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Article de revue

Anthropologie de la mort et de la fin de la vie

Pages 11 à 24

Notes

  • [1]
    Dit « procès au cadavre », notamment pour les suicidés, sous l’Ancien Régime en France.
  • [2]
    Nous devons les précisions qui suivent à Geneviève Nkoussou, médiatrice au centre Georges Devereux et anthropologue, avec qui nous travaillons en culture Kongo depuis vingt ans. D’origine centrafricaine et congolaise, elle a publié : Enfants soldats… Enfants sorciers ? Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [3]
    On traduit généralement ndoki par sorcier, et kindoki, par sorcellerie. Pour en comprendre le sens, cf Nkoussou, 2014.

1 La mort nous confronte à la fois à des questions universelles, et à une multitude de façons de les aborder, tant individuelles que culturelles. Mais si la variété des gestes vis-à-vis du mort ou du mourant peut paraître infinie, un regard porté sur le monde nous montre néanmoins des constantes dans cette diversité : alternances de rassemblements en groupe et d’isolement dans le deuil ; partages d’émotions, de gestes inlassablement répétés, de repas spécifiques à des moments particuliers ; entrée dans la mémoire collective par l’édification d’un monument funéraire, par l’inscription dans un espace sacré intemporel (cimetière, bois sacré, océan, jardin du souvenir, etc.), par l’intégration dans les récits (hommages, récits épiques), ou par une dernière volonté, un vœu à accomplir ; moralisation de la vie du défunt et de sa mort par un représentant religieux, par un rite, une prière, une confession, un don, une offrande, l’examen du mort lors des funérailles ou de rites de déterrements ultérieurs, divinations pour vérifier la nature sorcière ou non du mort, nécromancie pour recueillir ses accusations, procès [1] ; inscription dans les cycles naturels, et surnaturels (retour à l’humus, incinération, ingestion animale) ; élévation du défunt à un statut immatériel (âme, ancêtre, etc.) et établissement d’une relation contrôlée et médiatisée entre lui et les vivants par des prières, des précautions verbales, des offrandes, dons sacrificiels, cérémonies, hommages, nécrophagie, etc.

Les ancêtres au quotidien

2 Certaines cultures peuvent avoir en commun certains de ces rituels et les valeurs fondamentales qui leur sont liées tout en étant très éloignées les unes des autres. La plupart des cultures de Chine, du Sud-Est Asiatique et d’Afrique Subsaharienne ont par exemple en partage les relations quasi quotidiennes aux ancêtres et le grand respect qui leur est voué. Cette considération s’exprime dans la majorité des cultures d’Extrême Orient, lors de commémorations collectives annuelles (Têt au Vietnam, Boun Khao Salak au Laos, Pchum Ben au Cambodge) et par l’édification d’autels des ancêtres à l’intérieur ou proche de la maison, présentant des photos ou des tablettes avec les noms des aïeux de la famille, vers qui sont tournées les pensées et les prières avec des offrandes d’encens, de riz, de fleurs, etc. Sur le continent africain et dans ses aires d’influence on ne trouvera pas ces types d’autels et d’offrandes, mais des rites d’élévation du défunt au statut d’ancêtre et des libations en son hommage. Derrière une similitude apparente de valeurs, les significations n’ont rien à voir. D’un côté la familiarité de l’aîné tutélaire qui inspire l’harmonie, et le passage par le vieillissement qui suscite à la fois respect et protection, jusqu’à des analogies parfois avec l’enfance accordant à une personne très âgée la perte de ses facultés. De l’autre une vieillesse qui est comme en Asie une aînesse à laquelle on ne voue jamais assez de ­respect, voire de soumission ; mais l’appréhension dans l’entourage du passage au statut post-mortem ; et l’étrangeté parfois d’ancêtres qui vont et viennent, réapparaissent (a minima dans les rêves) ou se réincarnent, et avec qui les relations peuvent être à renégocier.

