Notes
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[1]
Directeur de l’association Hors la Rue (http://www.horslarue.org), accès par 87bis-ter, rue de Paris, 93100 Montreuil, tél. 01 41 58 14 65 ou 06 13 26 03 22 (équipe mobile).
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[2]
Le travail effectué avec ce groupe est décrit en détail dans notre rapport d’activité 2012, téléchargeable sur notre site www.horslarue.org. Un extrait a été publié dans cette revue (« Les mineurs « délinquants-victimes » » ; JDJ n° 325, mai 2013, p. 16-19).
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Dispositif National d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains ; http://www.acse-alc.org.
1La traite des êtres humains, et plus particulièrement la traite des mineurs recouvre de multiples réalités : traite à des fins d’exploitation sexuelle, exploitation par le travail, esclavage domestique, vols forcés, mendicité forcée...
2La lutte contre ces phénomènes est souvent abordée sous l’angle de la répression des auteurs de l’infraction de traite. La définition pénale de la traite des êtres humains, qui a connu une évolution législative récente, est assortie de peines sévères à l’encontre des auteurs. Cependant, les infractions de traite des êtres humains demeurent difficiles à prouver, car nécessitant une enquête complexe, souvent dans plusieurs pays.
3S’agissant des mineurs, force est également de constater que les dispositifs de protection demeurent inadaptés aux évolutions mises en œuvre par les adultes qui exploitent des enfants. Les enfants victimes de la traite demeurent ainsi largement méconnus des institutions théoriquement en charge de les protéger.
4Les méthodes employées pour mettre en échec la protection tout comme la difficulté pour certains enfants de se considérer comme victimes découragent les associations, les services de police, de justice et de la protection de l’enfance.
5Ces défaillances dans le système de protection favorisent l’ancrage de ces jeunes dans des parcours d’exploitation, ce qui renforce les difficultés quant à la lutte efficace contre la traite des mineurs, qui passe évidemment par la répression des auteurs, mais également et surtout par la protection, la mise à l’abri et la possibilité pour ces jeunes de s’imaginer et se construire un avenir.
6Rapprocher ces jeunes de la protection institutionnelle est une première étape vers une sortie d’exploitation définitive. C’est cet objectif que poursuit notamment Hors la Rue grâce à son intervention auprès de ces jeunes.
La traite des mineurs : diversité et préjugés
7La traite des mineurs est un phénomène protéiforme. Si elle peut avoir lieu dans le cadre domestique ou par le biais d’internet, s’agissant de l’exploitation sexuelle des jeunes filles, le grand public est depuis plusieurs années, principalement dans les rues des capitales européennes et de certaines grandes villes, témoin direct de l’exploitation d’enfants, forcés à mendier, voler ou se prostituer.
8Cette visibilité, n’a pourtant pas contribué à l’émergence d’une prise de conscience collective pour apporter la protection requise par ces situations.
9Bien au contraire, cette visibilité a créé un fort sentiment de rejet de la part des populations qui estiment subir des désagréments de la part de ces enfants.
10La réponse en terme de politique publique a ainsi principalement consisté en une réponse répressive accrue à l’encontre de ces jeunes. Au-delà de l’aberration « philosophique » consistant à nier le statut de victimes à ces mineurs, en ne les considérant que comme des délinquants, le bilan de cette politique demeure tout aussi frappant : les acteurs s’accordent aujourd’hui pour constater un rajeunissement des enfants se livrant à des petits délits dans les rues des grandes villes ; et la sortie de rue à la suite d’un parcours judiciaire relève du cas exceptionnel.
11La visibilité de ces enfants s’inscrit également dans un contexte de racisme exacerbé à l’encontre des populations dites roms. À Paris, les enfants forcés à mendier ou à voler sont certes majoritairement originaires de Roumanie et vivent dans les bidonvilles d’Île-de-France. Ceci étant, tous les enfants exploités ne sont pas roms, et tous les enfants roms ne sont pas exploités.
