Couverture de JDJ_324

Article de revue

Le cas du délinquant

Pages 44 à 47

1Dans le vocabulaire des adultes, on les appelle, officiellement des mineurs délinquants, officieusement des J.V. (jeunes voyous), des dévoyés, des blousons noirs. Ils sèment la terreur et récoltent la haine, le mépris ou l’indifférence. Ils ont de dix à vingt ans, ce sont presque toujours des mal-aimés, des mal-logés, des mal-instruits.

2« Réalités » ouvre le dossier de l’un de ces décagénaires enragés. Il s’appelle Robert. Il a seize ans, mauvaise tête invétérée, en opposition avec sa famille, son instituteur ; sans amis, sauf un seul qui l’entraîne à commettre un vol important. Avec l’aide d’un médecin, d’un psychologue, d’une assistante sociale, nous avons reconstitué l’histoire de Robert : ses antécédents, son milieu familial et extrafamilial, les étapes de son évolution psychologique, biologique et sociale, sa scolarité, ses aptitudes, son comportement. Tous ces éléments forment le dossier de « personnalité » tel qu’il apparaît sur le bureau du juge pour enfants au moment où celui-ci rencontre son jeune « client » et ses parents, au moment où il décide quelles sont les mesures à prendre.

3Que faut-il faire de Robert ? Faut-il le battre, l’enfermer, le dompter, le « redresser », selon les formules traditionnelles, ou bien faut-il tenter avec le secours des techniques de la psychologie moderne la remise en ordre d’une affectivité bouleversée et d’une éducation inachevée ?

4Deux spécialistes, M. Jean Chazal, juge des enfants pendant dix ans et président d’honneur de l’Association internationale des juges des enfants, et M. J. Finder, éducateur et directeur d’un foyer de semi-liberté, étudient pour la première fois au grand jour le dossier d’un jeune délinquant. Ils se livrent à une réflexion et exposent les méthodes qui, selon eux, doivent permettre de « récupérer » Robert, d’en faire un homme qui fera face à ses obligations.

1 – Le dossier tel qu’il parvient au juge : Jean Chazal

5Portrait : Robert a aujourd’hui 14 ans, des cheveux blonds et raides, les traits fortement marqués. Il souffre de dysmorphophobie (hantise de la laideur). Physiquement bien développé.

6Naissance de Robert : naissance en 1949 au Havre dans une famille unie. Il est le quatrième enfant. Sa sœur aînée a sept ans de plus que lui. Il est le cadet de la famille. Il semblerait que Robert soit un enfant sinon désiré, du moins accepté (il naît sans douleur), le père fait partie du personnel administratif d’une entreprise commerciale et a un salaire très modeste. La mère travaille en usine. Elle rentre tard le soir.

7La famille est de tradition catholique, mais assez floue. Les parents de Robert répètent que ce fut un bébé joufflu, vorace, et un enfant bruyant et remuant. Ils prétendent qu’ils ont dû avoir recours à une discipline stricte, sinon aux corrections corporelles pour le rendre supportable au reste de la famille. Robert souffrira jusqu’à 12 ans d’énurésie.

8Décor de l’enfance : une banlieue de lotissements, d’usines. Un canal et des terrains vagues où jouent des groupes d’enfants plus ou moins organisés.

9Caractère : Robert est un solitaire. Il ne trouve pas d’enfants de son âge dans sa famille, mais il n’a pas non plus d’amis en classe. Il aime se battre, « pas contre les petits, ils pleurent trop vite ».

10Il fait de longues promenades seul dans ce qui lui semble être une forêt, mais n’est qu’un bois à peu de distance de la maison de ses parents. Il y élève des oiseaux. Il y emmène son chien. Un jour le chien est empoisonné par des voisins. Cet incident prend les proportions d’un drame, Robert devient ouvertement hostile envers les voisins, casse des carreaux. On l’appelle « le petit voyou ».

