1Jusqu’à il y a environ cinq ans, l’adoption forcée au Royaume-Uni était un phénomène presque invisible ; sa pratique était inconnue des étrangers. Lorsque j’ai commencé à m’y intéresser, j’ai vite compris pourquoi : les parents affectés par la perte de leur enfant au profit d’une autre famille n’avaient pas le droit d’évoquer leur histoire en dehors du tribunal lors d’une audience à huit-clos, sous peine d’aller en prison.
2La même interdiction était valable pour les journalistes, et d’ailleurs la RTBF pour qui je faisais mes reportages a, un jour, reçu par l’intermédiaire de l’ambassade britannique à Bruxelles, un ordre de bâillonnement à mon intention (gagging order) avec menace d’emprisonnement et de saisie de biens.
3La publicité négative autour de l’adoption forcée est venue, entre autres, des pays étrangers dont les enfants de familles expatriées ont été retirés, sans même en avertir les autorités consulaires, par les tribunaux familiaux qui les ont octroyés à des familles britanniques.
4Depuis, l’usage de l’ordre de bâillonnement s’est en partie relaxé, du moins pour la presse qui a pu décrire nombre de cas, sans toutefois nommer les personnes concernées. La raison invoquée à cette loi du silence est « l’intérêt supérieur de l’enfant », et, bien consciente que l’expression n’est pas uniquement britannique, je ne trouve toujours aucune explication rationnelle au mot « supérieur » qui évoque surtout une puissance occulte à l’abri de tout contrôle citoyen.
5Aujourd’hui, l’adoption forcée, officiellement « sans consentement parental », est présentée par les autorités britanniques comme la meilleure mesure de protection de l’enfance et fait l’objet de campagnes par le gouvernement.
6D’après la loi, les mesures provisoires qui consistent à placer un enfant le temps nécessaire pour résoudre des problèmes relatifs à ses parents, existent. Sur le terrain, j’ai surtout constaté des enlèvements brutaux d’enfants par les services sociaux assistés de la police, suivis d’une audience pour entériner la cessation des droits parentaux. D’après la loi, l’enfant peut exprimer son opinion, en particulier à partir de 12 ans. Mais il n’a aucun droit de refuser la séparation d’avec sa famille ni même son adoption, si cela lui est imposé par le juge. Cela dit, la plupart des enfants adoptés le sont peu après leur naissance.
7Durant six ans, j’ai rencontré quelques centaines de parents biologiques, généralement dans un état de détresse inimaginable. Bien sûr, je n’ai pas rencontrés les vrais parents criminels, qui n’approchent guère les journalistes et qui plus est, sont rarement connus avant qu’une tragédie survienne. Ce type de tragédie qui résulte en infanticide est systématiquement récupéré par la propagande pour le retrait des enfants. Il semble qu’au Royaume- Uni, anticiper le crime par la destruction des familles imparfaites soit la solution.
8Les signalements peuvent arriver par les particuliers ou les professionnels. Elles ont aussi lieu pendant la grossesse, parce qu’une mère, par exemple, a connu des problèmes avec l’alcool, la drogue, la dépression ; ou a fait l’objet d’abus violents supposés la rendre inapte à sortir de son état de victime ; ou même a été elle-même retirée à ses parents et est donc connue des services sociaux qui avanceront une enfance malheureuse pour justifier sa probable inaptitude à devenir parent.
9Les signalements de femmes enceintes aboutissent le plus souvent à un verdict de « risque d’abus émotionnel pour l’enfant ». Les sages-femmes britanniques ont l’obligation de signaler les grossesses de femmes connues des services sociaux et de toute femme ayant confessé certains problèmes, en particulier un épisode de déprime, même légère.