12La catégorie « mineurs roumains délinquants » est également réductrice, car elle englobe des mineurs forcés à commettre des actes de délinquance, mais également des adolescents en errance, déscolarisés, parfois en rupture familiale dont les problématiques relèvent évidemment de la délinquance juvénile « classique ».
13Ces précisions nous paraissent importantes afin de se préserver de deux écueils que nous retrouvons souvent lorsque ces questions régulièrement sous le feu de l’actualité sont abordées : la généralisation de ces phénomènes à l’ensemble des enfants vivant en bidonvilles et la minimisation de leur existence par souci d’éviter d’alimenter la puissante machine à stigmatisation.
14Il est évidemment difficile de déterminer avec précision le nombre d’enfants en situation d’exploitation : les affaires judiciaires sont trop rares et se focalisent plus sur la répression des auteurs que sur la protection des victimes.
15Cependant, les services de police de la Préfecture de police de Paris ont à ce jour identifié 300 à 400 mineurs roumains « multiréitérants », qui pourraient bien être des enfants exploités. Si ce chiffre est évidemment important, il révèle l’absurdité de considérer tous les enfants roumains vivant en bidonvilles en Île-de-France, appartenant majoritairement à la minorité rom, comme des délinquants, ou comme des victimes potentielles des adultes présents dans ces bidonvilles (on estime entre 4 000 et 6 000 le nombre d’enfants vivant en bidonvilles en Île-de-France). Ceci reviendrait à considérer les roms comme des exploitants d’enfants par nature. C’est évidemment une absurdité, un aveuglement, mais également une excuse pratique au laisser-faire.
Que vivent ces enfants ?
16Avant d’évoquer le travail associatif mené auprès de ces jeunes, il convient de détailler quelque peu les formes de contraintes qu’ils subissent. Forcer des mineurs à commettre des délits constitue évidemment une forme de maltraitance. Néanmoins, cette maltraitance ne peut s’expliquer seulement par une motivation criminelle.
17Certains phénomènes peuvent notamment trouver leur explication dans la situation administrative et économique de ces familles. Citoyens européens depuis leur entrée dans l’Union Européenne en 2007, les ressortissants roumains et bulgares sont libres de circuler dans les pays de l’UE, mais ne peuvent accéder librement à un emploi en France, les mesures transitoires auxquelles ils sont soumis en France les ayant maintenu dans un statut d’extracommunautaires jusqu’au 31 décembre 2013 dès lors qu’ils souhaitaient travailler.
18Quittant légalement leur pays pour des raisons principalement économiques, ils ont trouvé en France un marché de l’emploi fermé. Cette contradiction contraint de nombreuses familles à développer des stratégies de survie pour se maintenir en France. La mendicité, la commission de petits délits par tous les membres de la famille ou encore la prostitution, peut ainsi faire partie des activités auxquelles ces populations se livrent.
19La compréhension de ce contexte, qui ne peut servir à justifier aucune maltraitance, est cependant essentielle pour déterminer la réponse adaptée à la situation de chaque famille.
Des degrés de contraintes qui varient
20La nature et le degré de contrainte à commettre des délits sont très hétérogènes : il peut s’agir d’une contrainte économique la famille n’étant pas nécessairement au courant de la nature réelle des activités qui s’exerce de manière plus ou moins forte (une activité générant des revenus insuffisants peut donner lieu à des maltraitances plus ou moins fortes).
21Le rôle de la famille est également à considérer avec prudence : certaines familles peuvent être elles-mêmes contraintes de reverser de l’argent à une autre famille pour s’acquitter d’une dette ou d’un droit à une présence sur un terrain, quand d’autres peuvent simplement considérer leurs enfants comme une force de travail. La belle famille peut également jouer un rôle majeur s’agissant des jeunes filles qui intègreraient leur famille par le mariage : elles seraient ainsi contraintes de rembourser une « contre-dot » que la famille du mari doit dans certains groupes verser au moment du mariage.
