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Article de revue

Créativité et soins palliatifs

Pages 77 à 82

Notes

  • [1]
    C’est à cet égard que Michel de M’Uzan rapporte deux traits essentiels caractérisant l’approche de la mort : l’expansion libidinale et l’exaltation de l’appétence relationnelle. Ils se conjuguent pour présider au travail du trépas.

1 Quoi ? La créativité en unité de soins palliatifs ? Allons, est-ce bien un lieu où la question se pose ? N’y a-t‑il pas un malentendu, une incongruité à évoquer cette notion lorsqu’il s’agit de considérer un espace institutionnel consacré à la fin de la vie ? Une des règles supposée de ce service n’impose-t‑elle pas au contraire de s’astreindre au calme de la répétition, à la réduction de tout remous, à une mise à l’écart du désir, de la légèreté, rappels parasites et déplacés de la luxuriance de la vie, de se conformer à une espèce d’ataraxie, d’anesthésie de l’inventivité, d’immobilité du sens pour accompagner au plus près la perte de la vie qui se retire ?

2 Eh bien, non ! Justement non ! Non parce que, dans la réalité de son fonctionnement, la vie, la pleine vie occupe et remplit de plein droit l’espace d’un service de ce type. La vie avec ses larmes et ses rires. Avec ses mouvements en tous sens. Avec son avidité à se saisir encore et toujours des aventures à vivre encore, y compris les plus ultimes. Et ceci avec d’autant plus de vigueur que la mort menace. Car, ne l’oublions pas, ici, nous avons affaire au seul vivant, « le vivant jusqu’au bout » dont fait état Robert Higgins (2003). Oui, dans ce lieu, la vie et sa créativité intrinsèque prennent une place centrale parce que parfois seul un surinvestissement, dernier embrasement de ses facultés créatrices et relationnelles, peut permettre à la personne, dans une seconde étape, le désinvestissement nécessaire à la quitter. Pour « se mettre au monde une dernière fois avant de disparaître », la personne a parfois besoin de chercher par les voies les plus inattendues de nouvelles propositions d’identité, de nouvelles pistes [1].

Ouvrir portes et fenêtres d’une créativité au quotidien

3 Dans ces derniers instants de la vie, nous pourrions croire à tort que les personnes veulent se soustraire à toute nouvelle expérience relationnelle. Que seul le retrait et le silence, l’évitement sont susceptibles de leur offrir une sorte de sas indispensable au passage de la vie à la mort. Certes, pour certains, c’est le cas. Mais ils ne représentent pas la majorité. Et notre expérience de bénévole nous a permis de constater combien l’irruption de la vie sous ses formes même les plus inattendues, pouvait mobiliser le vivant jusqu’à son dernier souffle.

4 Voilà ce qu’a parfaitement compris le service de soins palliatifs du CHU de Grenoble-Alpes dans lequel, depuis dix ans, les soignants s’emploient à ouvrir portes et fenêtres d’une créativité au quotidien. Dès son origine, le projet du service s’est voulu inventif. Ainsi l’environnement de la personne hospitalisée a été entièrement revisité afin de lui présenter une vision et un usage de l’institution hospitalière propices à un soin global. Dans une démarche holistique, c’est dans chacune des cinq dimensions de ces personnes (physique, affective, sociale, intellectuelle et spirituelle) que le soin se veut présent, dans un renouvellement permanent. Il est remarquable qu’au bout de dix années de fonctionnement, aucun fléchissement notable du projet initial ne soit observé – il s’est au contraire élargi –, que la vigilance des débuts des soignants reste entière ainsi que la fraîcheur de leur regard.

5 Et leur créativité ? C’est par cent minuscules actions quotidiennes de terrain qu’elle s’exprime et se manifeste. Visitons-les !

Cent minuscules actions quotidiennes de terrain

6 Voici venue l’heure de la toilette pour cette dame. Lorsque la soignante vient la chercher pour l’amener à la grande salle de bains du service, son mari est auprès d’elle. Après un bref aparté avec la malade, la soignante propose au mari de cette dame de les accompagner. Celui-ci accepte et les voici tous trois partis pour douche et bain.

7 La porte se ferme sur eux trois. Quelques instants passent. La porte se rouvre. La soignante se retire, les laissant un temps tous deux à leur intimité de couple.

8 Un vêtement civil ! Lui, il est toujours revêtu d’une chemise de ville. Elle, son épouse, est navrée de voir combien cette chemise tire-bouchonne. Cet homme a belle allure et se bat pour la conserver. Alors ? Discussion avec une infirmière. Il ne veut pas mettre la classique blouse d’hôpital. Que faire ? Finalement, une soignante propose de couper les chemises de monsieur dans le dos de façon à les transformer en plastron. Vite fait, bien fait. Monsieur retrouve aussitôt l’apparence du chef d’entreprise qu’il était. Un petit foulard de soie dans l’encolure et le tour est joué. Soudain, une sorte de légèreté virevolte dans la chambre.

9 Un mariage dans le service. Les bans ont été publiés. L’officier d’État civil doit se présenter dans l’après-midi. Les soignants ont découpé une multitude de petits cœurs de papier crépon bleu – la couleur que la femme du malade préfère – dans les serviettes de papier du salon des familles. Ils en ont décoré la porte d’entrée du service, celle de la chambre, les murs de la pièce elle-même. Et l’ont agencée en simili salle de mariage. Tout comme à la mairie !

10 Une collation est prévue. Le gâteau est retenu et le bouquet de la mariée, fleurs bleues bien sûr, commandé chez une fleuriste.