Des ensembles culturels vivants

3 Ces ensembles culturels sont des ensembles vivants : ils changent dans le temps, selon leur environnement, la vie des groupes, et les personnes qui continuent de les modeler. De fait, ils sont animés par les mouvements de l’histoire, des individus, des sociétés ; des mouvements entre changements et ressourcements, réappropriations et réinventions des traditions. Par exemple on parlera de rites de mort dans les croyances islamiques, chrétiennes, ou hindouistes, mais ces ensembles religieux recouvrent les pratiques de plusieurs milliards d’individus vivant dans des mosaïques culturelles et des stratifications sociales complexes qui, sans pour autant infléchir leurs socles de valeurs communes, vont aussi les enrichir d’usages différents. Toutes les cultures qui appartiennent à l’Islam ont en commun la pratique du lavage rituel du corps du défunt (grandes ablutions) par un religieux ou un proche de même sexe, l’enveloppement dans un ou plusieurs draps mortuaires, l’orientation de celui-ci sur son lit vers La Mecque les mains jointes sur le ventre, la récitation de prières, et l’enterrement sans cercueil sur le côté droit face vers La Mecque. Mais il existe un certain nombre d’usages différents en ce qui concerne l’annonce de la mort aux proches et aux voisins, la présentation du mort sur son lit avec ou non des objets dans ses mains, le choix ou non par le défunt de celui ou de celle qui accomplira les ablutions, le lieu où elles seront pratiquées, au lit du mort ou au cimetière, et les modalités des cérémonies commémoratives des troisième, septième, et quarantième jour. En Turquie, par exemple, s’ajoute une cérémonie particulièrement importante au 52e jour et un an après le décès, et les anniversaires suivants si on en a les moyens. Après la récitation de Sourates sur la tombe du défunt, on offre des cornets contenant des loukoums (Mevlüt lokum) et des sucreries au voisinage, voire parfois au village entier ; ou même un repas. On trouve dans ce pays des ­pratiques proches de celles des musulmans, chez les Gréco-turcs, les Arméniens, et les juifs d’Istanbul (judéo-espagnols) : plats cuisinés par les voisins offerts à la famille les premiers jours ; partage du ­giradmuk (arméniens), du koliva (grecs) ou d’un repas (juifs) offerts par la famille aux voisins et proches après l’enterrement ou dans les jours qui suivent ; et la même chose ou une collation ou un repas au 40e jour, et aux anniversaires de la mort. Les rites de table sont propres à chaque culture et rejoignent par contre d’autres traditions, celles d’autres pays transcaucasiens comme la Géorgie ou l’Azerbaïdjan pour les Arméniens par exemple. Peuvent se surajouter à ces rites, en Turquie rurale, des croyances sur les présages qui annoncent une mort. Elles peuvent avoir une incidence sur les modalités d’accompagnement en fin de vie, selon qu’elles ont été de bon ou de ­mauvais augure et ce qu’elles sous-tendent. Moins connues, liées à l’histoire familiale, inscrites dans les sensibilités, elles peuvent se montrer présentes dans la migration chez les personnes âgées, en France, où un grand nombre de migrants venus de Turquie depuis les années 1950 ont été d’origine rurale. Même si elles sont beaucoup moins prégnantes que les croyances plus strictement religieuses, leur aspect moins explicite peut en rendre la compréhension difficile, d’abord entre les générations.