Les mineurs victimes de « réseaux »
22D’autres mineurs sont quant à eux victimes de réseaux organisés : les enfants sont généralement dévolus à une tâche précise, souvent lucrative. Ils sont très encadrés, donc très méfiants et fuyants. Ils sont parfois sans autorité parentale sur le territoire, parfois avec leurs parents ou leur famille, sans qu’il soit pour autant évident de déterminer l’autonomie de la famille par rapport à un éventuel réseau.
23Ces jeunes, parfois très jeunes, ne subissent pas seulement la contrainte des adultes qui les exploitent : régulièrement interpellés, ils peuvent subir l’exaspération des personnels des sociétés de sécurité privée, dans les gares parisiennes, ou même parfois des policiers (même si le fait qu’ils se rencontrent souvent contribue à une certaine « pacification »). Ils essuient cependant constamment les réactions hostiles des passants et riverains, qui considèrent ces jeunes uniquement comme une nuisance, ignorant ou se désintéressant des contraintes et maltraitances qu’ils peuvent subir.
L’impact sur la santé physiologique et psychologique des enfants
24Ce climat d’hostilité, mêlé à la nature des activités et au « courage » qu’elles nécessitent pour les réaliser rappelons que des enfants de 1213 ans se frottent à des adultes a un impact sur le développement de ces jeunes : ils apparaissent souvent comme très sûrs d’eux, voire arrogants ou provocateurs.
25Récemment, plusieurs témoignages ont fait état de l’augmentation de la violence à l’occasion de ces vols, aux distributeurs automatiques de billets notamment. Nous avons pour notre part identifié une consommation de boisson énergisante chez ces jeunes, dès les premières heures de la journée. Cette consommation contribue évidemment à l’excitation de ces jeunes, qui sont de plus souvent mal, voire sous-alimentés, qui consomment du tabac, etc.. Il nous semble important de prendre en compte cet élément, afin notamment que les interventions auprès de ces jeunes s’en trouvent adaptées.
L’action de Hors la Rue envers les jeunes étrangers en difficulté
26Hors la Rue, qui depuis plus de dix ans intervient auprès des mineurs étrangers en danger, a depuis sa création été confronté à des situations où les mineurs étaient vraisemblablement forcés à commettre de délits ou à se prostituer. Au fil des années et des évolutions relatives aux migrations, ces phénomènes ont pris de l’ampleur et ont nécessité une adaptation de nos interventions afin de tenter de poursuivre les objectifs de l’association : permettre la protection des jeunes étrangers qui en sont le plus éloignés.
27L’action de Hors la Rue consiste tout d’abord en un travail « d’aller vers » ces jeunes. Chaque jour, une équipe composée d’éducateurs et parfois d’une psychologue va à la rencontre de ces enfants en situation de travail quotidien dans les rues de Paris, et plus précisément sur le parvis du Centre Georges Pompidou, aux alentours des Halles, à la Gare du Nord ou encore aux abords de l’Opéra Garnier.
28Cette intervention vise en premier lieu à créer un lien de confiance avec ces jeunes qui bien que présents quotidiennement sur l’espace public, subissent un profond rejet de la part des commerçants, riverains, touristes qui voient leur présence comme une menace à leurs biens de valeur.
29Ces enfants sont donc considérés avant tout comme une nuisance. Aller vers eux avec une attitude bienveillante, échanger avec eux et les extraire momentanément de leur activité semble bien peu au regard de leurs situations parfois complexe, voire dramatique. Pourtant, s’agissant d’enfants, cette approche paraît essentielle, tant le rejet qu’ils subissent est fort et profond.
30Cette création du lien vise aussi à susciter une demande de la part de ces enfants, non-demandeurs de protection et souvent peu à même de se projeter au-delà de la journée. Une demande pour une activité, ou pour un conseil est donc une possible première étape vers d’autres demandes plus importantes, comme un accompagnement médical par exemple.
