Notes
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[1]
Le rite de passage se distingue du rite initiatique : le premier marque une étape dans la vie d’un individu et permet de lier l’individu au groupe, mais aussi de structurer la vie de l’individu en étapes précises qui permettent une perception apaisante de l’individu par rapport à sa temporalité et à sa mortalité, tandis que le deuxième marque l’incorporation d’un individu dans un groupe social ou religieux (Lasserre, 2012).
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[2]
Nous différencions ici « défunt » qui vient du latin defunctus, qui s’est acquitté [de la vie], qui a cessé de fonctionner, qui n’a plus de fonction ; de « cadavre » qui dérive du verbe latin cadere (choir) et signifierait ce qui est tombé, ce qui a chu, déchu. Le terme déchet, relève de la même famille.
1 La majorité des demandes de prise en charge que nous recevons en équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) a pour motif celui de la douleur. Notre souci d’y remédier au plus vite et au mieux nous engage à le faire dans les 24 heures. C’est bien que nous reconnaissons à ce symptôme un caractère d’urgence – certes non vitale – : le médecin fait appel à l’EMSP lorsqu’il constate qu’il n’a pas ou plus les compétences pour soulager efficacement la personne des symptômes qu’elle présente ou l’accompagner au mieux dans l’étape actuelle de la maladie. Il s’agit bien souvent de douleurs insupportables, qui le sont d’autant plus qu’elles ont parfois été le premier symptôme de la maladie, ou qu’elles ont souvent été cachées ou minimisées pendant des semaines, voire des mois, avant d’exploser comme un cri. Nous sommes alors face à une personne confrontée à une épreuve – parmi tant d’autres ! – qu’il s’agit de soulager (Denizeau, 2013). C’est ainsi que les premières rencontres que nous avons avec les patients sont empreintes des douleurs qui les habitent, que ce soit par l’entretien détaillé sur les caractéristiques de celles-ci, les conséquences de ces douleurs sur le quotidien, les réveils nocturnes et la fatigue accumulée, les dégâts provoqués dans les relations avec les proches.
2 Au fil des maux exprimés, la souffrance prend mot… et prend corps. Corps et cœur, et psychisme encore – en corps – : c’est bien à l’être touché dans sa totalité que nous faisons face, et c’est de la « douleur totale » dont parlait Cecily Saunders qu’il nous faut prendre acte pour accompagner au plus juste. Car il y a la douleur, mais aussi les autres symptômes physiques, les mouvements psychiques que traverse la personne, la reconfiguration des liens familiaux et sociaux, la souffrance spirituelle au sens large. Écouter, soulager, accompagner, oser construire au-delà de l’aujourd’hui incertain ou douloureux, accompagner encore, être avec, en juste présence avec ces personnes au corps souffrant. Connaître l’impuissance est également un défi lancé aux EMSP, pour qui l’échec est aussi une réalité et composer avec : ne pas pouvoir tout soulager, mais avec notre impuissance, rester et poursuivre l’accompagnement de la personne dont nous prenons soin, jusqu’à ce que le corps, et tout l’être avec, rende le dernier souffle.
3 Je parsèmerai cette présentation de rencontres avec les patients, leurs proches ou les soignants, qui m’aident, au fil des jours et de leur vie, à apprendre et à mettre en pratique le métier de médecin en soins palliatifs.
Le corps mis à mal
Au corps à corps
4 Lorsque nous rencontrons les patients en EMSP, nous nous rendons vite compte que ceux-ci adressent un discours différent selon leur interlocuteur. Ils auront souvent peu de temps pour se dévoiler lors des consultations avec le médecin qui les suit, et établiront une priorité pour parler de tous les sujets à aborder. Pour ce qui est de la douleur, qui touche à l’intime, à l’image de soi aussi, les patients sont souvent rassurants, n’osent pas en parler, ou l’évoquent rapidement. Si le médecin n’est pas suffisamment à l’écoute ou écarte la douleur comme étant un symptôme négligeable, la personne risque de ne pas insister. Mais lorsqu’ils font connaissance avec notre équipe, l’accent est mis justement sur les symptômes difficiles, et ce d’autant plus quand l’équipe référente nous a appelés pour un problème de douleurs.
5 Un patient récemment rencontré en oncologie a été hospitalisé en médecine interne. L’interne, qui m’évoquait les jours passés, me disait que tout allait bien, notamment sur le plan des douleurs qui étaient faibles et bien soulagées. Le patient, quelques minutes plus tard, me disait que les douleurs avaient été « horribles » toute la semaine, jusqu’à ce qu’on reprenne la morphine… la veille. L’interne ne semblait pas avoir manqué de sens clinique ou d’écoute et fut interloquée d’entendre cela, me répétant qu’il leur avait tenu un autre discours.
