De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : ton sms |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
10/05/2016 10h12 |
Mon A. |
1
Je suis en transit entre deux avions. Je viens de recevoir, il y a deux minutes, ton sms me disant qu’après la visite du médecin du travail, tu as un rendez-vous très rapide au pôle cancer du CHU ??? J’imagine – ose le croire – ton inquiétude et ce qui se passe en toi. Ce genre de nouvelles n’est pas là pour te/nous rassurer. Essaie de te changer les idées. Ce n’est peut-être pas aussi grave que ce que le médecin suppose et sans doute prend-il ses précautions ? Tu sais qu’il est anxieux et donc méticuleux. Moi, voilà à quoi cela m’a fait penser. Je te le partage, alors que je ne peux pas être près de toi ou te téléphoner.
Tu te souviens, lorsque nous avions décidé d’oser nous déclarer notre amour, de vivre ensemble, et de faire le choix d’un amour libre ? La légèreté rendait chaque jour passé ensemble, frais comme un premier matin du monde. Lorsque nous avons choisi de nous marier, nous n’étions pas moins légers, convaincus que si un mariage n’était pas le lieu où se liaient nos libertés, il n’en valait pas « la peine ». Ni l’habitude, la tradition ou la pression sociale ne pouvaient tenir lieu d’une promesse conçue comme le plus haut usage que nous puissions faire de nos libertés, nous disions-nous à l’époque, un peu présomptueux mais sincères. Notre légèreté d’alors n’était pas une insouciance candide, ni même une frivolité adolescente. Elle était lestée de la puissance d’ouverture de nos vies qui se reconnaissaient dans un même élan vital. Sans doute était-ce cela que voulait dire cette phrase tellement rabâchée par les superproductions hollywoodiennes que nous trouvons si fades : « l’amour est plus fort que la mort ». Tu te rappelles lorsque l’officier d’état civil, un ami de ton père je crois, lors du mariage, nous a rappelé nos responsabilités mutuelles de soutien conformément au code civil ? Je l’ai à peine écouté. Te souviens-tu, lors de la cérémonie religieuse qu’il s’est dit que notre engagement était pour « le meilleur ou pour le pire » ? Je ne suis pas sûr qu’on ait dit cela d’ailleurs. J’ai toujours trouvé tellement justificatrice de bien des violences cette formule que nous avons dû demander à ce qu’elle ne soit pas prononcée ? À moins que, selon la nouvelle formule rituelle, « une union dans les joies comme dans les épreuves », ces mots aient été dits malgré tout ? Nous ne savions pas comment, à l’époque, une telle formule retentirait dans nos histoires, ni même si elle pouvait nous rejoindre. La vie nous semblait ouverte, l’éros plus puissant que thanatos, et le mot de « pire » un mot banni de notre aventure. Le mal et la maladie ne pouvaient être pour nous. Je sais bien que les rites ont la mémoire longue. Que « la sagesse » des cérémonies est aussi le mémorial de la douleur et de la souffrance que les humains peuvent endurer ensemble. Cette sagesse anthropologique des rites n’ignore pas que le mal fait partie de l’histoire, fut-elle une histoire d’amour. Ils nous le signifiaient. Nous l’avons célébré, affronté verbalement dans un performatif – oui nous nous aimerons coûte que coûte – tout à la joie de la fête. Nous ne l’avions pas encore vécu. Je pressens que tout cela pourrait bien trouver une actualité.
Je ne sais pas ce que ton médecin a voulu te faire comprendre. J’ignore même, alors que je suis à l’aéroport, dans une aérogare inhabitable, ce que tu ressens en sortant de ton rendez-vous avec le médecin du travail. Mais je crois comprendre qu’il va falloir nous serrer les coudes. Quoi qu’il arrive, je ne sais pas comment, je serai avec toi. Tu peux compter sur moi, dès mon retour. Je suis ton compagnon dans cette turbulence que j’espère bien passagère. Je t’embrasse. Tendrement. Ton P. ☺
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : ton sms bis |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
10/05/2016 10h18 |
2 Excuse mon message précédent trop long et tellement décalé. Je n’aurai pas dû t’écrire mais t’appeler. Mon esprit part dans tous les sens. J’ai soudain peur alors que je voudrais être fort. J’imagine que, de ton côté, tu dois passer en revue tous les scénarios, à commencer par les pires ? Essaie de résister, n’imagine pas trop et attends avec le plus distance possible ton prochain rendez-vous J’ai hâte d’arriver et aimerais faire accélérer l’avion qui me ramène vers toi. P.
