Couverture de JDJ_343

Article de revue

H... le pacifique

Pages 38 à 40

Notes

  • [1]
    Responsable d‘unité éducative d’hébergement collectif (UEHC) à la PJJ.
  • [2]
    Un oxymore est une figure rhétorique, une alliance de mots désignant des réalités contradictoires

1L’éducateur possède peu de moyens pour entrer en relation avec le jeune qui lui est confié par le juge. Il procède donc naturellement par l’intermédiaire du langage. On voit ainsi se décliner autant d’utilisations de la langue parlée ou écrite, qu’il y a d’éducateurs. L’un se présente comme le porte parole de la loi et du cadre pénal, l’autre joue de bons mots, un troisième use d’images et même de récits ou de contes. Ces derniers endossent alors d’ailleurs parfois le rôle d’un véritable « média éducatif », sorte d’espace transitionnel au sein duquel la rencontre devient parfois possible.

2C’est un foyer de jeunes filles en banlieue bordelaise. Au bout d’une longue rue sans issue, en lisière d’un bois, derrière un portail en fer, je vois se dessiner la silhouette d’une ancienne et grande maison bourgeoise. C’est Luc, l’éducateur de service cet après-midi là qui m’accueille : « Autant te prévenir tout de suite, j’ai travaillé pendant 15 ans en hôpital psychiatrique, mais ici c’est vraiment dur… ».

3Les jeunes filles accueillies ici ont entre 15 et 18 ans. Elles sont au nombre de 19. Très vite, je vois se détacher plusieurs clans. Il y a les « dures » ; celles qui semblent n’avoir peur de rien ni de personne, et qui ne ménagent d’ailleurs personne, même pas parfois, celles qui font partie de leur bande. Et il y a les autres, plus fragiles, sans cesse en quête d’attention de la part de l’adulte, cassées par un passé douloureux. La différence entre elles toutes réside finalement dans la façon dont leur corps, leurs émotions, leurs personnalités se sont forgés à partir des traumatismes qu’elles ont subis.

4Très vite, je suis plongé, presque malgré moi, dans le quotidien de cette institution pour enfants perdues. Des épisodes violents, des scarifications, l’aveu d’un viol dans une colère contre un éducateur, scandent les jours. Des bagarres explosent aussi, parfois très violentes, au milieu desquelles il faut se jeter afin d’essayer d’en limiter les conséquences pour les unes comme pour les autres.

5L’éducateur aussi doit penser à se protéger. C’est un soir, un pot de moutarde lancé au visage et évité de justesse, un autre jour c’est le téléphone du bureau qui frôle la tête. Il n’est pas rare de rentrer chez soi griffé aux avant-bras pour avoir démêlé les filles de leur conflit physique. Des tentatives de séduction s’immiscent aussi ; il faut apprendre à les déjouer.

6Mais il y a aussi des instants uniques, presque paisibles, et des échanges où enfin la relation éducative « passe ». C’est le cas de ces discussions sur la justice, parfois sans fin, qui démarrent le plus souvent par une remarque et qui, on ne sait pas pourquoi, bien plus tard encore, restent gravées, dans la mémoire de l’éducateur… Comme ces mots de Malika : « la justice nous prend et nous met là, pour vous, on est des poupées qu’on déchire ! ».

7Ces instants privilégiés ; il est possible de les faire émerger dans le maniement des mots. Par le biais, par exemple, de l’atelier d’écriture que j’avais mis en place avec ces mêmes jeunes filles. Les aveux s’immiscent alors, mais ils ne sont encore que des « phrases caméléons » colorées de quelques histoires imaginées qui recouvrent encore la réalité des émotions. Pourtant, malgré l’écoute que l’on apporte à ces mots, malgré cette prudence et ce « qui-vive », il n’est pas rare qu’une confession, qu’un souhait, maquillé par une autre demande ou une histoire inventée, échappe à l’éducateur.

