Couverture de JALMALV_134

Article de revue

L’intime au cœur des rencontres à domicile

Pages 39 à 42

Notes

  • [1]
    Tous les noms propres de patients et de bénévoles ont été modifiés.
  • [2]
    Ce texte a été nourri de l’écoute de la conférence prononcée par le philosophe François Jullien aux rencontres philosophiques de Nantes, 2016. Visible sur You Tube https://www.youtube.com/watch?v=CqeGdJvgToE
« Reçu à l’intérieur des maisons je respecterai les secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre les bonnes mœurs. »
Serment d’Hippocrate, formulation 2012 des universités françaises.

1Le congrès JALMALV d’Antibes en mars 2018 a fait ressortir dans sa réflexion sur l’accompagnement à domicile un faisceau de craintes, une sorte de peur diffuse, qui ferait de cette forme de bénévolat une « conduite à risques » aux plans juridique, sociologique et personnel. Il semblait, pour certains, que passer le seuil du domicile nous fasse entrer dans un monde à part, beaucoup plus instable que celui de l’hôpital. Ni la réflexion de fond sur l’intime ni les quelques expériences que j’ai des visites à domicile ne me conduisent dans cette direction. Ce d’autant moins que, toujours, nous savons faire partie d’un tout : le réseau de soins, l’hospitalisation à domicile qui nous encadre et nous soutient.

2Je choisirai de traiter de l’intime comme lieu de la rencontre et non de l’intime-pudeur, la part de soi que l’on cache. Si la première acception est bien entendue, la seconde le sera de facto… Dans l’intime de moi-même, c’est-à-dire au plus profond de moi, en amont des barrières que l’éducation, la société, la culture ont établies, se trouve le lieu privilégié de la rencontre gratuite : l’intime est par excellence le lieu du « nous ». On est intime avec quelqu’un, pas tout seul. Et cet état fait l’économie de la conquête, des visées sur l’autre, des plans sur la comète, du remplissage « mondain ». C’est donc un état qui s’oppose totalement à « l’intrusion ». Être invité à entrer chez l’autre, dans sa maison, est bien un partage de l’intime, le mien, le sien.

L’intime du domicile

3Les chambres d’hôpital sont parfois tant bien que mal investies par des marques d’appropriation : photos, livres, signes religieux, fleurs, tentent de façon imparfaite de figurer un « chez-soi » qui lutte contre l’impersonnel de l’hôpital. Rien de tel à domicile où la vie du patient visité se lit sur les murs, dans les piles de papiers, de journaux, les bibelots, le désordre ou l’ordre méticuleux, l’animal de compagnie. Autant de portes d’entrée vers cet intime de l’autre que nous cherchons à partager. Rien à déclarer, à prouver ou à démontrer dans cette quête. Rien que l’échange, parfois bien trivial, mais qui détend, distrait, et dont les mailles assez lâches laissent place, à l’occasion, à un aveu, un souvenir précieux, un regret. Que de passions encore, autour de l’animal de la maison ! Compagnon impartial des bons et des mauvais jours, il est la consolation du solitaire ou le lien entre le mari et la femme. Il prouve qu’on peut encore être utile, caresser, nourrir.

4Sujet de conversations inépuisables…

5Chez Monsieur Martin[1]. Je suis déjà passée prendre contact, et proposer les visites de bénévoles au domicile de ce monsieur. Aujourd’hui je reviens présenter Corinne qui participera au binôme pressenti pour assurer cette présence. La fille de Monsieur Martin, qui est veuf, est là. Regard peu amène, visage plutôt fermé : en réalité son père n’a pas su lui expliquer qui nous étions. Elle reste méfiante. L’atmosphère se détend légèrement dès que les explications sont données. Notre bonne volonté est admise.

6Mais tout s’éclaire lorsque je demande des nouvelles des deux chats censés habiter la maison. C’est alors, surtout de la part de la fille de Monsieur Martin, un festival d’explications, un feu d’artifice de récits à suspense : elle-même a quatre chats ; ils sont au sous-sol avec les deux félins des lieux. Tous ont vécu des aventures, sont passés par des moments délicats. On remonte plus haut dans la généalogie de ces petits compagnons, et dans les aventures vécues par la famille à travers eux. Monsieur Martin, un peu éteint, s’anime. La glace est définitivement rompue : nous sommes admis.

