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Article de revue

Le domicile comme lieu révélateur d’un choc des intimités

Pages 55 à 64

1Le système de santé privilégie aujourd’hui la prise en charge de malades au domicile. Au-delà des interrogations d’ordre financier et structurel que cela implique, cela ne va pas sans questionner la notion de vulnérabilité du malade. Mais également la vulnérabilité de chacune des personnes agissant autour du malade au domicile. Le domicile n’est pas un terrain neutre. Il est le lieu de l’intime. Celui qui permet au malade, lorsque sa maladie évolue, de « trouver refuge ». La prise en charge du malade au domicile implique l’intervention d’une équipe médicale. Cette équipe accompagne le malade et ses proches avec des compétences de soignants. Ces caractéristiques médicales rejoignent celles des bénévoles. La complémentarité entre les diverses interventions est un gage de réussite dans la prise en charge du malade et des proches. L’échange d’informations entre tous les protagonistes est un rouage essentiel permettant de minimiser d’éventuels conflits et de rester au plus près du désir du malade. Ce carrefour d’informations pourra également éviter que le malade ne ressente comme une intrusion la venue à son domicile des divers intervenants.

2Il est important de noter que l’accompagnement aujourd’hui n’est pas l’apanage des phases terminales. La prise en charge d’un malade se fait dès l’annonce d’une maladie grave, nécessitant que tous les paramètres au-delà du médical soient pris en compte dès la première hospitalisation. Les différentes phases, soins curatifs, soins palliatifs, phase ultime, sont autant d’étapes à reconnaître et à étudier, pour une prise en charge globale de la maladie. Face aux symptômes évolutifs de la maladie, le malade et son entourage prennent conscience des enjeux médicaux, la guérison n’étant pas acquise. Ce constat implique une relation qui s’organise de manière à évaluer les forces et les faiblesses du malade et de son entourage.

3En phase palliative au domicile, la dimension relationnelle revêt une importance exceptionnelle. Pour tisser le lien avec le malade, l’accompagnant va devoir ajuster son approche, son attitude éventuellement. L’expression par le malade de ses besoins spirituels et leur écoute par l’entourage peuvent se révéler être des outils essentiels de la relation. Ces besoins spirituels ne sont-ils pas le reflet du désir profond de celui-ci d’être considéré dans son intégrité, comme un être vivant digne d’intérêt ? Toutes les demandes du malade devront être entendues, y compris celles d’ordre spirituel.

Le choc des intimes

4Les demandes d’hospitalisation à domicile émanent de sources différentes. Le malade et/ou sa famille peuvent être à l’initiative de la demande. Il se peut aussi que le médecin ou l’équipe soignante fasse la demande, au vu de la situation médicale et familiale du malade.

5Dans le cadre d’un accompagnement bénévole, une analyse préalable de la situation doit être envisagée avant la première rencontre afin d’évaluer la situation de vulnérabilité du malade et, éventuellement, de son entourage : état de santé du malade ? consentement personnel à la rencontre ? sensation d’intrusion ? degré de confiance ? entourage du malade ? isolement ?

6Pudeur, honte, secret, violence de l’intrusion… Le domicile est un lieu susceptible de renvoyer chacun à ses propres faiblesses. Par ailleurs, les mots ne peuvent se dire que si la rencontre entre les différents protagonistes est empreinte de retenue et de confiance mutuelle.

7Contrairement à l’accompagnement en institution, celui au domicile expose à un contexte privé. Des étapes singulières sont à franchir avant d’être en situation de rencontrer l’autre. L’écoute est l’outil fondamental de l’accompagnement. Le domicile est l’espace où l’intime a pleinement droit de cité. Le patient y est en toutes circonstances chez lui. C’est la raison pour laquelle tout accompagnement à domicile est singulier et requiert des attentions toutes particulières. Le consentement du patient à l’accueil d’intervenants extérieurs est un prérequis. Sans celui-ci, le malade, vulnérable, vit la rencontre comme une intrusion violente dans sa vie privée. Tout aussi important est le consentement de la famille ou des proches, ceux-ci jouant un rôle essentiel dans l’élaboration du lien. Le bénévole doit veiller à rester à sa place et se mettre au rythme du malade. Il doit faire preuve de discrétion et de confidentialité. Il doit se garder de prendre part au jeu des relations familiales.