3 Trois jours plus tard.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : ta radio |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
13/05/2016 14h39 |
4 Je viens d’écouter ton message sur le répondeur. Le radiologue n’est pas content des images. Il est inquiet et apparemment tu dois faire une biopsie ? C’est bien cela ? Et toi, comment les vois-tu ces images de ton corps, de tes doux seins soudain porteurs, dit-il, de calcifications délétères ? J’ai emmené les enfants à leurs activités. Ils prennent leur place et vivent leurs vies dans la nôtre, la colorant de leurs passions et de leurs résistances minuscules. Il faudra qu’on leur dise ce qui se passe, tu ne crois pas ?
5 Trois semaines plus tard.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : ton rdv |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
8/06/2016 11h18 |
Ma précieuse, ma merveille, mon A. |
6
Nous avons bien fait de nous rendre ensemble chez ton médecin pour entendre l’annonce et son diagnostic. Nous n’avons pas trop de nos quatre oreilles pour entendre l’inaudible. Ils ont beau faire de leur mieux pour préparer l’annonce de la maladie, – et c’est vrai que j’ai trouvé que ta gynéco était plutôt pro et humaine –, on n’annonce jamais bien un malheur. Il paraît qu’elle aussi a chopé cette maladie, m’a dit un ami qui la connaît. Cela a dû lester ses mots du poids d’une expérience. Depuis que ton médecin nous a reçus et t’a annoncé que les résultats des imageries et des biopsies confirment un cancer, j’ai l’impression que rien n’est sûr ; tout se fissure.
Tu n’as plus d’assurance entre ce qui est essentiel et ce qui est dérisoire m’as-tu dit en sortant. Comme si tu avais été traversée par un tremblement de terre, victime d’un ébranlement intime, craquelure invisible mais puissante qui sépare ceux qui l’ont et les autres. Étrange communauté que la « communauté des ébranlés » comme dirait Patocka. Pour moi aussi, mais ai-je le droit de comparer mon désarroi au tien (?), l’essentiel ou l’urgent m’apparaît maintenant tellement futile, pauvre divertissement, inanité mondaine. J’ai annulé un voyage à l’étranger – une destination de rêve, diraient d’aucuns – pour être avec toi dans ce cauchemar. Oserai-je te dire, sans indécence, que j’en suis heureux ? C’est bizarre comme ce que je trouvais grisant il y a encore quelques mois prend maintenant l’allure de la pauvre grisaille d’un nuage de vanités. Je t’aime. Ton P.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : ta première chimio |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
01/06/2016 9h09 |
7 J’espère que tu liras ce petit message, sur ton smartphone, avant ta première séance de chimio. La semaine prochaine je m’arrangerai pour être avec toi. On m’a dit qu’il y a une petite salle de méditation/repos, au même étage que le service de radiothérapie. Vas-y pour décompresser. Je me dis que rentrer dans cette enceinte toute seule, avec toutes ces vies blessées par la maladie, doit te faire imaginer toutes sortes de choses. Fais confiance au médecin et essaie de ne pas te projeter dans les visages ou les vies des autres que tu pourras croiser aujourd’hui. Vis ta vie. Je suis là.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : prolongement de ton arrêt maladie |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
22/08/2016 13h14 |
8
Deux mois déjà que tu es en arrêt maladie. Apparemment, ils ont décidé de le prolonger. Que faire, que faisons-nous de ce temps qui s’étire, s’étiole et nous dissout ? J’ai l’impression que de rendez-vous en rendez-vous ils nous font avancer vers des gouffres amers. Et le pire c’est que nous n’avons plus de rythmes. Le tempo des protocoles est en train de faire de notre vie un planning. J’aimerais tant qu’il reste un almanach avec ses contingences, ses imprévus, ses (bonnes) surprises.