Invité !

7On porte moins atteinte à l’intimité du patient en entrant chez lui en position d’invité qu’en pénétrant dans sa chambre d’hôpital à la suite de bien d’autres, médecins, infirmières, kinésithérapeutes, diététiciens, sans oublier famille et amis. Il est moins violent de pénétrer chez quelqu’un qui nous invite dans sa propre maison que dans la chambre d’un patient en chemise de nuit d’hôpital à boutons-pressions parfois fatigués.

8Selon mon expérience, il n’y a pas plus de risques d’être mal accueilli à domicile que dans une chambre d’hôpital. Nous nous attendons à ce que l’humeur, l’état de souffrance ou de bien-être varient et commandent l’accueil qui nous est fait. On peut raisonnablement estimer que les malades soignés chez eux en sont apaisés, et ainsi mieux disposés à partager.

9À chaque visite de Bertrand, Monsieur Dumas, qui vit seul, rassemble ses forces pour aller lui préparer un « petit café ». « Tant que je peux ! » dit-il… C’est un plaisir qu’il se fait et qu’il fait à son invité. De son côté Bertrand, de temps en temps, sort de son cartable un biscuit fait maison. Et le cadre est planté pour passer ensemble un moment convivial.

La famille

10Quelle place nous sera faite par la famille du malade ? Les aidants épuisés de fatigue, plus parfois à domicile qu’à l’hôpital, peuvent, dans des cas extrêmes, ressentir la visite du bénévole comme intrusive. Soit une mise à plat du contrat permet de recadrer la place de l’un et des autres, soit il faut admettre que cette intimité ne se partagera pas, ou pas tout de suite, ou pas de cette façon… Un bénévole d’accompagnement ne va pas voir un vieux copain en fin de vie. Il agit dans le cadre d’une convention signée entre l’association à laquelle il est rattaché et la structure encadrant les soins du patient à domicile. Mais être accepté par la famille sera un atout pour la réussite de l’accompagnement. La famille elle-même y trouve parfois une soupape de sécurité, un moment de pause, un lieu où dire sa souffrance, ou bien une occasion de parler « d’autre chose ».

11Monsieur Leroy me reçoit pour envisager la prise en charge de son épouse atteinte de SLA. Il consacre sa vie à sa femme ; il assiste depuis cinq ans à la dégradation de sa santé. Il convient que sa propre santé est parfois en jeu. « Je dois m’économiser » dit-il. Mais sa fierté est d’abord de faire visiter la maison, intérieure et extérieure, et de témoigner de tout ce qui a été fait pour que sa femme puisse rester à domicile : le clou de la visite est la piscine couverte qu’il a fait creuser afin de lui permettre quelques gestes, à elle qui est prisonnière de son corps. Nous savons que, le jour venu, nous serons un rouage de plus dans une belle machine. Nous attendons son appel.

12L’intime n’est ni l’amitié ni l’amour mais un cadre propice au partage, sans ambition démesurée, sans attentes particulières, ni plans, ni autre objectif que de discerner les signes que fait (encore !) la vie, même depuis le lit du patient. Le cadre du domicile a prouvé ses qualités. Si, depuis un siècle, la mort a semblé déserter l’intime social en investissant l’hôpital, les évolutions récentes des plans santé rencontrent finalement les souhaits des malades : finir sa vie chez soi n’est-ce pas le souhait d’une écrasante majorité d’entre nous [2] ?


Date de mise en ligne : 04/09/2018

https://doi.org/10.3917/jalmalv.134.0039

Notes

  • [1]
    Tous les noms propres de patients et de bénévoles ont été modifiés.
  • [2]
    Ce texte a été nourri de l’écoute de la conférence prononcée par le philosophe François Jullien aux rencontres philosophiques de Nantes, 2016. Visible sur You Tube https://www.youtube.com/watch?v=CqeGdJvgToE

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