31Cette action de repérage et d’accroche est selon nous la première étape de la protection. Elle nous permet de connaître et de suivre l’évolution des jeunes et de leurs activités, et pourrait se révéler utile si une mesure de protection institutionnelle efficiente venait à se mettre en place.
32L’association dispose également d’un centre d’accueil de jour situé à Montreuil et ouvert du lundi au jeudi. Nous y proposons plusieurs services (douches, laverie), offrons petits déjeuners et déjeuners et y organisons de nombreuses activités. Nous dispensons chaque matin un cours de français, grâce à l’appui des bénévoles de l’association, dont le contenu s’adapte en fonction des jeunes présents chaque matin.
33Les après-midi sont généralement consacrés à des activités sportives adaptées, avec une forte visée socio-éducative, ou culturelle, qui nous permet bien souvent de faire connaître à certains jeunes des lieux ou des monuments en tant que visiteurs, alors qu’ils sont généralement en activité aux abords de ces lieux.
34Au-delà de l’apport culturel, ceci vise à leur faire investir positivement l’espace public et de contraindre le tout-venant à changer de regard sur ces enfants. Sur le centre de jour, nous offrons également la possibilité aux jeunes de s’entretenir individuellement avec les éducateurs ou notre psychologue.
35Dans le cadre de l’accompagnement psychologique, nous avons intégré une activité « d’art-thérapie » qui permet non seulement d’organiser une activité basée sur la pratique artistique, mais également de valoriser les créations des jeunes, tout en observant la démarche et la posture vis-à-vis de l’acte de création, ce qui peut parfois permettre au jeune d’exprimer par le geste ce qu’il n’est pas en mesure de verbaliser.
36Il est important de préciser que le centre de jour accueille des jeunes étrangers se trouvant dans des situations extrêmement diverses : nous accueillons en effet des mineurs isolés étrangers extra-européens, qui voient leur minorité contestée par les services des conseils généraux. Nous les accompagnons dans leurs démarches administratives et juridiques.
37Leur participation à nos activités leur permet de rompre avec la vie à la rue et ses dangers, qu’ils connaissent malheureusement bien trop souvent.
38Nous accueillons également de jeunes principalement originaires de Roumanie, vivant généralement en bidonvilles et connaissant des situations d’errance.
39Les jeunes que nous rencontrons lors de nos maraudes viennent aussi passer une journée au centre : la contrainte qui pèse sur eux les rend cependant moins libres d’y venir avec régularité.
La spécificité du travail avec les jeunes en situation d’exploitation
40Si chaque situation individuelle est évidemment unique, notre intervention auprès des jeunes potentiellement victimes de traite des êtres humains a modifié notre mode d’intervention. Pendant plusieurs années, nous intervenions comme un sas entre la rue et la prise en charge institutionnelle. Les parcours et vécus complexes qu’implique la situation de traite, conjuguée à la méconnaissance voire à la négation du statut de victime de ces jeunes, éloigne encore plus la perspective de la prise en charge institutionnelle.
41Le travail avec ces enfants repose également sur des logiques différentes selon le mode d’exploitation qu’ils subissent. Il convient ici de distinguer les mineurs incités à commettre des délits dans un cadre familial plus ou moins élargi de ceux contraints par des réseaux structurés à se faire pickpockets ou à se livrer à des cambriolages.
42Pour ces derniers, il est évidemment très difficile de procéder au travail de repérage et d’accroche tel que nous l’avons décrit précédemment : ces jeunes sont en effet très encadrés et surveillés et ils peuvent s’exposer à des représailles s’ils sont vus en train de communiquer avec des éducateurs d’une association.
43Le travail que nous avons pu effectuer auprès de jeunes filles exploitées par le réseau dit « Hamidovic » s’est donc fait dans alors que ces jeunes filles faisaient l’objet de mesures judiciaires. Nous avons alors profité des rendez-vous qu’elles avaient au tribunal de Paris pour les rencontrer à l’issue de ceux-ci, dans un lieu neutre.