11Robert n’a reçu ni à l’école, ni à la maison, d’éducation sexuelle. C’est un garçon de la classe qui initie ses camarades de la manière la plus fruste et la plus brutale. Robert adore le sport, les animaux. Il n’a pas d’amour véritable pour sa mère dont il craint les coups, ni d’estime pour ses instituteurs. Il aimerait son père, mais discerne très vite que c’est un personnage falot qui ne le soutient jamais lorsqu’il est en difficulté.

12Robert est un tendre que sa timidité amène à s’exprimer brutalement. Plus il grandira, plus il deviendra dur et méfiant, en apparence, mais restera capable de grands gestes d’affection et de tendresse. Robert est très intelligent, tout autant d’une intelligence pratique qu’adaptée aux abstractions. Il a une notion très vive de la justice et de l’injustice. Il se considère très souvent comme une victime.

13Relations avec sa famille : les parents disent de Robert « c’est une tête dure », ou bien « c’est une tête à claques. Il comprend mieux une bonne correction que des explications ».

14Robert s’est discrédité dans la famille le jour où l’on a découvert qu’il avait volé une partie de l’argent qui lui était confié pour les courses.

15Robert tel qu’il se voit : Robert se voit comme un enfant malheureux. Il cultive un sentiment de culpabilité très vif de ses premiers larcins. Il considère, par suite, que les malheurs qui lui arrivent ne sont qu’un juste châtiment.

16Souvenirs d’enfance : un jour, à l’école maternelle, il fait dans sa culotte ; à son retour sa mère lui administre une correction.

17Une maison voisine flambe. Robert assiste à l’incendie, un enfant meurt brûlé. Il entend des cris. Il a ensuite des cauchemars.

18La mère de Robert a peur des cambrioleurs. Elle ferme les portes le soir avec grand soin ainsi que les volets et raconte toujours à ce moment des histoires effrayantes.

19Une image fugitive l’impressionne très fortement : un homme et une femme nus aperçus dans une maison abandonnée.

20Souvenirs d’école : Robert reçoit plus de coups qu’il n’éprouve de joie à apprendre. Dans le cours moyen de deuxième année, l’instituteur est brutal. Pour lui faire comprendre les verbes du deuxième et du troisième degré, il passe derrière Robert, lui frappe sur la tête avec une règle. Robert est furieux. Un après-midi de composition, il se révolte, il attrape ses livres, son encrier, ses cahiers, il jette tout à la tête de l’instituteur qui vient de le frapper.

21Ses résultats scolaires, d’abord excellents, deviennent de plus en plus médiocres. Il chahute, obtient de justesse son certificat d’études.

22Convictions religieuses : Robert a des convictions religieuses très précises : culte de la Vierge. Il lui confie chaque soir dans ses prières ses malheurs, ses fautes, mais il est trop orgueilleux pour demander de l’aide.

23L’influence du frère aîné : le frère aîné de Robert ne commence à jouer un rôle que tardivement, lorsque Robert a dix ans. Il a fait son service militaire en Algérie, et raconte des histoires de violences sans en rien cacher, devant son jeune frère. Histoires d’armes, de femmes, de morts, de fêtes. L’ensemble forme aux yeux de Robert un tableau à la fois répugnant et admirable, qui inspire ses rêves et ses rêveries.

24Comment Robert devient un délinquant : les faits vus par lui-même :

25Lorsque je rencontre Jacques, j’ai treize ans, Jacques en a seize. Il possède une moto. C’est mon premier ami, son père est mort des suites d’une blessure de guerre, il vit avec sa mère. Il travaille comme man œuvre dans une usine de produits chimiques. Nous sommes l’un et l’autre passionnés de moto. Nous séchons moi la classe, lui l’usine, pour assister au « Bol d’or » de Paris et à des moto-cross.

26Nous aimerions acheter une moto de compétition, mais nous n’avons pas d’argent. Nous décidons de faire des économies.

27Moi je travaille le soir chez un ami de mes parents qui est pompiste. Je l’aide à mettre de l’eau dans les radiateurs, à gonfler les pneus, nettoyer les vitres de voitures. Je ramasse quelques services, mais c’est insuffisant. Jacques vient d’être renvoyé de son usine. Il me propose de chiper de la monnaie, il prétend que je devrais être payé pour le travail que je fais.