La fête des morts et halloween, de la tradition à la modernité

4 Si nous prenons l’exemple de la fête actuelle d’Halloween, de tradition celtique à l’origine et amenée d’Irlande et d’Écosse en Amérique du Nord au xixe siècle, et devenue populaire dans les années 1930, et que nous la comparons avec la fête des morts en Bretagne telle qu’Anatole Le Braz (Le Braz, 1893) l’a décrite, et qu’elle a perduré jusque dans les années 1950, nous saisissons derrière deux scénographies qui se ressemblent une transformation profonde de cette fête jusqu’à l’inversion, d’un certain point de vue, de son sens originaire. Lors de la fête d’Halloween, les enfants – et aujourd’hui les adultes – se déguisent en fantômes, sorcières, ou monstres, frappent aux portes des maisons, et réclament des bonbons : « Trick or treat » (farce ou friandise). Lors de la fête des morts en Bretagne, dont on connaît le détail par Anatole Le Braz et par des personnes l’ayant vécue jusque dans les années 1950, les enfants regagnent, après la messe et après s’être recueillis au cimetière, leur foyer où les anciens les attendent près de l’âtre pour une veillée au cours de laquelle sont évoqués les morts de la famille et les circonstances plus ou moins macabres de leur décès. Nous sommes dans les mois noirs, la période calendaire qui va vers le solstice d’hiver ; période sombre où selon les croyances le monde humain se rapproche de celui des morts où règne l’Ankou qui, conduisant une charrette à l’essieu grinçant, ramasse d’un coup de faux ceux qui se perdent sur de mauvais chemins. À l’issue de la veillée, un repas est servi pour les mânes, les âmes errantes qui viendront s’en nourrir dans la nuit. On couche les enfants en leur disant que s’ils essaient de voir ce qui se passe, leurs yeux jailliront de leur orbite et ils seront aveugles pour le restant de leurs jours. Cette nuit-là les mendiants frappent de leur bâton aux volets des maisons, et se servent à manger en passant les portes entrebâillées. Même scène, même fête ? Résolument non. Une chose s’inverse – le rapport entre les jeunes et les anciens – une autre disparaît – le récit sur les morts. En société traditionnelle, tournée vers l’héritage et la transmission, le socle du rite est celui du groupe familial et de la lignée ancestrale ; le mythe s’impose. Dans nos sociétés hypermodernes, son socle n’est plus l’enracinement dans le passé mais dans la virtualité ; le mythe se transforme en fiction ; il ne s’impose plus, il est animé par les participants qui en deviennent, chacun, les acteurs. Nous pouvons reconnaître dans cette transformation du rite une transformation de notre rapport à la mort et au mourant. La partie concrète et matérielle des funérailles est conservée (obsèques, inhumation, pierre tombale). Mais les récits perdent leur ossature sociale, et l’on voit disparaître en même temps la veillée et les formules verbales d’évocation du défunt : « feu mon père » ; « mon pauvre père ». Enfin la dimension pragmatique prend une grande importance. On est auprès du mourant si l’on est utile pour lui, matériellement ou psychologiquement. On ne demande pas, en société traditionnelle, quelle est l’utilité de venir auprès d’un malade en fin de vie. Vis-à-vis de la nature de la présence escomptée, la question est absolument antinomique. Et l’on peut peut-être s’interroger sur l’antagonisme qui peut exister dans nos sociétés modernes entre cette présence sans objectif auprès du mourant et la justification incessante de nos actes ; et souligner finalement notre grande absence vis-à-vis de la mort et du mourant.