44À force de rencontres, certaines jeunes filles ont fini par s’ouvrir des maltraitances dont elles étaient l’objet, évoquant, coups, brûlures de cigarettes et même un viol. Une fois ce dialogue engagé, il est ainsi possible d’évoquer la protection qui leur est due. Cependant, et malgré ce travail, ces jeunes filles n’ont pu être maintenues dans un dispositif de placement qu’elles ont considéré comme insuffisamment protecteur à la suite de l’arrestation du leader du réseau, grâce à leurs témoignages.
45Les enfants d’origine roumaine forcés à commettre des délits (vols de téléphones portables de valeur ou vols aux distributeurs automatiques de billets) ne semblent pas être pris dans un réseau aussi structuré tel que celui décrit plus haut. Néanmoins, la contrainte qui pèse sur eux semble importante, tant leur présence dans la rue est constante.
46Par ailleurs, leur rare disponibilité pour participer à nos activités paraît valider l’hypothèse qu’ils font l’objet d’un contrôle et sont soumis à des objectifs. Ce groupe, constitué courant 2011 et 2012 d’une soixantaine d’enfants, s’est considérablement réduit à la suite d’une opération policière menée à l’encontre de plusieurs familles à l’automne 2012.
47Aucun mineur, pourtant considéré comme victime n’a encore fait l’objet d’une protection efficace : ceux qui ont été placés ont fugué, d’autres ont vraisemblablement été emmenés dans d’autres pays d’Europe ou sont retournés en Roumanie [2].
48Une petite dizaine d’enfants appartenant à ce groupe est toujours en activité dans les rues de Paris, aux alentours du Centre Georges Pompidou. Très soudé, ce petit groupe a sans aucun doute vu la pression exercée sur chacun de ses membres augmenter. Leur passage au centre de jour est de plus en plus rare, malgré nos rencontres fréquentes sur leurs lieux d’activité. Après plusieurs mois d’accroche nous ne sommes pas parvenus à rencontrer les adultes qui en ont la responsabilité, tour à tour mère, tante ou grand-mère selon les discours des enfants.
49Si les preuves de maltraitance physiques sont rares (et font l’objet d’explications de la part des enfants nous laissant croire qu’ils taisent les vraies raisons de leurs blessures apparentes), nous sommes frappés et inquiets des nombreuses et profondes carences dont souffrent ces enfants : leur alimentation a vraisemblablement des conséquences sur leur développement physiologique, leur état sanitaire interpelle, ils semblent souffrir de problèmes de dents et les jeunes filles peuvent parler de douleurs abdominales qui peuvent être une manifestations physiques des pressions psychologiques qu’elles subissent.
50Évidemment, les carences éducatives sont celles que l’on retrouve chez les enfants des rues. Ces jeunes âgés de 12 à 16 ans consomment abusivement du tabac et des sodas, voire des boissons énergisantes, sont souvent peu habillés en hiver, ont vraisemblablement un rythme de sommeil peu adapté à leur âge, et n’ont que peu l’occasion de s’amuser sans se mettre en danger.
51Bref, ces enfants sont loin d’avoir une vie d’enfant, avec toutes les conséquences, physiques, psychologiques et socioéconomiques que cela implique pour leur développement futur. Ils subissent également les conséquences des carences affectives que leur situation implique.
52Au-delà du travail de création et d’entretien de lien avec ces jeunes, nous tentons évidemment de les faire participer à nos activités menées depuis le centre de jour. Mais leur présence est trop discontinue pour améliorer l’accompagnement que nous souhaiterions développer.