28C’est l’année de ma communion solennelle. Je refuse de m’y préparer. Je refuse d’aller me confesser. On me force, mais je n’ose pas dire que j’ai volé. On me force à communier, mais je le fais à contrecœur (les photos prises à ce moment en témoignent).

29Jacques voudrait acheter la moto. Nous allons régulièrement la voir dans la vitrine de la rue de Paris. Nous rêvons devant. Jacques décide alors que je devrais prendre la somme nécessaire dans le tiroir-caisse du pompiste. Il prétend que personne ne me soupçonnera, que je suis trop petit, que j’ai la confiance du patron. Un soir, il vient me chercher à la sortie de l’école et il me dit « Si tu ne me rapportes pas l’argent, je t’étrangle et je te jette à la décharge ».

30Alors j’ai eu peur, très peur. Je rêve la nuit et je crie, je me souviens d’un noyé qu’avec des camarades nous avons trouvé dans un canal. Je me souviens de l’enfant mort dans l’incendie. Alors je suis allé à la station d’essence. Personne ne m’a vu, il y avait des liasses de billets sur le comptoir. Mes genoux tremblaient, j’avais peur, j’avais envie de crier. Jacques m’attendait. Je me suis souvenu de ses menaces. Alors j’ai pris l’argent et je me suis enfui le long du canal et j’ai caché l’argent dans un trou de la berge.

31Au total, je ne sais pas combien j’avais pris, j’ai apporté l’argent à Jacques.

32Il a acheté la moto et il a insisté pour que je la cache dans l’atelier qui se trouve au fond du jardin. Quelquefois, il venait me chercher et nous allions nous entraîner dans une carrière abandonnée.

33Un jour, deux hommes sont venus frapper à ma porte, ils se sont présentés comme étant des entraîneurs d’un club voisin. Il s’agissait d’inspecteurs de police. J’ai été arrêté, interrogé. J’ai avoué.

2 – La sentence et ses commentaires : Jean Chazal

34Il faut se défendre de rechercher dans ce dossier les causes déterminantes de l’acte de délinquance. Nous serons à la fois plus modestes et plus humains. Ce ne sont pas tant les « causes » qui ont déterminé l’acte, que nous révèlent les investigations médico-psychologiques et sociales, que les « facteurs » qui ont favorisé un comportement irrégulier : facteurs complexes, étroitement imbriqués, stables ou mouvants, certains ou discutables.

35Le portrait du jeune Robert, tel qu’il m’est présenté, met en relief les éléments essentiels de son dossier de personnalité établi au cours de l’enquête judiciaire. Ainsi, nous ne pouvons pas ne pas être frappés par le fait que depuis son enfance Robert « recherche la solitude » et « aime se battre ».

36Exprime-t-il ainsi ses tendances innées ? Ne réagit-il pas plutôt à son environnement, autant en s’évadant dans la rêverie qu’en se montrant agressif ?

37Je serais enclin à parler de « conduites réactionnelles » en constatant que certaines circonstances ont perturbé Robert dans sa sensibilité. Il s’est toujours cru laid et se sent inférieur. Il n ‘est pas parvenu à trouver auprès de ses parents la satisfaction de ses besoins affectifs profonds, besoin de tendresse, et besoin de sécurité. Sa mère est anxieuse, son père est lointain et falot. Il relate des événements de sa vie enfantine et de sa vie scolaire qui, à coup sûr, ont été pour lui « traumatisants ».

38Je sais aussi que Robert était un bébé vorace, qu’il a souffert d’énurésie jusqu’à 12 ans, qu’il lui arrivait en classe de « faire dans sa culotte ». Ce sont des constatations qui doivent amener un psychologue à rechercher si la première évolution de l’enfant n’a pas été contrariée.