Je n’ai pas entendu Florence ou compris l’écho que cet atelier avait chez elle

La jeune fille adore la littérature, c’est presque une passion chez elle, et dans le même temps, au foyer, elle se scarifie régulièrement les avant- bras. Contre toute attente et en décalage avec les heures qu’elle passe à lire et sa passion, elle exprime le souhait de devenir plombier. Oui, Florence est comme « décalée », comme son mot fétiche qu’elle passe son temps à apprendre aux uns et aux autres : l’oxymore [2].
Tout chez Florence illustre cet oxymore, comme lui, elle est une contradiction à elle seule, faite pour attirer l’attention…
Personne n’a vu cet appel. Au terme de l’atelier qui avait duré plusieurs semaines, Florence écrit à sa mère, celle qu’elle avait rayée de sa mémoire, puis dans la foulée s’expose à une grave tentative de suicide. Je n’ai jamais revu Florence. Je ne sais pas comment elle s’en est sortie. Je crois qu’elle a gardé des séquelles de son passage à l’acte. Je me suis contenté d’élaborer intellectuellement un éventuel rapport entre les lignes que Florence se traçait au couteau sur ses avant-bras et l’écriture qu’elle avait faite sur papier à sa mère. Une écriture qui l’avait libérée d’un aveu tout en provoquant son passage à l’acte suicidaire.
Le recours aux contes aussi a ce pouvoir presque magique de délier les secrets. Je me rappelle avoir eu l’idée de lire le soir au foyer le conte de la princesse de Beaumont, « La belle et la bête ». D’abord deux filles puis trois, puis quatre… s’installent dans la pénombre de la chambre pour écouter l’histoire…Là encore, la parole devient le pont communicant qu’il faut emprunter entre les adolescents et l’éducateur.

Créer la relation éducative

8Mais comment faire, lorsque les mots ne passent pas, lorsque le langage ne suffit pas à relier les deux rives ? Comment s’y prendre pour créer une relation éducative par laquelle, dans un semblant de confiance en l’adulte, le jeune se laisse aller à briser son armure de douleur ?

9C’est cette question qui me vient immédiatement à l’esprit lorsque je rencontre H… au premier entretien éducatif. Le jeune homme ne parle pas, il est hermétique à tous les discours. Il se contente de baisser la tête, et encapuchonné, ne dit rien, il serre les dents comme pour réprimer un sentiment de colère extrême.

10L’éducatrice qui était chargée d’assurer le suivi éducatif jusque-là aboutissait à une impasse. Comment savoir si le jeune comprend ce qu’on lui dit ? Comment savoir si nos mots sont les siens, s’ils ont un sens pour lui… cadre pénal, sanction, prison, victime… tous ces mots ont-ils une quelconque signification pour H… ?

11Son prénom signifie « le pacifique ». Étrange paradoxe pour un jeune homme de 17 ans mis en examen pour avoir donné un coup de couteau à un autre adolescent de la cité. C’est peut-être dans ce paradoxe qu’il faut tenter de faire du lien.

122 la suite des faits, H… est placé en détention provisoire, puis dans un centre éducatif fermé. Dans ces deux lieux, H… va mal. Il fait une tentative de suicide en prison, puis il multiplie les incidents au centre éducatif : violences verbales d’abord, puis physiques à l’encontre des éducateurs. Il tente de mettre le feu sur une éducatrice, il est à l’initiative d’une forme de mutinerie. Et, finalement, H… retourne en prison. Que s’était-il donc passé, alors que son éducatrice parlait du centre fermé comme d’un lieu « neutre » qui pouvait permettre à H… « de se poser » ?

13Lorsque je reprends son suivi, c’est la relation à sa mère qui de suite retient mon attention.