53Nous avons tenté d’organiser avec eux un atelier musical dans un square proche de leur lieu d’activité : la première séance a tourné court, le gardien du square voyant d’un mauvais œil la présence de ces enfants dont ils connaissaient les activités habituelles. Les séances suivantes, menées avec des autorisations en bonne et due forme pour éviter ce désagrément ont malheureusement été des échecs, les jeunes ne s’étant pas présentés au rendez-vous fixé, et leur mobilité ne nous ayant pas permis de les trouver le jour de l’atelier. Malgré cet échec, nous croyons que pour ces jeunes, organiser des activités à proximité de leur lieu d’activité est un outil intéressant, car pouvant s’articuler avec leurs contraintes..
54Ces difficultés dans le travail avec ces jeunes ne sont malheureusement pas les seules que nous rencontrons : leur fonctionnement de groupe est également un obstacle à l’individualisation de l’accompagnement.
55Il nous est ainsi très difficile de voir ces jeunes en entretien individuel. Ils déclinent quasi systématiquement nos propositions en ce sens, semblant s’interroger les uns les autres. Appliquent-ils des consignes, ou la force d’inertie du groupe prend-elle le dessus, le jeune déclarant ne pas avoir envie de s’entretenir emmenant dans son sillage même ceux qui pourraient être partants ?
56Là encore, nous avons à imaginer des activités permettant de ménager des temps d’échange privilégiés et individuels. Mais cela pose évidemment la question de la mobilisation des ressources humaines nécessaires, surtout lorsque cela a lieu en dehors du centre de jour où un encadrement collectif existe, ce qui n’est pas le cas dans le cadre du travail de rue.
57Notre intervention est bornée par de nombreuses limites qui pourraient au mieux nous décourager, au pire nous inciter à limiter notre intervention auprès de ces jeunes. Pour autant, nous continuons d’aborder ce travail si spécifique de manière empirique.
58Par ailleurs, constatant les défaillances de la protection institutionnelle de ces enfants, nous veillons à adapter notre intervention tout en insistant auprès des institutions pour qu’elles s’attellent efficacement à cette mission de protection, qui permettra non seulement de remplir les obligations juridiques de la France, mais également de lutter enfin efficacement contre les réseaux et organisations qui exploitent des enfants.
Les obstacles institutionnels à la protection
59Les défaillances du système de protection de l’enfance sont nombreuses. De plus, elles s’alimentent entre elles et se fondent sur des idées reçues à l’encontre notamment des populations que l’on dit roms, qui demeurent profondément ancrées.
60Le premier obstacle à la protection efficace de ces enfants est sans aucun doute le fait qu’ils sont quasisystématiquement considérés comme des délinquants. Leur statut de victime leur est dénié.
61En effet, les jeunes forcés à commettre des délits sont régulièrement interpellés, déferés et font l’objet de mesures pénales allant jusqu’à l’incarcération. Une citation du rapport annuel du Service territorial éducatif de milieu ouvert Paris Centre (PJJ) illustre cette idée : « En moyenne, chacun de ces mineurs est présenté 3 à 4 fois. 584 déférés concerneraient environ 200 mineurs au maximum. Il y a presque autant de filles que de garçons, ce qui constitue un phénomène unique dans le domaine de la délinquance ; dans la délinquance « classique » la part des filles est de 3,5% ».
62Le nombre de présentations ainsi que la forte proportion de jeunes filles doit forcément interpeller quant à la contrainte qui peut peser sur ces garçons et ces jeunes filles.
63Pourtant, la politique pénale menée à l’encontre de ces mineurs semble faire fide ces éléments inquiétants. Le même rapport poursuit : « Nous constatons également un phénomène d’incarcération souvent rapide pour des infractions aux biens, phénomène lié à : la répétition des présentations, l’utilisation d’alias par les mineurs, l’absence fréquente aux audiences et le choix de la procédure de jugement à délais rapprochés avec exécution provisoire.
64Les mineurs doivent souvent exécuter des peines fermes de 4 à 5 mois d’emprisonnement à 13 ou 14 ans pour des faits de vol. Ce phénomène est sans équivalent chez les autres mineurs et les peines peuvent paraître lourde, à titre d’exemple une jeune fille de 15 ans a pu cumuler 16 mois d’emprisonnement ferme pour 9 vols de téléphone ».