39De toute façon, il ne me paraît pas discutable que les réactions agressives de Robert aient été aggravées par les maladresses commises dans le milieu familial et à l’école. Il est devenu tel qu’on se complaisait à le voir, une « tête à claques », une « tête dure », un « voyou ». Il s’est sans doute senti coupable en commettant ses premiers larcins, mais l’hostilité de son entourage l’a conduit à de nouveaux méfaits, dans lesquels il recherchait une sorte d’autopunition.

40Robert n’en a pas moins une très riche affectivité. Il n’a rien d’un pervers ni d’un perverti. Il aime les animaux. Il ne s’attaque pas aux plus faibles que lui. Il admire son frère aîné. II deviendrait volontiers redresseur de torts. Il aspire à un idéal de pureté qui se traduit dans les formes mêmes que prennent ses convictions religieuses. Il recherche une amitié propre à compenser ses insatisfactions affectives.

41Cette amitié, il croit la découvrir dans la fréquentation de Jacques, un garçon plus âgé que lui, mais Jacques l’incite à commettre le vol de motocyclette, vol dont la signification psychologique est incontestable : il a exprimé pour Robert l’évasion, la griserie dans la vitesse, la puissance sur la chose que l’on contrôle, Robert nous dit qu’il a commis ce méfait parce que Jacques lui avait fait peur, une peur associée en lui à ses frayeurs d’enfance.

42Sans doute est-il sincère en expliquant ainsi « son passage à l’acte ». Mais celui-ci a été largement favorisé par le contexte sociopsychologique que nous venons d’analyser, mais aussi par le fait que si Jacques était celui dont Robert redoutait les réactions, il était encore plus celui qui le soutenait, au sens psychologique du mot, dans l’accomplissement de son délit. Il le soutenait de toute la force d’une approbation donnée par un aîné dont on entend garder l’amitié.

43La richesse affective de Robert, ses élans du cœur, son sentiment de la justice, aussi la qualité et le niveau de son intelligence constituent à mes yeux des leviers éducatifs puissants dans l’action qui doit être entreprise à son égard.

44Mais sur quelle mesure éducative le tribunal pour enfants va-t-il faire porter son choix ?

45La détérioration des relations entre Robert et ses parents et la profondeur de son malaise affectif doivent m’inciter à l’éloigner momentanément de sa famille. Son retour dans son milieu d’origine sera subordonné aux résultats du traitement dont il bénéficiera et aux résultats de l’action qui devra également être entreprise à l’égard des parents.

46Il me semble donc que les problèmes posés par Robert justifient son placement dans un « foyer de semi-liberté », plutôt que dans un internat de rééducation. Un foyer de semi-liberté : c’est-à-dire une petite communauté de jeunes – de vingt à trente jeunes – dirigée par un éducateur et installée dans une grande maison urbaine ou proche de la ville. L’éducation peut donc y être individualisée et les dimensions mêmes du groupe sont à l’échelle humaine. Les conditions de vie s’y rapprochent de celles de la vie familiale, et chaque matin le jeune se rend à l’école, au collège, ou dans un centre d’apprentissage de type normal, ou encore dans l’entreprise qui est son lieu de travail.

47Il n’est donc pas coupé des conditions réelles de la vie, mais bien au contraire, celles-ci contribuent à le faire évoluer dans un sens socialement positif si elles sont exploitées dans un régime d’éducation qui sait réserver une large place aux options qu’un adolescent doit apprendre à faire, aux responsabilités qu’il doit progressivement assumer.

48Le juge peut légalement condamner un mineur âgé de plus de 13 ans à une peine d’emprisonnement, mais il ne doit recourir à cette sanction que dans des cas exceptionnels, soit qu’il a de sérieuses raisons de penser qu’elle aura un effet salutaire sur le délinquant, soit lorsqu’il estime que seule l’exemplarité de la peine sera propre à prévenir de nouveaux cas de délinquance.

