1Au cœur de l’accompagnement en soins palliatifs la question du temps et de la temporalité de chacun prend toute son importance. Il y a de nombreuses manières d’exprimer le passage du temps d’une personne et d’un moment à l’autre. « Au jour le jour », disent souvent les patients. « À tout à l’heure », promettent les soignants. Quant aux familles, elles éprouvent souvent le temps qui reste à vivre dans l’angoisse et l’ambivalence. Pour le psychologue il s’agit de concilier toutes ces perceptions et d’en révéler la cohérence.
Se sentir mourir sans mourir
2Ce jour-là, l’équipe mobile de soins palliatifs et moi-même sommes interpellées par des soignants tendus, fatigués d’un week-end difficile avec la famille de Mme J. « Les filles de la patiente ont été insupportables, ça nous a pris un temps fou », nous précise une aide-soignante. « Elles voulaient qu’on arrête tous les soins, qu’on accélère les choses. Elles disaient que leur mère n’aurait jamais voulu que cela se passe ainsi et que cela dure si longtemps pour rien. » Les soignants, entre colère et découragement, sont démunis face aux échanges de ce week-end. « On ne savait plus quoi dire, c’était vraiment dur d’être en première ligne. » Les samedis et dimanches à l’hôpital sont des temps difficiles à vivre, non seulement pour l’équipe de soin en effectif réduit, mais aussi pour les patients et leurs familles. Les uns, privés de médecins, de cadres, de paramédicaux, se sentent seuls et plus exposés aux imprévus. Les autres ressentent fortement la tristesse d’être loin de chez eux, enfermés dans une chambre où les heures s’étirent une à une. Ils sont de fait privés de l’effervescence caractéristique des activités qui, le reste du temps, animent et ponctuent la semaine. L’équipe soignante que nous rencontrons s’étonne car pour elle, Madame J. ne montrait aucun signe d’inconfort durant le week-end. Il aurait même été inadapté d’appeler un interne de garde. Pourtant la famille perçoit une souffrance et réclame un médecin. Inquiets que Mme J. ne parle plus et qu’elle ne s’exprime plus que par le regard ou le toucher, ses proches dénoncent ce qu’ils jugent insupportable : voir Mme J. se sentir mourir sans mourir. Or ce lundi matin, l’infirmière aussi est plus nuancée sur l’état de la patiente. Elle a changé, elle semble moins présente. Il semble aussi qu’elle ait fait des pauses respiratoires. Monsieur J., son mari, est resté toute la nuit avec elle, comme depuis dix jours. Il est convenu avec ses filles qu’il leur laisse sa place dans la matinée. Une fois installées à leur tour, elles ne quittent plus la chambre un seul instant jusqu’au soir. En apprenant cela, je mesure la fatigue physique et psychique de l’ensemble de la famille. Certes, la mort peut toujours arriver au dépourvu mais pour cette famille, cette réalité semble insoutenable. L’angoisse divise le groupe familial entre le jour et la nuit, en revanche la famille se réunit pour s’opposer à la médecine que tous imaginent toute puissante. Elle seule serait capable d’arrêter ce supplice, ce temps que la famille ne maîtrise plus et qui ne cesse de s’étirer au-delà du supportable. Elle seule pourrait, dans les fantasmes de cette famille, décréter quand, comment et avec qui Madame J. peut mourir.
La perte de la notion du temps à l’hôpital
3Ainsi, à l’hôpital, la mort qui approche et que l’on attend tout en la redoutant fait perdre la notion du temps et sa signification. Pour les familles, le désir d’assister celui qui meurt et d’être là à l’instant même de la mort a un sens personnel et distinct. Si accompagner exprime souvent l’amour et le besoin d’être reconnu dans cet élan, il peut y avoir aussi le désir de pardonner ou de demander pardon à celui qui va mourir. Certains veulent simplement aller jusqu’au bout d’une relation ou souhaitent renouer un lien rompu. Il est difficile de savoir à l’avance si chacun parviendra à supporter la durée indéfinie de la fin de vie. En fait, bien des raisons profondes et même inconscientes peuvent motiver ce besoin d’être là ou pas, témoin ou non du dernier souffle d’un proche. Ces raisons se révèlent parfois plus tard, dans l’après-coup, durant le processus de deuil. Ainsi, l’instant du décès est un moment suspendu où se rencontrent le passé et le présent pour créer l’avenir. Mon expérience auprès de familles en deuil m’a appris que ce qui se joue au moment de l’accompagnement et de la mort préfigure considérablement la suite de la vie des familles. Il est alors nécessaire pour les professionnels de respecter au mieux chacune de ces personnes et leur manière d’être souvent extrême du fait de cette situation toujours exceptionnelle qu’est la mort. Lundi matin, je me sens spontanément la responsabilité d’aller au-devant de cette famille, sans doute pour soulager l’équipe soignante et la soutenir dans son travail. Cette famille, je la connais un peu depuis dix-huit mois de traitements. J’ai en mémoire les nombreux entretiens avec Mme J., qui me confiait toujours, malgré la maladie, son désir de vivre pour « ses petits, son clan, sa tribu ».