Tu me trouveras lâche, je suis seulement désemparé. Je n’ai pas trouvé d’autre moyen que de t’écrire ce que je n’arrive pas à te dire. Depuis ton arrêt maladie quelque chose a changé. Ce n’est pas que tu sois à la maison si longtemps, si seule. Tu aimes la lenteur des vacances. Ce n’est pas que tu te reposes. Tu as toujours apprécié le temps libéré, sans projet. Ce n’est pas de voir revenir à la maison toutes ces personnes rencontrées sur ta route, depuis longtemps perdues de vue, qui te rendent visite et que tu accueilles volontiers. Ce n’est pas ton aspect physique, je trouve plutôt que tu tiens bien le coup. Mais tout m’apparaît étrange en toi. Je croyais te connaître et je ne te reconnais plus. « On vit et on meurt seul » disent les philosophes du haut de leur insupportable sagesse… mais ta solitude te rend-elle isolée – comme on le dit d’une ligne à haute tension –, et ce, même en ma présence. J’ai beau savoir qu’un fait biologique comme la maladie retentit en événement biographique dans ta vie, je n’arrive pas à te retrouver. Tu me parais perdue dans ta solitude, dans l’impossible assurance d’exister, et d’être-là. Je n’ose plus te parler comme si je craignais que tu ne t’effondres. Les pleurs, qui montent à la surface de toi comme jamais, m’émeuvent et m’intimident. Tu es devenue hypersensible et tes émotions me déroutent. Désarroi ? Perte du grand arroi du train de la vie. Je n’ose plus te toucher comme si ton corps était radioactif et que tu n’avais plus de désir en toi pour toi, pour nous. Comme si jouir et se ré-jouir ensemble pouvait te distraire de l’inquiétude qui te ronge mais que tu ronges aussi. Je vois bien que cet ébranlement que tu ressens et que tu creuses est tellement profond que, comme la taupe qui fait sa galerie et expulse les excédents, j’en suis exclu comme un surplus qui te dévierait de ta trajectoire. Je croyais que si l’on associait le crabe au cancer c’était en raison des chairs qu’il rongeait petit à petit. Mais je crois que c’est bien plus sournois. Il ronge les liens qui te relient à toi, aux autres, au monde. Il ronge jusqu’à fabriquer le trou noir de la mélancolie, laissant toute la place aux souvenirs qui remontent en toi dans la déroute des émotions qu’ils portent. Il y a quelque chose d’ontologique dans cet ébranlement qui fait que tu ne reconnais plus la vie dans ta vie. Quelle présomption nous avons de ne pas nous savoir vulnérables. Mais quelle déflagration quand on l’assume. J’aimerais te dire et te redire que je t’aime. Sans me payer de mots. Comment mon amour peut-il te rejoindre dans cette aventure où tu te bats et avance seule ? Je tente d’être là, de m’occuper de toi, de n’être pas invasif. Et au lieu de cela, c’est la colère qui monte en moi. J’ai envie de te bousculer, de te malmener pour te dire de te réveiller de ce mauvais rêve. Pardon de ne pas savoir t’aimer. À tout de suite. Ton P.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : prolongement de ton arrêt maladie |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
22/08/2016 15h14 |
9 Comment te dire le bien que cela m’a fait de t’écrire ; et le grand bien de t’avoir vue, complice avisée de ce que j’ai tenté de te dire, et que tu venais de lire, lorsque je suis repassé à la maison, où tu m’attendais si vivement fragile. Merci de m’avoir accueilli sans rejeter mes mots, mes fragilités. Merci d’avoir pleuré de mes pleurs ; de m’avoir redit que la déroute fait partie de notre route ; que la maladresse du vivant est parfois plus juste que l’adresse insolente du pédant. Nous sommes vivants, nous existons.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : visite chez le médecin |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
04/11/2016 9h35 |
Ma toute douce, |
10
Tu dois déjà être réveillée depuis longtemps. On se lève tôt à l’hôpital ☺ Je suis dans la salle d’attente, chez notre médecin, avec les enfants. Il a du retard. Comme d’habitude… Faut dire qu’il y a pas mal de gastro et de grippes en ce moment. La salle ne cesse de se remplir de petits aux yeux rougis et aux toux profondes. J’espère que je ne vais rien attraper. As-tu déjà eu la visite de l’oncologue ou bien attends-tu toujours dans ta chambre ? Je n’ai pas compté mais cela doit faire maintenant trois semaines que tu es hospitalisée… et qu’on fait « chambre à part » J Quel contraste dans nos vies et pourtant il faut bien s’y faire.