6 Il nous faut donc, médecins, apprendre à nous interpeller les uns les autres avec bienveillance, dans nos corps médicaux différents, face à ces corps souffrants que nous voyons et écoutons de notre place et de notre identification par les patients. Il nous faut aussi, en tant qu’EMSP, encourager les médecins et futurs médecins à considérer les patients comme ceux qui ont tout à nous dire si on veut bien écouter, notamment la vérité de leur corps mis à mal. Si notre médecine technico-scientifique avance à grandes enjambées sur bien des plans – et c’est une bonne chose –, il faut admettre dans le même temps que nous risquons d’y perdre le sens clinique, et avec cela notre capacité d’écoute et d’attention à l’autre, remplacées par l’attention à l’écran d’ordinateur (données biologiques, radiologie, articles, etc.). C’est aussi une richesse que peuvent s’octroyer les médecins des EMSP (et toute l’équipe avec eux) : avoir le temps d’être tourné pleinement vers le patient, de lui laisser l’opportunité de se dire ; laisser nos sens être touchés par le corps de l’autre et nous laisser convoquer à cette rencontre de nos corps – malade et médical – pour pouvoir tisser la relation non pas avec le cancer, mais d’humain à humain, au-delà de nos corps. Nous nous employons donc également, au fil des accompagnements des patients, à tisser des liens avec les personnes qui les soignent, qui ne sont pas simplement de bons techniciens du soin. Un des enjeux, me semble-t-il, est d’appréhender le médecin, le soignant, comme des êtres humains traversés, au même titre que les patients, par l’angoisse de la mort : « L’angoisse du patient fait résonance avec la propre angoisse du soignant. Le doute, le désarroi et l’impuissance face à un vécu corporel jugé comme inacceptable et intolérable peuvent générer des passages à l’acte. Le soignant devient ainsi pour le patient objet de persécution et vice versa. Cet état de fait est majoré par l’attachement au patient comme objet de soins pour mieux faire abstraction du patient sujet-désirant » nous dit Michel Reich (2009). Travailler en équipe est à bien des égards une richesse, et m’aide à être créative et à ne jamais enfermer l’autre – médecin – dans ses angoisses, même s’il s’agit parfois d’une « lutte au corps à corps »… pour trouver un accord.
Les « passeurs »
7 La mort est un processus qui s’entrevoit dès lors que la vie est donnée : « Vivre, c’est s’acheminer, après le passage inaugural de la naissance, vers la certitude de notre finitude » (Lasserre, 2012). Partant de là, des anthropologues ont analysé la mort comme objet d’étude, à la suite de Louis-Vincent Thomas. Envisager la mort ainsi permet sans doute de la mettre à distance – est-elle moins effrayante ? – mais a le mérite finalement de l’approcher, ce qui dans un contexte de maladie incurable est plus qu’une nécessité, au moins pour les soignants qui la côtoient. On ne peut donc séparer les processus naturels de la vie et de la mort, intriqués : il nous faut les aborder comme codépendants. « Il y a continuellement un petit peu de nous en train de naître, de même nous ne mourons pas uniquement dans notre dernier instant » écrit Simmel. Pour nous, soignants et bénévoles de soins palliatifs, cette approche anthropologique peut nous aider à soutenir et mieux comprendre une personne chez qui la maladie fait irruption et qui va marcher vers la mort. Les patients appartiennent à une famille humaine qui peut l’accompagner et ainsi se comprendre mieux elle-même.
8 A. Van Gennep (1981) a décrit il y a déjà plusieurs années le rite de passage [1], avec différentes étapes que nous décrirons succinctement : la séparation marque le début de ce rite, temps de remise en question où l’individu se sépare de son identité précédente. Vient ensuite la mise à l’écart : la personne est au seuil – limen – et oscille entre deux identités. « Les entités liminaires ne sont ni ici ni là, elles sont dans l’entre-deux […]. On peut représenter les personnes du seuil, telles des néophytes dans les rites d’initiation ou de puberté, comme ne possédant rien » dit plus tard Victor Turner, qui élargit la théorie de Van Gennep à de multiples contextes (1990). Enfin, le rite se clôt par l’étape de l’agrégation : l’individu s’est adapté à sa nouvelle condition, en somme à sa nouvelle vie. La transition, nous précise Fanny Soum-Poulayet, est accompagnée par des individus dont le rôle est précisément dédié à cette fonction, et qui doivent théoriquement protéger la personne du danger de la désocialisation (2007). C’est ainsi qu’elle compare l’annonce du cancer à un rite de passage : la personne passe du statut de bien-portant à celui de malade, dans un espace jusqu’alors mal ou méconnu qu’est l’univers hospitalier et médical ; les accompagnants incarnés par les soignants, sont « passeurs qui côtoient à la fois les bien-portants, les malades et les personnes en fin de vie » (Soum-Poulayet, 2007). Cette comparaison entre rite de passage et annonce (et expérience) du cancer est particulièrement intéressante en ce qu’elle met en exergue différents aspects du rapport de la personne à son corps malade. Force est de constater que le temps du limen occupe de fait, une grande partie du « passage ». Pour de nombreux patients, la « liminarité » s’étire tout au long de la maladie tant ce passage est difficile à vivre, et parfois insurmontable pour consentir à cette nouvelle vie qui voit la mort arriver très vite, trop vite. À nous, médecins, de repérer – au plus tôt du seuil – ceux qui auront besoin d’un passeur spécifique à qui faire appel : le psychologue.
