les abus sexuels (de la part du père) dénoncés par les patientes « hystériques » et en un renversement des rôles dans « la scène de la séduction », attribuant à l’enfant le désir actif et incestueux d’être séduit par le père (d’où l’œdipe). Divers travaux psychanalytiques fournissent des explications d’ordres psychologique et sociologique à cette « conversion » de Freud, à savoir la réprobation de ses pairs visant sa première théorie de la séduction et la mort de son père, source de culpabilité. Comment expliquez-vous ces divergences ?
6J. D. N. Je ne réfute aucune hypothèse pour expliquer comment Freud est parvenu à la découverte du complexe d’Œdipe. Je crois que toutes les approches que vous mentionnez sont légitimes et complémentaires. Pour moi, la plus importante, celle que j’avance, c’est de penser que l’œdipe s’est révélé à Freud au cœur de l’écoute de ses patients. L’œdipe freudien est un concept marqué au fer rouge de la volonté de Freud d’explorer jusqu’au tréfonds de l’être l’origine de la souffrance. En ce sens, je voudrais vous rappeler que l’idée force, l’idée maîtresse, de mon livre est de démontrer que l’œdipe est avant tout un concept clinique. Clinique parce qu’il a germé dans le terreau de la clinique de Freud et mûri dans notre clinique d’aujourd’hui. Il n’y a pas de cure analytique sans que, de près ou de loin, directement ou indirectement, l’analyste ne se réfère à l’œdipe.
7C. T. Certains travaux font référence à ce que l’on appelle « la période de latence », désignant par là une suspension des pulsions sexuelles à partir de six ans, et cela, jusqu’à la puberté, en raison de la pression des exigences éducatives et civilisatrices. Vous en rendez compte très brièvement en parlant d’une phase d’accalmie pulsionnelle entre la crise œdipienne et une nouvelle secousse lors de la puberté. Vous ajoutez qu’à l’âge adulte, à l’occasion de conflits affectifs, de nouvelles éruptions pourraient survenir sous la forme de souffrances névrotiques. Vous expliquez, un peu plus loin dans l’ouvrage, que ces souffrances découleraient d’une liquidation imparfaite du fantasme œdipien. Cela est parfaitement clair, mais n’aurait-il pas fallu détailler les remaniements psychiques intervenant au cours de la période de latence, notamment la mobilisation par l’enfant de l’imaginaire comme protection contre l’angoisse de la castration ou contre la perte de ce que vous appelez « l’objet suprême » ?
8J. D. N. Parmi les sept grandes définitions que je donne de l’œdipe, votre question m’amène à souligner celle qui le caractérise comme une crise de croissance qui éclate à l’âge de trois, quatre ans et ressurgit à l’adolescence. Bien entendu, si l’œdipe infantile n’a pas été adéquatement résolu, entre autres choses parce que les parents n’ont pas su gérer la crise, alors, effectivement, il y aura, comme vous le dites, de nombreux remaniements psychiques intervenant au cours de la période de latence. Permettez-moi de vous rappeler brièvement les sept grandes définitions de l’œdipe :
- L’œdipe est une crise de croissance, une flambée de sexualité vécue par un enfant de quatre ans au cœur de la relation avec ses parents.
- Il est aussi un fantasme sexuel forgé innocemment par le petit garçon ou par la petite fille pour calmer l’ardeur de son désir.
- L’œdipe, c’est encore la matrice de notre identité sexuelle d’homme et de femme, car c’est lors de la crise œdipienne que l’enfant éprouve pour la première fois un désir masculin ou féminin envers le parent de sexe opposé.
- L’œdipe, c’est également une névrose infantile, modèle de toutes nos névroses d’adultes.
- L’œdipe est une fable symbolique qui met en scène un enfant incarnant la force du désir et ses parents incarnant tant l’objet de ce désir que l’interdit qui le réfrène.
- L’œdipe est la clé de voûte de la psychanalyse. C’est le concept souverain qui engendre et ordonne tous les autres concepts psychanalytiques et justifie la pratique de la psychanalyse.
- L’œdipe, enfin, c’est le drame infantile et inconscient que tout analysant rejoue sur la scène de la cure en prenant son psychanalyste comme partenaire.
9J. D. N. En effet, j’affirme – et c’est une avancée totalement inédite – que le garçon est animé par trois désirs incestueux, alors que la fille l’est seulement par deux. Et, surtout, j’ajoute que le désir essentiellement masculin est celui de posséder le corps de l’autre et d’en tirer du plaisir, et que le désir essentiellement féminin est d’être possédée par le corps de l’autre et d’en tirer du plaisir. Je m’empresse de préciser, en pensant à nos lectrices, que le désir féminin d’être possédée ne signifie nullement passivité ou soumission. Avec Dolto, je crois que l’être masculin se définit par son tropisme centrifuge et que l’être féminin se définit par son tropisme centripète. La jouissance d’une femme, c’est d’être contenue, protégée et pénétrée par celui qui l’aime et qu’elle aime et d’être ainsi reconnue pleinement comme sujet.
10C. T. Je suppose que l’on vous a souvent interrogé sur les conséquences de l’élargissement de la parenté sociale, sans référence à des liens biologiques, d’une part, sur les réticences de certains psychanalystes à l’égard des familles homosexuelles, d’autre part. Quelle est votre position à cet égard ?
11Par ailleurs, certains sociologues contestent le recours à l’arsenal psychanalytique classique, notamment l’œdipe, pour traiter les enfants des couples homosexuels ou transsexuels. Quelle réponse pouvez-vous leur apporter ?
12J. D. N. En effet, on m’a souvent interrogé à propos de l’influence de parents homosexuels sur le développement de l’enfant qu’ils élèvent – que cet enfant soit adopté ou non. Ma position est claire. Quels que soient les parents, l’éducation de leur enfant doit respecter un principe selon moi incontournable, celui d’éviter que l’enfant ne devienne l’enfant-roi de la maison. Si les parents homosexuels parviennent à surmonter la difficulté inhérente à leur condition de famille d’exception comportant un enfant devenu le centre du foyer, alors j’augure le meilleur destin pour cet enfant.
Bibliographie
Bibliographie
- Nasio J. D., 1992, Enseignement de sept concepts cruciaux de la psychanalyse, Paris, Payot.
- Nasio J. D., 1994, Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, Paris, Payot.
- Nasio J. D., 1995, L’Hystérie ou l’Enfant magnifique de la psychanalyse, Paris, Payot.
- Nasio J. D., 2005, L’Œdipe. Le concept le plus crucial de la psychanalyse, Paris, Payot.
- Dolto F., 1996, Sexualité féminine : la libido génitale et son destin féminin, Paris, Gallimard.