Nsanga vulu : les dernières paroles en culture kongo

5 L’une des questions posées par l’accompagnement en fin de vie à l’hôpital est celle de la présence des proches autour du mourant dans et autour de sa chambre d’hospitalisation. Dans la culture Kongo [2], que l’on trouve au Congo, en République Démocratique du Congo et en Angola, la fin de vie ne se conçoit pas, comme généralement en Afrique, sans la présence d’un certain nombre de personnes. Lorsque le malade sent que sa fin est proche, si c’est un homme, il en avertit son épouse (la plus proche s’il est polygame) ou son successeur qui est traditionnellement son neveu utérin (mwana nkazi). Il lui communique l’état de ses affaires et ses dernières volontés, lui indique le lieu où se trouve placé, ou traditionnellement dissimulé son argent (mbongo) ; le montant des legs à ses différentes épouses (dots) ; et ses dettes éventuelles. Il l’instruit aussi des palabres et des griefs qu’il garde à l’encontre d’autrui. Lorsque cela est possible, il fait venir à son chevet plusieurs membres de son Kanda (sa lignée utérine), et proclame devant eux, ses dispositions testamentaires, qu’ils doivent connaître afin qu’ils ne puissent pas accuser son successeur de les tromper. Il les exhorte à se conduire dignement : « Je m’en vais là où nous vivons éternellement (ku bitsinda) le pays de nos ancêtres. Surtout, ne commettez pas l’adultère. Ne vous disputez pas. Gardez bien vos enfants auprès de vous. Ne les jetez pas sur les chemins mauvais (nzila za pimpa) ». Puis il énonce ce proverbe : « La tombe on la creuse, la natte on l’étend ». Il cite aussi tous ceux qu’il a connus, parents, amis, ou même voisins, qui peuvent venir aussi, et peut dire tant le bien que le mal qu’on lui a fait. Ces paroles prononcées avant de mourir sont entendues comme une bénédiction : Nsanga vulu. Les absents demanderont : « Qu’a-t-il laissé comme parole ? ». Mourir s’exprime par différentes périphrases telles que : « Gona » (agoniser) ; « Saki di fwa » (agitation de la mort). Si le malade, après un moment de tranquillité, soupire plus profondément et retombe, on dit : « Lusingu lu mbandu lutabukidi » (La corde du cœur a été rompue sous l’effort des ndoki [3], et il est mort). À ce moment les femmes pleurent, crient, se lamentent, tombent à terre, pour exprimer leur douleur. D’autres entonnent des chants funèbres. Le premier geste est alors de fermer les yeux du défunt, qui se dit, en langue kikongo : « Niéma ndabu ». S’ils se rouvrent, c’est un mauvais signe, et on dit qu’il cherche la personne qui lui a donné la mort pour l’emporter avec lui dans sa tombe. La toilette du corps est rituellement effectuée par des personnes spécialisées. Puis il est vêtu de ses plus beaux habits. Si c’est un homme, son neveu utérin, qui est son héritier, s’approche du corps et dit : « Je sais que tu es mort mais tu m’entends : là où tu vas ne dors pas ; mets-toi debout et venge-toi ; même Dieu ne t’en tiendra pas grief ». Tous viennent alors le voir une dernière fois pour lui dire au revoir sur son lit de mort ou au funérarium et le veillent en dormant autour de lui ou dans les couloirs avoisinants, non seulement tous ses parents, au sens de la parenté africaine, c’est-à-dire incluant ascendants, descendants, affins, et collatéraux proches ou éloignés ; mais aussi toutes les personnes qui le connaissent directement ou non, de façon amicale, professionnelle, ou simplement dans le voisinage, anciens et jeunes, petits enfants, mêmes bébés. Viennent ensuite la levée du corps et les funérailles, autour desquelles tout le monde se rassemble encore. Son héritage se matérialisera par la sortie de sa veuve de sa maison et la fermeture de celle-ci jusqu’à ce que ses neveux l’aient en pleine propriété, éventuellement aujourd’hui par un acte notarié qui confirmera la coutume de l’héritage aux neveux utérins. Ses enfants n’accepteront leur part que sous la condition que ses neveux y consentent. Selon les valeurs fondamentales de la culture Kongo, mourir en paix n’a certainement pas notre sens de mourir au calme, isolé des bruits, des mouvements, de la société, du monde. Au contraire : un mourant ne se sentira pas en paix si on le laisse seul avec ses soignants et un ou deux intimes ; il se sentira simplement abandonné, et à tel point désemparé de ne pas avoir autour de lui le rassemblement habituel justifié par son état critique, qu’il pourra s’effondrer et se laisser mourir. Il ne s’agit pas ici de dire ce qu’il faut faire ou non compte tenu des contraintes des services de soins que ne connaissaient pas autrefois les sociétés traditionnelles, mais simplement d’attirer l’attention sur le fait qu’une contradiction nécessite pour être résolue, que l’on en comprenne bien tous les tenants. Et c’est tout le travail que mène depuis vingt ans une médiatrice comme Geneviève Nkoussou en milieu centrafricain et congolais. Il ne s’agit pas seulement de se rassembler en groupe et en famille. Aucune écoute soignante, aussi bienveillante soit-elle, ne peut remplacer cette transmission des derniers mots. Apprendre la mort d’un parent dont on n’a pas pu recueillir les dernières paroles suscite une grande douleur. On dira : « Ouélé kani nsamu kasa kututéla » (Il est parti sans rien nous dire).