49Dans le cas de Robert, par exemple, il faut savoir se montrer prudent. L’intérêt de la réinsertion sociale du mineur délinquant ne doit pas être sacrifié au caractère exemplaire de la peine. La sanction exemplaire n’endigue pas le flot de la criminalité avec l’efficacité et la rigueur que le pénaliste lui prêterait volontiers, tout au moins lorsqu’il néglige d’étudier le crime en tant que phénomène sociologique et lorsqu’il n’en a qu’une vue abstraite.

50Aussi, le juge ne doit pas hésiter à soumettre Robert, ainsi que la plupart des mineurs délinquants, non à un régime régressif, mais à un régime éducatif, la loi mettant à la disposition un ensemble de mesures de protection, d’éducation et de rééducation applicables aux mineurs de moins de 18 ans ayant commis des crimes ou des délits au sens juridique de ces mots. Désormais, l’intervention judiciaire à l’égard des enfants et des adolescents délinquants s’exerce dans le souci d’assurer leur éducation et leur adaptation sociale : la notion de « traitement éducatif » est ainsi devenue fondamentale.

51Je suis convaincu que Robert, dont la sensibilité a été malmenée, doit trouver dans un foyer de semi-liberté les conditions qui lui permettront de s’équilibrer et de s’épanouir tout en favorisant son insertion sociale. Il sera sauvé.

3 – La prise en charge par l’éducateur : Joe Finder

52Le magistrat, et avec lui l’équipe des spécialistes qui se sont penchés sur son cas, n’attendent pas seulement de moi que je protège la société contre les excès de Robert, ils me demandent explicitement un traitement éducatif et médico-psychologique approprié, susceptible de favoriser l’épanouissement de Robert. Notre intervention prolongée dans le foyer de semi-liberté doit provoquer la métamorphose de l’équilibre affectif de Robert, condition nécessaire de son insertion sociale.

53La perspective de son arrivée prochaine m’engage dans une véritable course contre la montre, comme toute intervention chirurgicale dans le domaine social (il s’agit d’extraire un jeune de son milieu familial et social habituel) il faut réussir du premier coup ou supporter les lourdes conséquences, parfois irréparables, d’un échec éventuel.

54Dans un premier stade, Robert viendra rendre visite à son futur foyer. Cet adolescent inquiet à qui le juge offre sa chance, il nous faut le conquérir, si possible éteindre sa méfiance à notre égard et, ce qui paraît plus laborieux, lui faire désirer son admission dans le groupe des autres jeunes de l’établissement. L’expérience nous a appris qu’on n’éduque qu’avec la participation librement consentie de l’individu. La contrainte, avec ses résultats superficiels ne peut conduire qu’au dressage qui prive l’individu de toute autonomie future.

55Pour atteindre ce but auprès de Robert, je ne me contenterai pas de mobiliser la plus totale disponibilité de l’équipe des éducateurs. Même pour cette première visite, je m’inspirerai de techniques modernes de dynamique de groupe et l’ensemble du groupe-foyer sera mis à contribution, ajouté à notre observation directe, un sondage sociométrique nous permettra de connaître la valeur des interrelations. Je saurai à quel point nos jeunes sont à même « d’absorber » positivement le nouveau venu. Tous doivent et désirent, le plus souvent, participer à l’amélioration de chacun.

56Au moment où Robert franchira la porte de notre foyer, celui-ci sera préparé, rendu aussi disponible que possible pour Robert, du plus jeune jusqu’au moins jeune. Les futurs camarades de Robert connaissent son nom, une partie de ses goûts, à l’exclusion de tout renseignement plus confidentiel. Ils connaissent son âge et lui parleront peut-être de sa passion pour les engins motorisés. Dans une chambre de trois lits, deux jeunes se seront volontairement préparés à leur mission de « béquillage » affectif et matériel.

57Le dossier de personnalité m’indique que Robert est toujours seul au milieu de tous, mais solitaire par réaction et non pas par vocation. Désormais, sa future solitude dépendra sans doute de la valeur de notre effort en sa faveur.