65La réponse pénale à ces situations penche donc plus vers la répression que vers la protection. Néanmoins, nos échanges institutionnels laissent entrevoir une évolution.
66Les mineurs interpellés et déferés plusieurs fois pour des délits pouvant rapporter des sommes d’argent importantes ne peuvent vraisemblablement pas le faire pour eux, compte tenu notamment de leur état physique et de leurs carences, peu conformes aux revenus que sont censés générés leurs vols. Cette prise de conscience, tardive, ne résout malheureusement pas les problèmes liés à l’efficience des mesures de protection.
67Si ces enfants voient leur statut de victime trop souvent nié par les institutions, il faut également noter que les enfants eux ?mêmes se considèrent rarement comme des victimes. Se livrant très tôt aux activités décrites plus haut, ces enfants ne peuvent se rendre compte des dangers auxquels ils s’exposent et de leur situation d’exploitation. Notamment lorsque l’exploitation est familiale, les enfants se trouvant alors face à un véritable confl it de loyauté : se considérer comme victime revient en effet à considérer l’adulte pour lequel il est possible d’avoir de l’affection, du respect et ou de la crainte, comme un malfaiteur.
68Cette difficulté à se penser comme victime a pour conséquence une absence de demande de protection. Dès lors, les associations et les services de la protection de l’enfance établissent que l’absence de demande de protection explique l’échec toute mesure de protection.
69À Paris, lorsqu’un mineur est placé dans un service d’accueil d’urgence dans le cadre d’une ordonnance de placement provisoire (OPP), il est très rare qu’il y reste plus d’une nuit si ce n’est quelques heures. Les jeunes fuguent du foyer (il n’y en a que deux qui les accueillent dans ce cadre à Paris), ne voyant pas pourquoi ils y resteraient. Mais nous avons aussi pu constater que des adultes pouvaient venir devant les portes du foyer récupérer tel ou tel jeune placé, ou encore apprendre que certains jeunes avaient pour consigne de quitter le foyer au plus vite, sous peine de représailles.
70Ceci étant, et malgré les raisons multiples qui peuvent expliquer les fugues, nous déplorons également l’absence de réfl exion quant à l’accueil de ces mineurs dans le cadre des OPP prononcées. Et c’est ainsi que le système devient dysfonctionnel : on place ces mineurs tout en sachant qu’ils vont fuguer.
71Les placements ne sont donc jamais préparés, et les personnels de ces foyers très peu sensibilisés à ces questions, si ce n’est qu’ils expérimentent ces fugues rapides et répétées. Il ne servirait donc à rien de réfl échir à l’accueil de ces jeunes dans ces structures. Or cette insuffisance de préparation peut aussi expliquer les fugues. De surcroît, la soumission de ce schéma empêche toute connaissance par les professionnels de la protection de l’enfance de ces jeunes et leurs problématiques si particulières. Les préjugés et les idées reçues deviennent donc des béquilles intellectuelles terriblement bienvenues…
72Nous pourrions aussi citer le phénomène de la patate chaude qui touche aussi ces jeunes : commettant des actes de délinquance à Paris, mais pouvant vivre dans des bidonvilles dans d’autres départements, parquets et conseils généraux peinent souvent à s’entendre sur les responsabilités qui leur incombent.
73Enfin, il convient également de citer les évacuations massives de bidonvilles qui renforcent la précarité de nombreuses familles, précarité extrême qui bénéficie à ceux qui sans scrupules cherchent à en tirer profit.
74Ces expulsions favorisent également la mobilité des jeunes, qui deviennent ainsi de plus difficiles à repérer. Lorsqu‘une évacuation survient, nous perdons en effet de vue les jeunes pendant plusieurs jours ou semaines ; les jours qui précédent l’expulsion, nous notons également une profonde préoccupation, voire de la détresse, chez ces jeunes qui rencontrent déjà beaucoup de problèmes.
