1 Il arrive qu’au terme d’une maladie grave évolutive, une personne en soin ne soit entourée que par des professionnels ou des accompagnants bénévoles, membres d’une équipe de soins palliatifs. La rencontre prochaine avec la mort soulève alors des questions qui revêtent une acuité particulière. En effet ce qui maintient chacun dans l’humanité, jusqu’au bout, c’est d’être relié, c’est-à-dire de se sentir reconnu par autrui comme être digne, digne d’affection, digne d’estime, digne de respect. C’est en principe les proches qui garantissent cette reliance et cette dignité. Mais quand ceux-ci viennent à manquer, la souffrance spirituelle est particulièrement vive. Quelles réponses les accompagnants, les professionnels du soin peuvent-ils apporter ?
La souffrance spirituelle
2 Le spirituel tel qu’ici entendu est dégagé de toute connotation religieuse. La souffrance spirituelle, c’est la souffrance de l’esprit, c’est-à-dire de la difficulté à penser le monde, à penser la vie et à lui donner sens, en se sentant uni, uni aux autres ou à certains autres, uni à soi-même comme être de valeur. Mais quand on est étreint par la douleur, quand on est seul au monde, qu’on ne compte plus pour personne, il n’y a plus de sens. Identifier les besoins spirituels et tenter d’y répondre c’est permettre, par la sollicitude dont on témoigne, que des questions parfois envahissantes, bien que souvent implicites, puissent être abordées et réfléchies.
3 Pourquoi souffre-t-on ? Pourquoi cette maladie ? Pourquoi cela arrive-t-il ? Pourquoi la mort ? Y a-t-il un au-delà de la mort ? Y a-t-il une force suprême telle que Dieu ? Qu’a-t-on fait pour mériter cela ?
4 Finalement, on doit toujours se demander où en est le patient par rapport aux cinq besoins fondamentaux suivants (Kohler, 1999) :
5 – Le besoin d’être reconnu comme une personne singulière.
6 – Le besoin de sens.
7 – Le besoin de relier les différents événements de sa vie pour en faire un ensemble cohérent.
8 – Le besoin de s’ouvrir à une transcendance.
9 – Le besoin de se réconcilier avec ceux avec qui on a été en conflit, avec soi-même aussi.
10 Une personne peut terminer sa vie seule au monde parce qu’elle n’a plus de famille. Mais il arrive aussi qu’une famille existe et ne se manifeste pas, ou ne souhaite pas se manifester, ou que le patient ne souhaite pas la rencontrer. Il y a là des contentieux plus ou moins anciens, des héritages en rapport avec les difficiles histoires de famille.
11 Le rôle du soignant, de l’accompagnant, est donc parfois particulièrement délicat.
12 – D’abord, c’est à lui et à personne d’autre qu’incombe de répondre à la souffrance spirituelle du patient. C’est à lui qu’il incombe d’apaiser, de soutenir, sans qu’un relais affectif puisse être assuré.
13 – Ensuite, il doit réfléchir au rôle qu’il peut jouer dans une éventuelle réconciliation à la demande du patient ? ou à celle parfois de quelqu’un de la famille qui ne sait pas trop comment s’y prendre ; ou encore de sa propre initiative quand il perçoit des attentes qui ne parviennent pas à s’exprimer clairement. Il court en tout cas le double risque d’être instrumentalisé, ou de se mêler de ce qui ne le regarde pas.
14 De toute façon, le rôle de l’équipe est ici essentiel. Le soignant, le bénévole ne doivent jamais se sentir seuls de leur côté, d’autant moins qu’ils sont mis en difficulté par l’attitude du patient ou de ses proches, par des allusions, des réflexions, des tentatives d’alliance contre tel ou tel. Il s’agit de toujours pouvoir s’appuyer sur une équipe dans laquelle il est possible de mettre en débat les questions essentielles sur la vie et la mort, sur les réponses à apporter à tel ou tel.
15 Quatre dimensions doivent toujours être travaillées (Delage, Lejeune, Delahaye, 2017), ce sont au sein de l’équipe les mêmes dimensions qui doivent être développées dans les relations avec le malade. Il s’agit donc :
16 – de la disponibilité, qui permet de prêter attention, non seulement à ce qu’exprime le patient avec des mots, mais plus encore parfois à ce qu’il manifeste dans sa corporéité, dans ses émotions ;
17 – de la sensibilité, qui permet par des dispositions empathiques de comprendre ce que ressent et pense le patient ;
18 – de l’acceptation, qui permet de dissocier quelqu’un de ses actes, de sorte que quoi qu’il ait fait, il est une personne digne d’attention ;
19 – de coopération, qui permet tant que possible de rendre le patient acteur de ses soins.
20 Bien sûr, on peut être d’autant plus confronté à une demande d’euthanasie chez une personne qu’elle est seule au monde. Cependant, on a pu montrer, dans diverses études que lorsque quelqu’un développe auprès du patient les dimensions qui viennent d’être évoquées, même lorsque ce quelqu’un est un étranger pour le patient, la demande d’euthanasie diminue.