11 L’aménagement du salon des familles en une vraie pièce d’appartement privé soulève au début une série de questions liées à l’hygiène hospitalière, aux normes des pompiers, au financement. Après quelques arrangements, tout se résout. Un divan profond, des fauteuils accueillants, des lampes à lumière diffuse meublent agréablement la pièce. S’y rajoutent théière, cafetière, bouilloire, petit présentoir à nombreux compartiments pour les différents thés et tisanes.

12 Jour et nuit, personnes hospitalisées et familles peuvent s’y poser, s’y attarder, échanger entre elles. Un réfrigérateur stocke les gros gâteaux d’anniversaire ou les salades de fruits (parfois du champagne) avant dégustation en groupe. De même, un four à micro-ondes permet de réchauffer un plat venu de la maison, plein de souvenirs gustatifs d’avant.

13 Le service étant ouvert aux enfants, très vite jeux, livres pour enfants, feuilles blanches et crayons de couleur font leur apparition. Alors, pourquoi ne pas organiser, l’occasion faisant le larron, des mini-ateliers de dessin ? Et l’exposition de ces dessins ? Bien sûr ! Le mur blanc du salon des familles s’y prête. Seul protocole obligé pour exposer leur dessin : le prénom et l’âge de l’artiste.

14 Et pourquoi pas un coin bibliothèque ? Un coin ? Pourquoi un coin ? Alors, dans le hall du service un présentoir à livres qu’approvisionne une librairie amie. Et un abonnement au journal régional. Sans compter les revues que chacun dépose, du Journal du tir à l’arc au Télérama. Les grandes télévisions offertes par une association et présentes dans chaque chambre n’en seront que mieux utilisées.

15 Pour cette patiente, les visites familiales et amicales sont assez proches d’un rassemblement électoral, tant en nombre de participants qu’en volume sonore. Alors ? Interdire ou limiter les visites trop nombreuses ? Mais une négociation avisée et le beau temps ont permis que le lit de la malade soit descendu au rez-de-chaussée, rapproché de la pelouse et qu’une sorte de garden party se substitue à une occupation du service.

16 Rappelons que de manière générale, les visites ou la présence auprès du malade sont autorisées à toute heure et que la présence des enfants et petits-enfants y est favorisée.

17 Musique et Compagnie. Sous de très nombreuses formes, dès le début, la musique a pris place dans le service. Qu’il s’agisse de musiciens extérieurs appartenant à des formations instrumentales prestigieuses comme modestes ; qu’il s’agisse d’une personne ayant perdu son épouse dans le service et qui a fait venir en souvenir d’elle un accordéoniste qui a chanté dans le hall et dans les chambres lorsque son occupant le souhaitait ; qu’il s’agisse de petites chorales improvisées où soignants, bénévoles et patients se rejoignent lors d’un anniversaire ; ou d’une impressionnante chorale quasi-professionnelle de 18 personnes. De plus, certains malades viennent avec leurs propres CD et leur lecteur : soit ils en gèrent l’écoute eux-mêmes, soit les soignants ou les proches le font quand les malades ne le peuvent plus.

18 La décoration de la chambre peut prendre des proportions inusitées pour un service de soin : étoffe exotique drapant une chaise nickelée, plaid de laine angora sur le lit, taie d’oreiller personnelle, objets des plus divers – dont le plus étonnant fut probablement un tableau de grand format en cours d’achèvement –, chaînes hi-fi et sa colonne de CD. Lors d’un déménagement du service, les patients ont même été invités à choisir eux-mêmes les tableaux devant décorer leur chambre.

19 La décoration permanente des parties communes du service est assurée par des tableaux offerts par des patients ou des familles. Parfois, un diffuseur d’huiles essentielles est mis en route dans le hall. Certains soirs, une musique presque imperceptible se fait entendre. Des fauteuils et une table basse pourvue en revues permettent aux familles d’attendre plus confortablement dans ce hall lorsqu’un soin pratiqué sur leur proche les éloigne provisoirement de la chambre.

20 Le soin procuré à l’apparence physique, soin que certains patients apportent à leur vêtement, à leur corps, à leur visage, est constamment relayé par les soignants. Porter un pyjama ou une chemise de nuit plutôt qu’une blouse d’hôpital, s’habiller de vêtements de ville, se maquiller et pouvoir avoir recours à une coiffeuse, à une association de soins socio-esthétique (Agaro) restaurent la personne dans son identité.

21 La dimension spirituelle. La prise en compte de cette dimension inhérente à toute personne trouve largement sa place dans l’unité de soins palliatifs. À cet égard, nous citerons la thèse conçue dans le service et présentée pour l’obtention du doctorat en médecine de Denis Blum : « L’accompagnement spirituel religieux en unité de soins palliatifs : effet d’un entretien spirituel sur le recours à l’aumônerie ». L’objectif de cette étude était d’évaluer l’effet d’une recherche systématique d’un besoin spirituel religieux, sur le recours à l’aumônerie, chez des patients en soins palliatifs.

22 Les rythmes du service ont été soigneusement réfléchis afin de permettre aux personnes hospitalisées de conserver le découpage de leur journée le plus propice à les satisfaire dans la mesure des possibilités du service : horaires de petits-déjeuners, des repas, des toilettes restent le plus souvent à disposition des personnes.

23 Alors ? Créativité, inventivité avez-vous dit ? Eh bien, en voici le lieu privilégié !

Bibliographie

Référence

  • Higgins Robert William, « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée », Esprit, n° 291, janvier 2003, pp 139-169.

Notes

  • [1]
    C’est à cet égard que Michel de M’Uzan rapporte deux traits essentiels caractérisant l’approche de la mort : l’expansion libidinale et l’exaltation de l’appétence relationnelle. Ils se conjuguent pour présider au travail du trépas.
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