Notes
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Psychiatre, pédopsychiatre Cet article a été publié dans L’information psychiatrique, n° 79, mars 2003.
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L’affaire Ferraton a défrayé la chronique dans les années 1970 : enfant placé dans un institut médico-pédagogique (IMP) maltraitant, puis plus tard dans un hôpital psychiatrique ; il assassinera son épouse puis un enfant de 12 ans. L’affaire du Mans concernait des éducateurs auxquels il était reproché de n’avoir pas rapporté au juge des enfants les abus sexuels dont avait été victime un enfant qui leur avait été confié ; la Cour de cassation a considéré que le secret professionnel des personnes agissant dans le cadre de l’assistance éducative était inopposable au juge des enfants (Cass. crim. 8 octobre 1997, Chouraqui et consorts). L’affaire Sophie P., du nom de la fille autiste de 23 ans tuée par sa mère « afin qu’elle ne souffre plus » et jugée par la Cour d’assises de Montpellier en 1996.
1« Pourquoi tu ris ? ». Ainsi interrompait-il son récit quand il me racontait une histoire, de Pologne quand il était enfant, du camp de la mort quand il était adolescent, ou du sanatorium quand il était tuberculeux, de la Salpetrière quand il était étudiant, ou de la Roche-Guyon dans les années 50 quand il bousculait l’AP/HP pour sa prise en charge archaïque des polyhandicapés, ou du Foyer de Vitry et de ses ados délinquants quand il travaillait avec Jo Finder ; ou de 68 (en général mais aussi en particulier des « katangais », loubards politiquement équivoques, que lui, politiquement incorrect, avait approché quand tout le monde les fuyait), ou des femmes, et en fait quel que soit le sujet.
2Il prenait un air étonné, même s’il ne l’était qu’à moitié car il y avait vraiment pour lui quelque chose d’obscur dans cette joie : « Pourquoi tu ris ? ». Je ne lui répondais jamais sauf la fois où je lui ai retourné la question : « Comment arrives-tu à me captiver avec ces histoires pas drôles et à me faire rire en même temps ? ». Le paradoxe était sérieux, il s’est un peu assombri. « Je ne sais pas, mais déjà à Bergen-Belsen, alors qu’on ne savait jamais si on serait mort ou vivant le lendemain, je faisais rire tout le monde… Je ne pouvais pas m’empêcher de faire le pitre… »
3Fin des années 70, je travaillais autour d’« enfants maltraités » et du rôle néfaste de certains services, et on me disait : « Va voir Tomkiewicz, il sait tout des violences institutionnelles », mais je n’osais pas.
4Je ne l’ai connu qu’en 1991, c’était pour autre chose. Quelques personnalités, comme lui, étaient auditées sur l’autisme par la Commission Gillibert. Entre autres, Serge Lebovici, si humain, y fut vilipendé par des pourfendeurs dogmatiques de la psychanalyse, mais défendu délicatement par Françoise Grémy de Sesame Autisme. Je ne le connaissais qu’en tant que lecteur de son œuvre, qui me paraissait toute entière un tendre et scientifique hommage au sein nourricier de sa maman, une entreprise que je pouvais comprendre. Il y avait donc aussi deux bonnes douzaines d’auditeurs, professionnels anonymes comme moi, parents d’associations familiales, et Tomkiewicz réussit à concilier des extrêmes de ce groupe (une bonne partie) avec son discours singulier. Concilier des extrêmes en étant radical et atypique était un autre pouvoir paradoxal. Après cela, je ne l’ai plus quitté, et il aimait quant à lui rencontrer ceux qu’il appelait nos « psychotiques » - on dit maintenant « autistes et apparentés » (y compris pour quelques vrais psychotiques) - dans nos hôpitaux de Jour de Sesame, à Santos-Dumont, à Antony, et dans les IME Alternance de nos amis à Bourg-la-Reine et à Paris.
5Il aimait retrouver « les papotins » et « les turbulents » aux sorties culturelles et créatives, celles qui leur donnaient « leur air de tout le monde » comme il disait, et ils eurent avec lui de beaux voyages ici, au Maroc et en Tunisie.
6Il fut notre mentor, et nous ne traversions aucune question éthique sérieuse touchant à la prise en charge sans demander son avis : pour les « cas lourds » - il nous organisa un fameux Colloque aux Treilles en 1998 -, pour les histoires de suppressions de personnes handicapées, de leur stérilisation, pour la préparation des équipes aux morts annoncées, pour les conflits de devoirs entre psychiatrie et justice (de l’affaire Ferraton dans les années 70 à l’affaire du Mans dans les années 1990, et ensuite pour le cas de Sophie P.) [2].