Cultures des soignés et cultures des soignants

6 Depuis trente ans en France, au Canada, en Belgique, et dans d’autres pays d’immigration, des médiateurs interviennent dans les soins en situation interculturelle (Kaufert, 1999). Le mot médiation n’est pas très juste car il pourrait laisser entendre qu’il s’agit de concilier des contraires en cherchant des éléments communs sur la surface de contact des cultures. Alors qu’il s’agit au contraire d’aller au plus profond de chacune d’elles, non dans les signes apparents, mais dans leurs valeurs fondamentales et les attentes qu’elles expriment. Cela nécessite un travail d’éclaircissement de ce qui d’habitude est automatiquement porté par nos gestes culturels. Il a des analogies avec celui de la traduction. Il requiert que l’on connaisse aussi bien l’émetteur que le récepteur, celui qu’on traduit, et celui pour qui on le traduit : ici à la fois la culture du soigné et celle, institutionnelle, du soignant, qui se trouve tout autant expliqué que le premier. Cette réciprocité en est à la fois le principe et le moteur (Coyer, 2014). Mais le mot traduire est encore insuffisant. Se voir et s’entendre traduit d’une façon de faire dans une autre peut aboutir à des choses tout à fait incongrues. A contrario voir porté vers d’autres ce à quoi l’on tient et qui est profondément solidaire d’usages inconnus des autres est une expérience qui donne immédiatement un relief inattendu à ce que l’on vit, perçu d’un seul coup dans une vue d’ensemble (Tillion, 1966). La traduction est un art qui nécessite un talent et des dispositions particulières. En termes de cultures, on pourrait penser qu’il suffit de bien les connaître pour en réussir l’explicitation pour d’autres. Mais être soignant et porteur d’une culture qui entre dans des interactions non évidentes avec les institutions de soins ne vous rend pas immédiatement médiateur. Le psycho­sociologue Carmel Camilleri (1990) a décliné dans les années 1980 en milieu d’immigration d’origine algérienne, en suivant les observations d’Abdelmalek Sayad (1999), différentes stratégies auxquelles on peut recourir pour faire face ou éviter les crises identitaires liées à des situations acculturatives de certains parcours migratoires. Les plus simples consistent à se réfugier dans les valeurs de sa culture d’origine au détriment de son adaptation, ou à l’inverse à se suradapter au détriment de questions sur ses valeurs ; ce qui aboutit dans les deux cas à une perte de dialogue entre valeurs et vie sociale et à d’autres phénomènes tout aussi dommageables, ce que l’on perçoit dans les radicalisations fondamentalistes comme dans l’hyperadaptation. Les plus complexes peuvent consister à se diviser selon les moments, les événements, ou les espaces de vie, en construisant des articulations de façon plus ou moins rationnelle ou affective entre tous ces éléments. Cela peut amener à penser sans cesse deux fois les choses : pour ce que l’on fait, et pour l’image que les autres en ont du fait de la conduite culturelle qu’ils vous prêtent ; et donner parfois l’impression d’une ambiguïté profonde. Loin des clichés, on sera surpris d’apprendre qu’un collègue d’origine étrangère, qui ne parle jamais de ses traditions, connaît mieux les traditions rurales et les langues du pays de ses parents, que ses parents eux-mêmes, et qu’après avoir terminé en France des études exigeantes il s’y ressource régulièrement. Les médiateurs ont tous la connaissance de la variété et de la complexité de ces situations, au travers de leur propre vécu et de leur expérience, et des outils par lesquels ils peuvent en lever les effets les plus délétères (Cohen-Emrique, Fayman, 2005). C’est en ceci qu’ils sont de véritables professionnels et ne peuvent se confondre avec quelqu’un qui serait simplement compétent dans ce domaine par simple appartenance biculturelle, tout soignant qu’il peut être.