8Plusieurs perspectives d’intimité se croisent : celle du patient, celle du couple et du groupe familial, celle de l’équipe soignante dans son fonctionnement spécifique, celle de l’accompagnant bénévole face à l’intimité offerte par la personne visitée.

9La question est de savoir comment tisser le lien de confiance. Le partage des affects permet la rencontre de l’accompagnant et de l’accompagné en situation de grande vulnérabilité. Des étapes singulières et des attitudes spécifiques à l’accompagnement sont à respecter afin d’être en situation de rencontrer l’autre dans son cheminement personnel. L’écoute, bien entendu, est l’outil indispensable, connu des bénévoles pour partager le sensible. L’attitude empreinte d’humilité du bénévole, le respect accordé au malade, la confiance partagée, sont autant de postures singulières permettant d’atteindre l’autre dans sa perception de l’évolution de sa maladie. Cela implique que l’accompagnant soit dans une attitude d’ouverture volontaire qui évoluera au fur et à mesure de la relation construite avec le malade. Les divers intervenants extérieurs à la famille doivent veiller à rester à leur place, à se mettre au rythme du malade. Ils doivent faire preuve de discrétion et de confidentialité afin que la confiance s’instaure au fil des visites.

10Accompagner un malade au domicile, c’est veiller à respecter les limites de celui-ci, ses habitudes, ses imprévus, son entourage, sa vie. L’intimité peut être forte, la tentation de l’affectif aussi. Une attention particulière doit être portée au piège de l’attachement, de la dépendance affective de l’accompagnant comme de l’accompagné. Dès lors que l’accompagnant fait irruption dans la sphère de l’intime qu’est le domicile, la relation peut être vécue comme un véritable traumatisme et modifier profondément les relations. Il est capital de ne pas faire surgir chez l’autre un sentiment de non-respect de ses valeurs. La notion de vulnérabilité du malade doit être un repère constant pour celui qui accompagne, qu’il soit proche, soignant ou bénévole. Au même titre que les notions de solidarité, d’interdépendance, de vulnérabilité.

11Trois dimensions fondamentales, le spirituel, le familial et le social se conjuguent dans le lieu de l’intime qu’est le domicile. Ce qui peut faire de ce lieu celui de tous les dangers ainsi que celui de dérives possibles. Le non-respect de ces trois éléments peut être vécu comme un véritable traumatisme par le malade.

La dimension spirituelle

12Le malade prend conscience, étape après étape, qu’il peut ne pas guérir. Outre la douleur physique, qu’il faut s’efforcer de juguler, la douleur morale et la révolte exacerbée par l’évolution de la maladie demandent une prise en charge d’ordre spirituel. À l’origine de la souffrance spirituelle interviennent deux événements majeurs : la souffrance existentielle et l’approche de la mort. Quand les fondements de l’être sont ébranlés, un vide absolu vient déstabiliser la personne dans sa conception de l’existence.

13Le domicile, dont nous avons dit qu’il est l’espace refuge du malade, devient le théâtre d’une lutte existentielle qui conduit le malade à s’interroger sur le sens de sa vie, de sa maladie, de son attachement à son entourage, de sa propre mort. Que l’­expression du malade soit verbale ou non, elle est souvent le reflet d’un comportement inconscient. Forces de vie et forces de mort s’entrechoquent. L’expression d’un besoin relationnel, d’une appartenance au monde du vivant peut se faire entendre. Mais, face à cette situation inconsciente, dont l’analyse n’est pas aisée, le malade peut aussi chercher refuge dans le silence, le repli sur soi, le mutisme. La rencontre entre le malade et l’autre, dans l’intimité du domicile, peut déboucher sur une relation vraie, autre que la relation sociale qui, elle, n’engage pas la personne dans sa dimension spirituelle propre au mystère intérieur de chacun.

14La rencontre n’est pas la relation entre deux êtres. Elle est l’espace dans lequel l’expression de l’intériorité du malade peut se faire. Dans l’intimité du domicile, l’accompagné et l’accompagnant se rejoignent dans l’expression du besoin d’une présence en humanité. Ce « retour à soi » peut être considéré comme un chemin de guérison des souffrances existentielles. Le malade et ses proches sont très souvent démunis face à la souffrance quand celle-ci apparaît subitement. Il est capital de tenter de faire sortir le malade du silence, de l’isolement qui en découle et de lui permettre de retrouver des « consolations », des espaces, du sens donné au quotidien.