14H… est dans l’impossibilité de quitter à la fois sa mère et son quartier. Comme pour un tout petit enfant, sa mère est son seul et unique point d’ancrage ; et cela malgré une relation très complexe avec cette dernière, faite d’un passé de maltraitances et de violences conjugales importantes, au cœur desquels H… semble avoir toujours été le souffre-douleur de la famille.

15Un jour, alors que je faisais des compliments sur le chien de la famille, un gros chien d’attaque, la mère de H… me confie, fière : « je l’ai élevé comme un enfant… ». Étrange comparaison lorsque l’on est au courant de l’histoire familiale. Et l’on se prend à se demander en passant la porte et sortant de l’appartement qui du chien ou de l’enfant a été l’animal.

16En tout état de cause, c’est dans ce type de relation, fait de moqueries, de dénigrement, et de confusion, c’est dans cette « zone », qu’il y a un risque de récidive. Car il ne fait pas de doute pour qui rencontre H…qu’il y a chez lui un potentiel certain de dangerosité et de violence. D’autant plus que H… au premier abord peut imprimer la crainte de par sa stature et sa physionomie.

17H… connaît ce sentiment qu’il imprime chez les autres, il connaît cette émotion de peur qu’il provoque. Mais il expérimente aussi chaque jour, celle de se sentir différent ou bien celle d’être raillé du fait de son physique. Tout cela participe à l’énorme faille narcissique sur la base de laquelle il s’est peu à peu construit.

18La décision du juge, guidée par l’a priori qu’en éloignant H… de son quartier, on diminuera la récidive, semble au contraire aller dans le sens d’une accélération des risques de passage à l’acte graves. Le magistrat ne veut cependant rien entendre : il faut placer H… ailleurs que dans son quartier et même de la ville.

19Le pari pour l’éducateur, est double, il consiste, d’une part, à créer une relation éducative en dehors de toute communication verbale avec H…, d’autre part, à réussir à démontrer au magistrat que la logique « de bon sens » de l’éloignement n’est justement pas celle qui convient à la situation de H…si l’on souhaite éviter une récidive.

20Mais que faire avec H… qui ne parle pas et qui ne vient pas au rendez-vous que l’éducateur lui donne à son bureau du centre ville ? Je décide donc d’aller chez lui deux fois par semaine, juste pour le voir. Je lui propose du soutien scolaire à domicile, pas plus d’une demi-heure à chaque fois. En effet, c’est le grand maximum que le jeune homme supporte pour se concentrer, et rester assis sur une chaise.

21Et puis, j’ai l’idée de lui proposer de faire la réhabilitation d’un jardin. À ma grande surprise H… fait un signe de tête en guise d’accord. À partir de cet instant chaque semaine, H…. vient pour travailler avec moi dans le jardin. Ce n’est pas pour autant que H… se livre plus, mais nous sommes « ensemble ». Une notion que H… n’a certainement jamais eu l’occasion d’expérimenter dans une dynamique positive.

22Cette activité devient vite la priorité éducative. Mais rapidement, celle-ci se heurte à l’impératif judiciaire qui a soumis H… à un sursis assorti d’une obligation de placement et de soins psychologiques. Ce décalage est d’ailleurs le ferment d’une incompréhension avec le juge qui me téléphone un jour et m’interpelle en ces mots : « qu’est-ce que vous entendez par « créer une relation éducative », H… a une obligation de soins, pas de travail ! ».

23C’est par cette réflexion que l’on apprécie à quel point dans une certaine mesure le travail éducatif est à la marge, « à côté » des attentes « logiques » de la justice. Et pourtant, pour faire œuvre éducative, il faut aussi, d’une certaine manière savoir à certains moments se mettre à la marge. Et finalement, n’est-ce pas dans cette marge, dans ce positionnement particulier que le jeune et l’éducateur se retrouve et se « reconnaissent » pour nouer une certaine forme de relation ?