Vivre la légèreté, même dans le quotidien et ses routines, a fait nos joies lorsque les enfants étaient encore petits. La maladie n’en était pas exclue. Les enfants étaient là. Ils grandissaient. Leurs petites maladies (rougeole, fièvre et bronchite) avaient leurs avantages. Elles offraient des temps de pause avec les jours de congé « pour enfant malade ». Elles suscitaient une proximité renouvelée, leur fragilité en appelant soudain à mobiliser notre sollicitude et une relation de soins, non pas oubliée, mais enfouie sous les nécessités des organisations journalières, des travaux et des jours. Petite alerte, la vulnérabilité de l’un d’entre nous, dans la famille, renouvelait la relation d’amour comme une relation de soin, comme une réponse à la vulnérabilité. Le médecin de famille, les visites des paramédicaux à domicile pour les kiné respiratoires lors des épisodes de bronchiolites nourrissaient une étrange solidarité de soin, entre notre soin parental soucieux mais désemparé et le soin médical efficace, n’hésitant pas à s’emparer de la situation de façon alerte. Belle mais trouble alliance entre aimer et soigner, où l’amour révèle le soin, mais où le soin équipe l’amour. Grande alerte maintenant, ton hospitalisation force à vivre intensément sans ignorer la précarité. Ta vulnérabilité ne t’a pas rendue fragile. Là où elle me désempare, elle te rend, toi, disponible. Les jours qui succèdent aux jours créent entre nous de nouvelles proximités dans la distance de nos corps : discrète attention, fugace intensité du toucher, présence disponible tout simplement. Je le vois, il s’invente pour toi d’autres relations avec celles et ceux avec qui tu vis. On doit dire que tu y vis, je pense (?) à l’hôpital. Quelle proximité avec tes infirmières ? Dit-on « mon infirmière » comme on dit mon ami ? Tu passes plus de temps avec elles qu’avec nous maintenant. Familières, sont-elles ta famille élargie ? J’ai l’impression qu’elles sont devenues tes copines, pour toi qui sais tellement être vivante ? Est-ce seulement possible ? J’aime que tu prennes soin d’elles –
il doit bien y avoir aussi des hommes – qui prennent soin de toi. Tu as toujours été cette vivante-là ; il n’y a pas de raison que cela ne continue pas. J’espère seulement que ce soit, toi, vivante qu’on reconnaisse et non une malade qu’on identifie et traite. Je t’accompagnerai pour la dernière séance de radiothérapie prévue jeudi, si tu le veux bien. J’ai pu m’organiser. Que ta journée soit belle et reposante. Tu dois le voir par la fenêtre de ta chambre, il y aura un beau soleil d’hiver, à la lumière si pure, sans vibrations, aujourd’hui. Je t’embrasse. Ton P.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : ta dernière séance de radiothérapie |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
20/12/2016 13h14 |
11 Pourquoi les choses vont-elles si vite. Tu as déjà fini toutes tes séances ; cela donnait presque un rythme à ta journée, à nos semaines. C’était la dernière séance de chimio aujourd’hui. Tu as vu comment ta vie, et la nôtre, se rythmait dans l’objectivation du biologique avec sa logique et sa chronologique ? Il y a eu les protocoles qui déclinent le temps en impulsant leur cadence, tenant compte du temps nécessaire aux cultures cellulaires après les biopsies. Il y a eu les attributions du nombre de séances de radiothérapie et de chimiothérapie. De nouveaux rites avec de nouveaux officiants sont entrés dans ta vie. Chirurgien, radiothérapeute, oncologue, proposaient leur rythme. Femme d’entretien, aide-soignante, infirmière, visiteur de malade en proposent un autre. Avec tout cela, il faut faire sa vie ! Comment ne pas se laisser envahir par tout ce savoir-faire alors qu’il s’agit de continuer d’être ? Je crois que le fait de nous retrouver ensemble, après les séances, pour boire un café, discuter ou se taire nous fait du bien. S’aimer autrement mais s’aimer toujours, ma compagnonne ! Quelle espérance en nos vies lorsque désormais il faut se plier aux mots de l’espérance de vie ? L’amour conjugal n’est pas qu’une affaire de vivants mais d’existants. Tu existes ma chérie, ma tendre.
De : paul.remenoch@schtc.fr |
Sujet : une visite |
Pour : appoline.perrin@gstail.fr |
21/12/2016 16h14 |
12
J’ai croisé tout à l’heure dans le couloir une femme assez âgée mais alerte, que je ne connaissais pas mais qui paraissait me connaître, qui se préparait à frapper à ta porte. Me voyant en sortir, elle m’a souri, et dans un souffle discret, elle m’a dit, parlant de toi « Elle a beaucoup pleuré la dernière fois, mais elle va bien. Et vous ? » Ça m’a fait sourire et adouci cette rencontre furtive et minuscule Qui sont ces gens qui t’accompagnent ? Que te veulent-ils ? Pourquoi se chargent-ils de faire un bout de chemin avec toi, avec nous, alors qu’il y a déjà bien assez de malheurs dans le monde pour ne pas en charger ses épaules ? Comment une visite peut-elle être une visitation ? Je t’embrasse voluptueusement, même si nos lèvres sont parfois bien sèches ☺. Ton P.
P.S. Je viendrai avec les enfants demain. Ils sont heureux de venir te voir. C’est bientôt Noël. Nous sommes vivants.