La dimension familiale

15La possibilité de maintenir le patient au domicile est liée à la capacité de l’entourage d’organiser des conditions de vie en lien avec l’hospitalisation à domicile. Il est essentiel d’observer si une collaboration entre intervenants extérieurs et l’entourage du malade est possible. Le domicile est un lieu de vie familiale. C’est le lieu où vivent au quotidien le malade et ses proches et où se jouent, dans l’intimité, bien des épisodes de l’histoire de la famille.

16Quand la maladie survient, celle-ci tend souvent à casser le lien que la personne malade peut avoir avec son entourage. Tout particulièrement avec son entourage proche. Comment dire ses souffrances ? À qui les dire ? Quand la vie bascule dans l’inacceptable, les repères familiaux peuvent exploser et laissent la place à l’expression d’émotions parfois non contrôlées, sources de conflits. Les bouleversements émotionnels, la fatigue, la possibilité de faire face ou non à des situations d’urgence d’ordre médical sont autant de paramètres qui peuvent compromettre l’équilibre familial. Les attentes du proche aidant à domicile sont multiples. Mais elles ne sont pas toujours exprimées alors qu’elles sont essentielles pour une prise en charge ajustée : stress engendré par les différentes tâches du quotidien, angoisses liées à l’évolution de la maladie, culpabilité de ne pouvoir répondre à tous les désirs du malade, manque d’information quant à l’évolution de la maladie…

17L’hospitalisation à domicile impose aux proches une charge quotidienne d’ordre organisationnel, décisionnel et émotionnel telle que les aidants peuvent se retrouver en situation de fragilité. L’aidant doit renoncer à la vie d’avant. Il a pour tâche d’essayer de reconstruire un nouvel équilibre familial. La prise de conscience de son rôle d’aidant est primordiale. Celle-ci lui ouvrira le chemin de la compréhension des peines et des angoisses qui sont les siennes. Elle lui permettra de demander l’aide nécessaire à la poursuite de son accompagnement, voire d’un répit. La pudeur et la honte sont des sentiments qui entravent l’expression de cette demande de soutien. Accompagner un aidant implique une présence neutre, loin de l’esprit d’assistance à autrui.

La dimension sociale

18L’isolement du patient au domicile n’est pas à minimiser, même si celui-ci bénéficie de la présence d’un proche. Il arrive que dans le long parcours de soins (de l’annonce de la maladie à la phase ultime de la maladie), le malade perde le lien social et se trouve isolé, parfois totalement. Les intervenants au domicile deviennent dans ce cas les garants du lien entre le malade et la société civile. Garder le lien social est un impératif pour le malade, au risque de voir celui-ci perdre ses repères et la capacité à se projeter dans l’avenir. Des paroles bouleversantes d’accompa­gnants bénévoles au domicile témoignent de l’importance de la présence d’un tiers, représentant la société civile et, de ce fait, garant d’un lien social porteur de sens jusqu’aux derniers instants.

19Par sa présence, l’accompagnant « démédicalise » le temps de soins, voire la mort elle-même. La présence du tiers ­accompagnant joue un rôle tout aussi important auprès des aidants, parfois épuisés, isolés, dont le cheminement quotidien peut ressembler à un véritable chemin de croix.

20Au-delà de ces trois dimensions que nous venons d’évoquer, le bénévole doit être conscient des autres problématiques qui se présentent pendant son accompagnement et face à l’ultime.

Pendant l’accompagnement

21La prise en charge du malade au domicile ne doit pas être idéalisée. La mise en œuvre de l’application de traitements de la douleur, permettant au malade, dans la quasi-totalité des cas, de trouver apaisement et calme dans les derniers moments de la vie, n’est malheureusement pas encore acquise. Si c’était le cas, le malade serait moins angoissé et, en conséquence, à même de mieux communiquer avec son entourage dans les derniers moments qui lui restent à vivre et à partager.

22Conserver le lien social, affectif, préserver leur intensité ne peut se concevoir que si les douleurs du patient sont atténuées. La pudeur, la honte, le manque de confiance envers l’entourage sont autant d’obstacles venant entraver la prise en charge du malade. Il est bon de rappeler que le domicile est l’espace où l’intime a pleinement droit de cité. Cela signifie que l’intimité du domicile est un lieu clos où les tensions exacerbées mènent parfois à des impasses, voire des ruptures. La conspiration du silence, rencontrée parfois au sein de certaines familles, est un frein à la communication entre les divers intervenants au domicile. Tout n’est bien sûr pas partageable. Mais un silence qui perdure est signe de dysfonctionnement, un frein à tenter de lever, pour que le malade et son entourage retrouvent le chemin du dialogue.