58Quelles que soient les techniques employées pour « accrocher » Robert, pour lui faire prononcer la phrase qui confirmera notre premier succès, telle que « la maison est sympathique, j’aimerais faire partie de la communauté », n’oublions pas de mentionner l’essentiel, le levier principal de notre action : l’amitié. Une amitié aussi naturelle, aussi spontanée que possible.

59Au cours de notre premier entretien, je dirai à Robert que je l’accepte tel qu’il est, avec ses faiblesses comme avec ses qualités, que mon métier n’est pas de juger, mais de comprendre, de l’aider à mieux se comprendre. Robert devra apprendre que la société ne peut pas s’adapter à Robert, mais qu’avec l’aide du foyer, Robert apprendra à s’adapter à la société, à jouer son rôle social. Puis j’écouterai Robert, patiemment, attentivement, sans moraliser, comme personne n’a sans doute jamais écouté les paroles de Robert.

60Qu’importe si la vision subjective que Robert peut avoir des malheurs dont il se croit la coupable victime correspond peu ou pas à la vérité objective. Qu’importe si l’inquiétude, l’angoisse de Robert se transforment même en agressivité contre l’éducateur, le juge, les parents. En tant qu’éducateur, je sais que même la haine doit être considérée comme de l’amour. Robert est intelligent, sensible. Ce que je dois seulement craindre, c’est l’indifférence, seul ennemi redoutable d’une prise en charge affective.

61Tous les autres pensionnaires du foyer travaillent en ville, apprennent un métier, fréquentent un collège technique ou un lycée. Là encore, rapidement, éclairé par un service spécialisé d’orientation professionnelle, guidé par l’éducateur, Robert pourra accéder au métier de son choix au maximum de ses possibilités.

62Les entretiens, quotidiens si nécessaires, seront complétés par des contacts fréquents éducateurs/parents. Il s’agira de dédramatiser la situation, de revaloriser les rapports des parents et de leur fils. En même temps, nous ferons découvrir à Robert la nécessité de consulter le thérapeute spécialisé du foyer. Ainsi, le psychiatre pourra déterminer rapidement s’il y a lieu d’accorder à Robert un soutien psychothérapeutique plus particulier.

63Intégré aux groupes d’activités culturelles et récréatives de son goût, qu’il s’agisse d’expression, d’électronique, de photo, de cours de langues, Robert apprendra à mieux connaître ses aptitudes, à mieux dominer ses réactions impulsives. Les séances de sociodrame systématiquement organisées lui permettront de projeter et de résoudre certains de ses conflits personnels. Il découvrira la supériorité de la parole sur la violence pour satisfaire l’un de ses besoins les plus impérieux : être quelqu’un parmi les autres.

64Aidé par le médecin, par l’éducateur, par les autres jeunes et, qui sait, peut-être un jour même par ses parents, j’ose espérer que Robert apprendra progressivement à mieux voir autour de lui, en lui. Au fur et à mesure qu’il arrivera à mieux s’accepter, disparaîtra son manque de confiance en ses possibilités, son angoissante dysmorphophobique ; Robert à son tour sera chargé de responsabilités parmi les autres et trouvera un sens positif à sa vie.

65Et même si, dans les débuts, il se produit des incidents, des retours de flamme, il nous faudra les considérer comme un faux-pas inévitable dans son évolution. Modestement, et avec beaucoup d’amitié, nous essayerons de lui donner les armes morales et matérielles qui lui permettront sans doute de se sauver lui-même. Nous pensons cependant de par notre action rester fidèles à la mission que nous confie le juge des enfants. Le magistrat spécialisé ne nous a pas demandé de transformer Robert en un mouton inoffensif à la personnalité éteinte, mais de l’aider à devenir un citoyen conscient et efficient, heureux de vivre parmi les autres.

66Peut-être pourra-t-il à son tour rayonner dans le milieu dans lequel il aura décidé de vivre un jour, peut-être dira-t-il comme tant d’autres anciens pensionnaires d’un foyer de semi-liberté que nous avons été pour lui une base de lancement pour un meilleur départ dans la vie.


Date de mise en ligne : 07/05/2013

https://doi.org/10.3917/jdj.324.0044

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