Les pistes de solutions
75Le tableau semble sombre et la tâche à accomplir insurmontable. Si les situations d’exploitation sont diverses, force est de constater que la non-application de certains principes fondamentaux de la protection de l’enfance ou de la protection des victimes est une réalité.
76La gravité et la complexité des cas que nous pouvons observer exige de réfléchir à l’adaptation des dispositifs existants, aux corrections des dysfonctionnements, mais éventuellement aussi à la mise en œuvre de dispositifs spécifiques.
77Il nous paraît ainsi essentiel que les institutions (police, justice, protection de l’enfance) s’engagent sur cette voie en étant conscientes des difficultés que peut impliquer, par exemple, la non-adhésion initiale à une mesure de protection, plutôt que d’invoquer cette complexité pour justifier un certain laisser-faire et alimenter les dysfonctionnements.
78L’action coordonnée visant à protéger ces jeunes est également un élément qui laisse apparaître une importante marge de progression : le traitement de la « patate chaude » ne peut décemment plus être de mise. Les rôles et responsabilités des acteurs institutionnels et associatifs doivent être réaffirmés afin d’éclaircir les zones d’ombre de la prise en charge (qui fait quoi et quand ?) et éviter qu’elles mettent en échec les mesures de protection
79De manière plus concrète, nous pensons que certains de ces enfants exploités, dont la situation est particulièrement complexe, doivent faire l’objet de placements éloignés, hors région parisienne, dans des lieux préparés à leur accueil et où les modes de transports publics ne se trouvent pas à proximité du lieu de placement.
80Une telle adaptation des placements en vue de protéger les enfants serait à même de juguler le risque de fugue, mais également de limiter le repérage des foyers par les adultes exploitant les enfants. Cette idée n’est en fait que l’adaptation du dispositif AC.Sé de placement sécurisé pour les adultes victimes de traite, qui a fait largement ses preuves depuis plusieurs années [3]. Sa mise en œuvre pour les mineurs nécessite une mobilisation des acteurs concernés, une action coordonnée,mais également une sensibilisation des équipes des structures de placement qui seraient susceptibles d’accueillir de tels jeunes.
81Parallèlement, la réflexion autour de la création de lieux d’accueil innovants peut se poursuivre : les mineurs pris dans les réseaux très organisés relèvent très certainement de lieux adaptés, avec des équipes spécifiquement formées à ces problématiques et des protocoles de sécurité renforcés afin de maintenir un aspect sécurisant pour les jeunes qui y seraient placés.
82Enfin, il convient de continuer à sensibiliser à tous les niveaux sur ces sujets, tant les méconnaissances et les préjugés sont nombreux. Si la situation des enfants victimes d’exploitation reste extrêmement préoccupante, nous constatons néanmoins, encore trop sporadiquement et sans que cela ne se traduise par une mobilisation massive et coordonnée, une prise de conscience quant à ce que vivent réellement ces enfants.
83Trop souvent, les actions des acteurs concernés se mènent avec en arrière-plan des représentations qui contribuent malheureusement à négliger l’enfant et son développement.
84C’est finalement en prenant soin de considérer l’enfant avant toute autre considération que nous parviendrons à lutter efficacement et durablement contre ces phénomènes d’exploitation.
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Directeur de l’association Hors la Rue (http://www.horslarue.org), accès par 87bis-ter, rue de Paris, 93100 Montreuil, tél. 01 41 58 14 65 ou 06 13 26 03 22 (équipe mobile).
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Le travail effectué avec ce groupe est décrit en détail dans notre rapport d’activité 2012, téléchargeable sur notre site www.horslarue.org. Un extrait a été publié dans cette revue (« Les mineurs « délinquants-victimes » » ; JDJ n° 325, mai 2013, p. 16-19).
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Dispositif National d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains ; http://www.acse-alc.org.