L’espoir, la réconciliation, le pardon
21 L’espoir même minime s’entretient de la persistance d’un minimum d’activité chez le patient, en vue d’obtenir de petits changements, de prendre soin de lui jusqu’au bout en faisant attention à sa présentation, à son habillement, à son corps, à sa peau, à son visage. L’espoir peut naître, se développer ou persister dans la rencontre. Si celle-ci ne peut se faire avec des proches, elle est encore possible ou doit être encore possible avec des membres de l’équipe soignante, avec des accompagnants, mais aussi avec d’autres malades. Remarquons aussi l’importance des pratiques religieuses et la nécessité de rendre celles-ci possibles chaque fois qu’elles sont souhaitées. La spiritualité doit être dégagée de la religion, mais cela ne signifie pas l’exclusion de cette dernière. En France, nos préoccupations laïques ont parfois pour conséquence d’éviter le sujet de la religion avec les patients. On doit pourtant savoir où ils en sont de leurs croyances et de leurs pratiques, et éventuellement favoriser celles-ci indépendamment de nos propres croyances et pratiques personnelles.
22 Mais, pour le sujet qui nous intéresse, l’espoir peut se nourrir tout particulièrement de retrouvailles familiales après un temps plus ou moins long de rupture, de l’apaisement d’anciens conflits, de réconciliation, voire du pardon.
23 La distance, l’absence de proches, ne signifient pas l’absence de liens. Ceux-ci sont alors entretenus par la douleur, les émotions négatives, la colère, la honte, la culpabilité, et même parfois la haine. La maladie elle-même peut être prise dans ce climat, lorsqu’elle apparaît à certains comme une sanction, comme la punition pour les fautes commises par le passé, tandis qu’elle revêt pour d’autres une forme d’injustice.
24 La notion « d’éthique relationnelle » (Boszormenyi-Nagy, 1984) peut aider à penser ces situations. Boszormenyi-Nagy a montré combien les échanges au sein d’une famille répondent à une dynamique du don. Il y a toujours pour chacun ce que l’on reçoit et ce que l’on donne. Ainsi s’établit dans une famille un « livre des comptes » implicite. Il y est question d’une justice relationnelle. Il peut être possible à un moment donné de reconnaître les préjudices subis, ou ceux qu’on a fait subir, de solder les comptes. Pour celui qui termine sa vie, il y a là une source majeure d’apaisement, pourvu qu’un tiers puisse aider à un éventuel travail de réconciliation.
25 Certaines allusions, certaines réflexions du patient peuvent constituer une invite à ce travail. Il n’est pas question pour l’accompagnant de juger, de prendre parti. Il ne s’agit pas non plus de se montrer intrusif, de contraindre à la confidence. Mais il s’agit d’offrir une attention, une sollicitude. Une façon de soutenir la réflexion est de dresser avec le patient une liste en deux colonnes, de ce qu’il estime avoir reçu et de qui, de ce qu’il estime avoir donné et à qui, de ce qu’il aurait voulu recevoir, de la part de qui, et qu’il n’a pas eu, de ce qu’il aurait pu donner, à qui, et qu’il n’a pas donné et pourquoi… Y aurait-il encore des choses qu’il pourrait recevoir ou qu’il pourrait donner ?
26 Parfois certaines informations émanent de part et d’autre, du côté du patient, du côté d’un entourage qui, tout en restant à distance, se renseigne sur l’état de santé. C’est par petites touches qu’on peut créer un contexte plus favorable à l’échange et à l’exploration éventuelle du « livre des comptes ». Et quand le patient est totalement seul, c’est peut-être d’un travail de réconciliation avec lui-même dont il peut être question.
27 Bien sûr, une intervention plus spécialisée, celle d’un « psy » est parfois nécessaire. Mais le rôle de l’accompagnant et celui du professionnel sont essentiels comme créateurs d’un contexte favorable à cette intervention.
28 Le pardon est un cas particulier de réconciliation. Il signifie l’exonération par une victime des dommages que lui a fait subir un agresseur. À nouveau, la connotation religieuse est ici habituelle. Toutefois, indépendamment de cette dimension, l’extinction des sentiments négatifs que le pardon entraîne peut être travaillée dans les relations avec les personnes. Cette extinction est libératrice. Elle peut être parfois obtenue dans des entretiens familiaux mettant en présence les différents partenaires concernés. Mais elle peut être possible avec le seul patient :
29 – qu’il ait été victime, et qu’il soit aidé à exprimer ce qu’il a subi, à exprimer sa colère et sa haine, puis finalement à reconnaître en son agresseur une personne à laquelle il est lié malgré tout par la parenté ; et ne se réduisant pas aux fautes commises ;
30 – qu’il ait été lui-même coupable, et qu’il soit alors aidé à se pardonner à lui-même après qu’il ait pu reconnaître les préjudices dont il a été l’auteur.
Un cas particulier : la maladie neurodégénérative
31 On peut penser qu’il n’y a plus rien à dire ou à faire lorsque le patient ne peut plus s’exprimer, dont la parole est chaotique, insensée en raison des détériorations cognitives et des troubles de mémoire qui l’envahissent. On doit alors penser à développer des interactions non verbales, c’est-à-dire basées sur la perception, la sensorialité, les émotions, telles qu’elles se vivent encore dans l’ici et le maintenant des échanges. C’est de cette manière qu’on réaffirme malgré tout la dignité humaine. Une suffisante présence est alors d’autant plus nécessaire que la personne est délaissée par son entourage. Parfois celui-ci a besoin d’être aidé à comprendre de son côté l’importance de sa présence.
Bibliographie
Références
- Boszormenyi-Nagy I., Spark G., Invisible Loyalties, Runner/Mazel, 1984.
- Delage M., Lejeune A., Delahaye A., Pratiques du soin et maladies chroniques graves. Approche systémique et résilience, Bruxelles, De Boeck, 2017.
- Kohler C., « Le diagnostic infirmier de détresse spirituelle », Recherche en soins infirmiers, n° 56, p. 12-72, 1999.