24C’est ce parti pris éducatif qui a permis au jeune homme d’éviter la récidive. Certes, pour accéder au souhait du juge, j’avais tenté, entre temps, un placement de H… dans un établissement éloigné de son quartier. Après de longues semaines d’argumentations, H… avait bien voulu « essayer » pour éviter la prison, puisqu’il s’agissait d’une obligation liée à son sursis. Le lendemain de son arrivée sur ce lieu, le responsable de l’institution me ramenait H…, car il avait voulu le frapper. H… ne me parlait pas à cette époque, il avait juste cueilli un brun de muguet dans le jardin que nous entretenions jusqu’alors et me l’avait tendu…

25À force d’un accompagnement soutenu et de cette activité de jardinage, H… ne faisait plus parler de lui, plus de garde à vue, plus de violences. Et puis, quelques semaines avant son 18ème anniversaire, alors que sa mère lui avait promis de le mettre à la porte à sa majorité, H… participe à une affaire de vol et de séquestration en réunion. Il est à nouveau incarcéré.

26H… est donc à nouveau en attente d’un jugement à la maison d’arrêt. L’espace de relation initié s’est refermé. Comme avant, H… est retombé dans son enfermement. Les différents intervenants de la prison le décrivent comme : « particulier, distant, mutique… ».

27Pourtant ce jour-là, quand je vais le voir en détention, je retrouve celui que notre relation avait révélé. H… est participatif à l’entretien ; un vrai dialogue s’installe entre nous. Il me parle de sa famille, de l’affaire et surtout, ses propos montrent combien il ne comprend strictement rien à la justice et à ses méandres procéduraux. Bref, comme en résistance, H… attend. Il ne sait pas vraiment quoi ni finalement pourquoi.

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En décalage

28Voilà comment on pourrait facilement qualifier certains de ces jeunes. Bien sûr, il y a ce qu’ils montrent d’eux : une apparence de dureté, d’insensibilité qui appelle instinctivement et de manière irréfléchie une réaction forte : un « on va taper dur pour qu’ils comprennent » Mais au-delà, derrière cette apparence, se tapit souvent l’enfant, l’incompréhension et la naïveté. Décalage de « l’innocence » réprimée par la dureté des lois applicables aux adultes.

29Il en est ainsi de H…qui montre un personnage distant, froid, dangereux. Le juge a peur d’une récidive et souhaite à tout prix l’éloigner de son quartier et de sa mère par la même occasion. Séparation insupportable pour H… a tel point que lorsque c’est sa mère elle-même qui le menace de la séparation, il passe à nouveau à l’acte dans une forme de suicide social.

30L’éducation, même en milieu judiciaire se doit de débusquer et de parier sur ce qui n’est pas d’emblée compréhensible et qui porte le potentiel d’un devenir. Oui H… fait peur, mais c’est le même qui, capable de vouloir vous brûler le visage en vous allumant une cigarette, vous offre le lendemain un brin de muguet comme un remerciement - remerciement de quoi ? -, alors même que l’éducateur ne comprend pas toujours ce qui, chez lui, dans sa façon d’être à pu faire être la source d’un « déclic relationnel ».

31Ainsi, l’incompréhension de l’acte, chez son auteur et parfois, l’incompréhension de ce qui se joue dans la relation éducative se lie à un certain niveau pour faire sens et créer un lien. Il est donc fondamental de s’interroger, sur ce qui, dans la relation, n’est pas a priori du registre de l’échange. Je veux parler du poids de la présence, de la « simple » présence.

32Combien de fois, alors que l’éducateur a l’impression que rien ne se joue, l’adolescent « lâche » un mot, une phrase, un geste, une perche tendue à la discussion et à l’ouverture vers une part de son intériorité, comme une porte entrebâillée sur la limite et la transgression.

Notes

  • [1]
    Responsable d‘unité éducative d’hébergement collectif (UEHC) à la PJJ.
  • [2]
    Un oxymore est une figure rhétorique, une alliance de mots désignant des réalités contradictoires
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