7Controverses institutionnelles ou faits divers tragiques, il dictait sa pensée dans son bureau de directeur de recherche à l’INSERM en se relisant à peine, et elle devenait une référence. Je l’accompagnai quelquefois à des tribunes où se succédaient des sommités. Leur auditoire était attentif ou demi-assoupi, c’était selon, mais quand venait le tour de Tom, dès ses premiers mots, un frémissement audible, palpable gagnait la salle. D’abord elle n’en revenait pas, on le sentait quand arrivaient les premiers rires, épars, ensuite, elle allait et venait entre l’écoute et la joie.
8On absorbait ses idées lumineuses sur des sujets graves (autisme, mauvais traitements, délinquance, violence institutionnelle, polyhandicap), ravi par cette voix rocailleuse, ce visage gai et ce cerveau hors du commun. Il y avait sans doute de la « résilience » dans ce style de communication, cette faculté issue du malheur précoce, de rebondir de la faiblesse à la force, de la tragédie au rire, de la privation au partage.
9Mais ce talent recélait un autre subtil paradoxe (j’ai mis des années à le comprendre car c’était à mon détriment). Il n’aimait pas la colère qui vous isole en vous-même. La fermeté de sa pensée, son refus radical des consensus de clans (surtout médicaux) ou des compromis avec les puissants (ce qui effrayait depuis toujours nombre d’institutions) était combiné à une absence totale de violence personnelle, d’irritabilité de prestance ou de vengeance.
10La rencontre entre sa lutte contre tout abus de la force et la douceur qu’il avait en lui se faisait dans le rire, qu’il durcissait, au plus, par des sarcasmes, et dans quelle langue ! On entendait ses convictions fortes et son style percutant sans qu’on le sente hors de lui.
11Courage physique mis à part - il avait pris et prenait encore plus de risques personnels que la plupart d’entre nous -, c’était comme si, face à un méchant ou un pervers (individu, corporation ou institution), il fallait commencer par lui jouer un bon tour. Tom transformait son public en un rieur intelligent et, ma foi, il a allié ainsi beaucoup plus de gens aux bonnes causes que nous autres qui, à côté de lui, étions un peu trop sermonneurs, un peu trop sérieux, un peu trop vieux en somme…
12Quelle flamme et quel charme ! Sa fréquentation nous rajeunissait. Si je fais le tour de notre domaine d’action, beaucoup d’autres ont des qualités. Mais seul, il fut ce genre de « héros » protecteur des faibles que, anciens enfants, nous aurions aimés être. Il était le héros des jeunes atypiques, des maltraités, des polyhandicapés et des autistes. Il l’était naturellement, élégamment et sans effort, entouré de femmes qui le chérissaient et qui le maintenaient bien vivant (les « roses » de ses poésies éditées sur le tard).
13Ses derniers mois furent durs, bien plus durs que ce qu’il nous montrait, et le peu qu’il laissait voir suffisait à vous glacer. Dans ces cas-là, une sorte d’anesthésie de la relation vous gagne peu à peu. D’un côté, elle vous aveugle sur la souffrance que subit un être cher (dans la mesure ou lui même vous la cache, mais il ne la cachait pas à ses filles Catherine et Elizabeth), et de l’autre vous vous adaptez, avant que son heure ne sonne vraiment, à la fin prochaine que vous lui souhaitez.
14Ensuite, sa douleur ayant disparu, c’est son absence qui prend le dessus, et vous la ressentez fort quand vous évaluez le risque que, sans lui, votre pensée critique s’affaiblisse et que votre affectivité professionnelle se tarisse. Chaque jour maintenant, il me manque plus.
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Psychiatre, pédopsychiatre Cet article a été publié dans L’information psychiatrique, n° 79, mars 2003.
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L’affaire Ferraton a défrayé la chronique dans les années 1970 : enfant placé dans un institut médico-pédagogique (IMP) maltraitant, puis plus tard dans un hôpital psychiatrique ; il assassinera son épouse puis un enfant de 12 ans. L’affaire du Mans concernait des éducateurs auxquels il était reproché de n’avoir pas rapporté au juge des enfants les abus sexuels dont avait été victime un enfant qui leur avait été confié ; la Cour de cassation a considéré que le secret professionnel des personnes agissant dans le cadre de l’assistance éducative était inopposable au juge des enfants (Cass. crim. 8 octobre 1997, Chouraqui et consorts). L’affaire Sophie P., du nom de la fille autiste de 23 ans tuée par sa mère « afin qu’elle ne souffre plus » et jugée par la Cour d’assises de Montpellier en 1996.