10J’ai aussi rencontré des enfants terrorisés par la perspective de la séparation d’avec leur famille ; d’autres, qui avaient atteint la majorité et coupé les liens avec leurs parents adoptifs ; d’autres encore qui avaient retrouvé leurs parents biologiques. Certains, qui se sont rebellés dès l’âge tendre, avaient été soumis à l’usage prolongé de neuroleptiques, une descente aux enfers qui vole non seulement la jeunesse, mais aussi la santé. Ces enfants ou anciens enfants sont intarissables sur le mal qui leur a été fait. Dans les statistiques officielles, la moitié d’entre eux finissent en prison ou sur le trottoir. En tout cas, même s’ils ont reçu une taloche qui a donné lieu à leur signalement, c’est au tribunal que les dégâts irréversibles ont commencé.
11Le gouvernement n’a jamais caché que les nouveaux nés sont les plus demandés par les candidats à l’adoption. J’ai assisté à l’arrachement d’un nouveau-né à sa mère par une assistante sociale secondée d’une sage-femme et de la police pour la restreindre ainsi que le père. Et je ne crois pas qu’il existe aucune forme de protection sociale qui puisse justifier de telles atrocités.
12Sur le terrain, la raison pour lesquelles on surnomme les services sociaux les « SS » devient très vite évidente. Dans le cas auquel j’ai assisté, le crime de la mère était de souffrir occasionnellement d’épilepsie et donc de risquer de lâcher son bébé au milieu d’une crise.
13Je dois préciser, bien sûr, comment j’ai pu être témoin de ces évènements normalement soigneusement cachés du public : j’étais devenue, avec l’aide de parents et sous un autre nom, une « MacKenzie Friend ». Le ou la MKF, c’est une personne profane qui peut assister un parent lors des évaluations et conférences par les services sociaux, et devant les tribunaux lorsque ce parent n’a pas d’avocat. Cela peut-être un ami qui restera muet face au juge et s’en tiendra au rôle de soutien moral pour le parent. Cela peut-être un MKF à plein temps comme ceux qui travaillent avec John Hemming pour son association Justice pour les Familles, qui connait le droit familial et prend une défense active du parent au tribunal.
14Le MKF peut donc tout voir, mais il est aussi soumis à l’ordre de bâillonnement. Un jour, j’ai eu la mauvaise idée d’apporter à un juge des preuves de malversation des services sociaux vis-à-vis d’une famille, c’était au tribunal de Brighton. Je m’en suis mordue les doigts lorsque le juge a pris le CD que je lui tendais, et l’a donné directement à l’avocat des services sociaux. Ce jour là, j’ai compris que le problème ne partait pas du simple soldat, mais du général.
15Pourquoi certains parents n’ont-ils pas d’avocat ? Dès qu’on leur retire un enfant, ils ont droit à l’aide juridique. Les services sociaux leur présentent une liste d’avocats et se gardent bien de leur dire qu’ils ont le droit d’en choisir un qui ne figure pas sur cette liste. La grande majorité de ces avocats dépensent l’aide juridique entre le retrait de l’enfant et l’audience finale, si bien qu’il ne reste plus d’argent pour faire appel.
16Ensuite, ils affirment aux parents qu’ils ne peuvent faire appel parce que leur cas n’offre aucun mérite. C’est pourquoi les avocats familiaux au Royaume-Uni sont surnommés les « perdants professionnels ». Deux avocats interviennent pour chaque partie, l’avocat qui monte la défense (solicitor) et l’avocat au barreau (barrister) instruit par le solicitor. Un barrister, est payé de 1 000 à 22 500 euros par jour d’audience, selon ses compétences en droit familial et sa réputation. Je n’ai malheureusement pas de chiffres récents pour le coût total en moyenne par cas, mais une étude de l’université de Bristol en 2010 citait : de 5 600 à 225 000 euros en coûts légaux, ce qui inclut aussi les experts tels que psychologue ou pédiatre.