Le temps semble suspendu
4Je pénètre dans sa chambre. Mme J. est dans son lit en position demi-assise, le visage tourné vers la fenêtre. Je cherche son regard mais ses yeux sont clos. Elle est très pâle, le masque à haute concentration lui recouvre le visage. Son mari est seul à ses côtés. Debout, il lui tient le bras, le presse avec insistance comme pour la stimuler, la réveiller. Il a passé la nuit avec elle, n’a sans doute pas fermé l’œil, il est muré dans le silence. Ses trois filles surgissent alors dans la pièce, suivies d’autres personnes que je ne connais pas. La chambre est envahie en quelques secondes et je suis saisie par une demande insistante : « Faites quelque chose, c’est pas possible de la laisser ainsi, et lui, dites-lui de partir ». Sidérée, je ne comprends pas ce qui m’est demandé et tout me paraît confus. Qui donc doit partir ? Je pose un nouveau regard sur monsieur et madame, je suis troublée et me demande lequel des deux insuffle la vie à l’autre. Mme J. ne communique plus mais on peut encore lui parler. Je perçois cependant sa respiration particulière. Le temps semble suspendu comme le souffle de Mme J. Sortant quelque peu de ma sidération et avant que d’autres n’interviennent, je me surprends à dire avec calme que le médecin va passer les voir mais surtout qu’ils peuvent tous rester l’attendre. Je rajoute simplement qu’ils ont chacun ici la place qu’ils souhaitent tenir. Tout en quittant la chambre je m’engage à revenir en fin de matinée. Je me sens émue dans le couloir, je vais alors rejoindre le médecin et les soignants auprès desquels je me sens soutenue. Nous prenons le temps de partager nos impressions non seulement sur la famille mais aussi sur l’état de Mme J. qui a changé depuis la veille. La famille paraît épuisée, intensément éprouvée par une situation qui lui fait violence. Nous réalisons en parlant combien cela doit être dur pour cette femme et son mari de se quitter, pour cette mère et ses enfants de se perdre. Je repense aux tensions de ce week-end, la situation est un réel supplice si on ne parvient pas à entendre et à reconnaître la souffrance indicible de chacun. Il faut tenir, soutenir, contenir. La médecin a, comme nous tous, un mouvement de recul devant la situation si intense en émotions, mais elle va les voir, les écouter, leur parler et les reconnaître dans la douleur de devoir se quitter pour toujours.
La place du témoin
5Lorsque je suis revenue dans le service en fin de matinée, Mme J. est décédée depuis moins d’une demi-heure. L’infirmière m’a précisé que tout le monde était calme dans la chambre et que Mme J. est morte en présence de toute sa famille. C’est une des filles qui est venue le dire aux soignants. Je suis revenue dans la chambre, quelques personnes pleuraient sans bruit. Nous nous sommes regardés, nous nous sommes reconnus et nous avons regardé ensemble Mme J. Dans ces regards sur moi, je me suis vue proposer une place particulière : celle du témoin. J’ai ressenti que ma présence, sans doute active, avait pu contribuer elle aussi à ce passage spécifique, les avait encouragés à continuer de vivre en intégrant la mort. Mais l’image de cette famille m’a saisie. La chambre semblait composée comme un tableau. Chacun a trouvé sa place autour et sur le lit de la patiente. Une des filles pleurait doucement, elle tenait le visage renversé de sa sœur allongée sur le corps de sa mère. Une autre se tenait debout, en appui entre son père et sa mère. Monsieur J. caressait le visage de sa femme, les larmes brouillaient ses yeux, il me donnait l’impression de vouloir parler sans y parvenir. La scène m’a semblé figée. Rien ne se passait et pourtant beaucoup se disait, dans le recueillement. Chacun semblait être à la fois seul et relié aux autres. Tous étaient d’un seul et même tenant, entremêlés sur le lit autour et au contact du corps de Mme J. J’ai décidé de m’effacer discrètement. L’image de ce lit m’évoque Le Radeau de la Méduse. C’est du moins l’association d’idées qui me vient dans l’après-coup. La mort, c’est la fin d’un monde dit Hannah Arendt. C’est parfois aussi la fin du monde pour les proches. Sans doute est-ce la raison pour laquelle me vient à l’esprit la scène du naufrage de La Méduse peint par Théodore Géricault entre 1818 et 1819. Mais ce qui frappe le visiteur du Louvre face à cette toile gigantesque de sept mètres de large et de cinq mètres de hauteur, plus encore que les détails réalistes, c’est la métaphore qui s’en dégage. Une métaphore qui sonne comme le vœu de préserver toujours, même dans les situations les plus extrêmes, un espoir. Derrière l’effroi de la mort, quelques personnages du tableau font des signes au milieu du désastre, vers un bateau lointain, peut-être secourable. J’apprends le lendemain que la famille de Mme J. a quitté le service tard dans l’après-midi. Ils sont partis ensemble, après avoir pris le temps de remercier et d’échanger quelques paroles avec l’équipe soignante. J’ose espérer qu’ils parviendront à se secourir les uns les autres et à transformer ce naufrage en souvenir.
6L’intensité émotionnelle de ce qui se vit dans certains services de médecine engage fortement la présence du psychologue et l’amène à questionner sa place auprès de ses collègues soignants. Le psychologue, dans ce temps particulier de la toute fin de vie des patients, doit savoir décrypter ce qui se déroule au-delà des mots, dans le langage du corps. Ce n’est qu’en comprenant le silence du patient, les non-dits des soignants, l’indicible des familles, que, peut-être, le psychologue pourra transformer l’innommable en récit.