23La confrontation des attentes initiales avec la réalité des prises en charge peut s’avérer décevante. L’équilibre de la famille, reposant sur des valeurs et des habitudes propres à chaque membre qui la compose, est fragilisé. Quand l’état de santé du malade s’aggrave, la fin de vie devient une réalité qui impose le renoncement à la vie d’avant. Le désinvestissement de tout ce qui donnait sens auparavant à la vie du malade est nécessaire pour que le malade puisse lâcher-prise. L’équilibre familial remis en cause, l’isolement parfois inhumain du malade, la pression médicale sont autant de paramètres sources de traumatismes venant s’ajouter à la souffrance du malade.

24Honte du malade de devoir faire vivre une situation complexe et douloureuse au milieu familial, culpabilité, incapacité à livrer un secret, non-dits qui en découlent, sont autant de souffrances et d’obstacles qui viennent perturber le cheminement de la personne malade et de son entourage. Dans certaines situations, l’isolement dramatique du malade, l’épuisement des aidants, l’économie domestique mise à mal, le manque de moyens financiers, ravivent des tensions. La honte de ne pas pouvoir « faire face » est un sentiment fréquent au sein de la cellule familiale. Les accompagnants se doivent d’être en alerte face à cette situation qui demande un soutien tout particulier à la famille de la part de l’équipe soignante. Ce soutien sera mis en place avec le consentement du malade ou des proches, dans le respect de leur intimité et de leur mode de fonctionnement.

Face à l’ultime

25Arrive le temps où le malade est conscient qu’il peut ne pas guérir. Son comportement change. Ses attentes également. Le lien établi entre le malade et son entourage peut se transformer, perdre de sa valeur. Pour conserver ce lien, l’accompagnant va devoir modifier son approche, son attitude éventuellement. Il doit écouter et prendre en compte les nouveaux besoins du malade dont l’expression peut se révéler être un outil essentiel à la rencontre. Pour que le malade puisse aller au bout de son propre chemin, il a besoin d’être reconnu et de garder le lien d’humanité qui va lui permettre de cheminer à son rythme vers l’étape ultime de la maladie.

26Le désir profond du malade est d’être considéré dans son intégrité comme un être vivant digne d’intérêt. Dans cet espace de l’ultime, l’entourage doit accepter de lâcher ses représentations propres et de revêtir une posture qui soit celle de l’accueil de la différence, dans le silence et l’acceptation du lâcher-prise.

27L’intériorité de l’accompagnant doit rejoindre celle du malade. Un temps de préparation à la rencontre est nécessaire. Face à l’ultime, existe-t-il une attitude juste, résultat d’un savoir acquis au fil des accompagnements ? Ne faut-il pas parler plus précisément d’attitude ajustée aux désirs de l’autre ? Le malade « en confiance », entendu dans ses angoisses, pourra se saisir de l’­espace qui lui est offert et exprimer ce qu’il n’a pas osé dire jusqu’à présent. On pourrait dire que l’accompagnant, par sa posture ajustée, facilite la voie vers une fin de vie et atténue la peur de l’inconnu.

Questionnements

28Quand la toute fin de vie approche, comment réaménager le temps qui reste à vivre ? Le repli sur soi est-il incontournable pour prendre possession de son destin ? L’accompagnement du malade dans son dernier parcours de vie au domicile revêt-il un sens particulier quand l’approche de la mort est source d­’angoisse ? Est-ce que l’épreuve grandit l’homme ou la force de vie qui est en lui ?

29Ne reste-t-il pas à celui qui accompagne à poursuivre l’écoute du désir singulier du patient ? À recevoir son angoisse ? À minimiser, autant que faire se peut, le sentiment d’abandon, l’angoisse du malade et de son entourage ? En toute fin, n’est-ce pas lui, et lui seul, qui apporte sa réponse à l’ultime expérience existentielle qui est la sienne ? Décider de sa mort effacerait-il la tragique et inéluctable fatalité ? La mort, expérience intime, existentielle, peut-elle être maîtrisée ?

Références

  • Châtel Tanguy, Vivants jusqu’à la mort, Paris, Albin Michel, 2013.
  • Vergely Bertrand, La souffrance, Paris, Gallimard, 1997.

Date de mise en ligne : 04/09/2018

https://doi.org/10.3917/jalmalv.134.0055

Domaines

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