17Il y a bien sûr des exceptions, des avocats courageux et ingénieux qui ont gagné le retour d’enfants dans leur famille, mais ils sont vraiment rares, car une fois qu’il sont repérés comme défenseurs chroniques des droits de la famille, ils font l’objet de menaces sur leur carrière, ne serait-ce que celle d’être retirés des listes de l’autorité locale.
18Mais j’ai aussi vu des barristers de talent en possession d’un dossier de preuves tangibles se heurter au mur des décisions de justice partiales. Par exemple, en cour d’appel à Londres, les trois juges (ils sont de un à trois) ont admis qu’une mère était atteinte d’une carence qui avait causé la maladie des os de verre à son bébé via l’allaitement, et que les fractures du bébé n’étaient pas infligées par les parents.
19Mais avant qu’aucun médecin ne fasse l’effort de rechercher une telle carence, les parents avaient été renvoyés de l’hôpital et leur bébé, placé chez un couple sans enfants. Bien que son adoption n’ait pas été prononcée au moment de l’appel, les juges ont conclu que le bébé ne devait pas être changé de famille une fois de plus, et que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme s’appliquait à ses futurs parents.
20Je pourrais citer plusieurs cas pour lesquels le juge, au tribunal local ou en cour d’appel, a cité les droits de l’Homme des futurs adoptants. Au tribunal d’Ipswich, dans l’est de l’Angleterre, l’avocat d’un couple candidat pour un bébé, a tenu le même propos sur la base d’une photo de ce bébé qui leur avait été montrée et à partir de laquelle ils anticipaient leur bonheur. Le juge a approuvé et commenté les droits de l’Homme de ce couple, et ce en présence de la mère biologique.
21Je pense que ce que le public n’a pas le droit de voir au Royaume Uni, c’est comment la protection de l’enfance exalte le côté sombre de l’être humain, qu’il s’agisse d’un petit assistant social ou d’un grand juge. Je n’ai moi-même pas d’enfants, mais voir cette machine sadique en action m’a donné plus d’une fois la chair de poule.
22Je vais terminer avec un aspect qui sous-tend l’adoption forcée et les retraits abusifs d’enfants dans le système britannique : l’argent.
23La protection de l’enfance génère dans ce pays toute une économie dont les chiffres sont ouvertement publiés. Les services sociaux y sont des services publics, mais ils font de plus appel à des sociétés privées. On arrive à cette contradiction d’une protection de l’enfance qui coûte très cher à l’État et en même temps, ces vingt dernières années ont vu foisonner les agences qui fournissent des familles d’accueil aux autorités locales moyennant une commission.
24Huit de ces agences ont fait autour de 46 millions d’euros de profit l’an passé, dixit Martin Narey, un conseiller gouvernemental surnommé « le pape de l’adoption ». La BBC a récemment publié un reportage sur les Golden Hello de 3 350 euros que ces agences offrent actuellement aux nouvelles familles d’accueil, dans l’espoir d’en recruter 9 000 supplémentaires.
25Une famille d’accueil est payée par l’autorité locale, c’est à dire le comté, en moyenne 570 euros par semaine et par enfant. Si l’autorité locale fait appel à une agence pour trouver une famille, cela lui coûte alors de 840 à 1.050 euros par semaine et par enfant.
26Les agences d’adoption, elles, sont à but non-lucratif, mais génèrent également une économie. Exemple, Barnados, l’une des plus grandes agences d’adoption nationale, dotée d’une activité diversifiée dans les services en relation avec les procédures d’adoption et d’accueil, emploie 8.270 personnes, non seulement du personnel social, mais aussi de communication, finance, technologie, marketing, ressources humaines, comme toute entreprise.
27Cela donne une idée du marché de l’emploi qui repose sur la victimisation des enfants et leurs familles. Sans doute les gouvernements britanniques pourraient-ils utiliser les mêmes ressources pour aider, voire éduquer, les parents si nécessaire. Mais c’est ainsi, et des dizaines de milliers de femmes vulnérables sont en fait utilisées comme mères porteuses.