Éthique de la compréhension culturelle de la fin de vie

7 Il faut prendre beaucoup de précautions pour ne pas surinterpréter tous ces rites et se garder des fausses familiarités et des généralisations trop rapides si l’on veut vraiment les ­comprendre. Notre tendance à vouloir les traduire ou les comparer peut exprimer l’envie de leur donner un sens à tout prix, dans des rapports interculturels qui nous privent de nos réponses habituelles. Cette tendance est à la mesure du sentiment de gêne ou de vide laissé par l’absence d’intégration de la mort dans un rite, et en dit beaucoup sur l’importance de ceux-ci. Plus nous sommes démunis, plus nous nous empressons parfois d’échafauder des interprétations à l’emporte-pièce ou de forcer autrui à des usages dont il ne veut pas ; qu’ils proviennent d’ailleurs de notre culture ou de la sienne que nous idéalisons et dans laquelle nous voulons à tout prix le remettre. Et cela vaut dans la réciproque aussi : ne comprenant pas l’hôpital, on peut aussi prêter de mauvaises intentions à des conduites de soins par défaut de compréhension. Plus nous comprenons le sens profond des choses, du soin comme du rite, plus l’un et l’autre peuvent entrer en dialogue. Ceci est le propre de l’interrogation éthique.

8 De la même façon que toute attitude soignante vaut par l’ensemble que constitue la pratique, le métier, l’éthique, auquel elle est liée, tout geste culturel ne vaut que par l’ensemble auquel il se rattache, et contient toujours en lui tout cet ensemble. Il ne peut être compris isolément sans prendre en considération cette totalité. Le geste d’un rite, détaché de l’ensemble, ne nous dit rien sans la totalité, et rien non plus sans la façon dont les personnes qui l’accomplissent le vivent. Nous saisissons ici la tâche immense de l’historien qui le fait revivre ; celle non moins immense de l’ethnologue qui le rattache à l’ensemble auquel il appartient ; et celles encore du médecin, du psychologue et du soignant, qui le relient incessamment à la personne qui le vit.

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Bibliographie

Références

  • Camilleri Carmel (dir.), Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990.
  • Cohen-Emerique Margalit, Fayman Sonia, « Médiateurs interculturels, passerelles d’identités », Connexions, 2005, 83, 169-190.
  • Coyer Gilbert, « Médiation interculturelle : Une mutuelle interprétation », L’Évolution psychiatrique, 2014, 79, 142-155.
  • Kaufert Joseph, « Cultural mediation in cancer diagnosis and end of life decision-making: the experience of Aboriginal patients in Canada », Anthropology and Medicine, 1999, 6, 405-421.
  • Le Braz Anatole, La légende de la mort en Basse Bretagne, 1893. Réédité : Paris, Poche, 2011.
  • Nkoussou Geneviève, Enfants soldats… Enfants sorciers ? Approche anthropologique dans l’Afrique des Grands Lacs, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • Sayad Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Préface de Pierre Bourdieu, Paris, Seuil, 1999.
  • Tillion Germaine, Le Harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966.

Date de mise en ligne : 01/01/2016.

https://doi.org/10.3917/jalmalv.123.0011

Notes

  • [1]
    Dit « procès au cadavre », notamment pour les suicidés, sous l’Ancien Régime en France.
  • [2]
    Nous devons les précisions qui suivent à Geneviève Nkoussou, médiatrice au centre Georges Devereux et anthropologue, avec qui nous travaillons en culture Kongo depuis vingt ans. D’origine centrafricaine et congolaise, elle a publié : Enfants soldats… Enfants sorciers ? Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [3]
    On traduit généralement ndoki par sorcier, et kindoki, par sorcellerie. Pour en comprendre le sens, cf Nkoussou, 2014.
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