9 Dans ce contexte, quelle place pour le corps malade ? Là encore, nous pouvons poursuivre la métaphore du rite de passage et approfondir notre réflexion pour mieux accompagner les patients que nous rencontrons. Le plus souvent, les patients perçoivent le début de la maladie par ce qu’exprime leur corps. La place du corps est donc centrale : en effet, celui-ci introduit la personne au rite de passage, il est l’étape de séparation. Le corps engage l’individu à s’y lancer de tout son être pour rentrer pleinement et lucidement vers ce qui pourra, peut-être, le sortir vivant du passage en question, ou du moins l’accompagner dans ce qu’il aura à vivre, quelle qu’en soit l’issue.
10 Et quelle nécessité – mais aussi quelle richesse, osons le mot – de prendre conscience, avec le patient, que « nous ne possédons rien », comme le formule Turner, mais que nous pouvons tant travailler à être ! Peut-être que ce rite de passage, si particulier et si douloureux, de passer de vie à trépas, peut apprendre beaucoup de cet essentiel auquel nous goûtons. Probablement n’est-ce qu’aux patients qu’il revient de le dire. Mais nous pouvons tout de même reconnaître, sans que cela ne paraisse déplacé, que les patients, leurs familles parfois, nous enseignent comment vivre ce passage, comment prendre conscience que notre corps lui aussi, rendra un jour le dernier souffle. Et dans ce sens, ils sont eux aussi « passeurs » pour nous, et allons jusqu’à dire passeurs de vie.
Au long de la maladie
11 Il m’est impossible de parler à la place des patients, si ce n’est en les citant et en évoquant ce que leur expérience de la maladie me fait vivre ou interroge dans ma pratique médicale. Quel regard poser sur une personne dont le corps est si malmené par la maladie ou les traitements mis en œuvre pour la freiner ? Quelle place tenir face à une personne qui arrive au terme de sa vie ? À quel type de relation soignant-soigné sommes-nous conviés ?
Les transformations du corps – de l’intime au social
12 Notre équipe est appelée pour aider à la prise en charge de M. Leye à qui on vient de diagnostiquer un cancer primitif du foie. On devine chez lui la pleine fleur de l’âge qui semble déjà se faner. Et pour cause, ce cancer attaque le foie à une telle vitesse qu’en un mois, lui qui consultait simplement pour des douleurs abdominales, se retrouve alité la majeure partie du temps. Son corps n’est plus ce qu’il était. Il lui faut composer au jour le jour avec les symptômes (ventre tendu, sensation de lourdeur, nausées, perte d’appétit) et surtout avancer dans ce travail de deuil face à son corps qui est tout autre et qui faiblit peu à peu. Alors que nous échangeons sur les plats et les goûts qui lui font encore envie – des plats du Sénégal dont il est originaire et que sa femme lui apporte –, sur le sentiment de découragement qui le prend régulièrement, envahi par l’inquiétude pour sa femme et ses trois jeunes enfants, il évoque subitement, avec un sourire large et joyeux, sa passion pour le foot et l’équipe qu’il supporte – « l’OM ! ». J’entrevois dans ce corps qui se délite, consommé par le cancer foudroyant, la force de vie d’un être tenu – et probablement jusqu’au bout – par les liens qu’il aura créé : avec son épouse, ses enfants, sa famille ici et au Sénégal, sa « famille » du football, ses liens professionnels – il est cuisinier. Je le laisse alors se reposer, dans cette insouciance retrouvée quelques instants.
13 « Chercher à échapper à l’emprise de la réalité requiert une étonnante et singulière énergie dans laquelle le malade, en dépit du morcellement de son être, puise toute la potentialité pour affronter la maladie et lutter contre la mort » nous dit Martine Ruszniewski (2010). Ce sourire franc me dévoile en effet une énergie que je ne soupçonnais pas et sur laquelle M. Leye semble s’appuyer pour tenir dans l’effritement de son corps qui décline et qui l’enjoint à réaménager et à repenser toute sa vie, son quotidien, ses liens familiaux et sociaux. Les patients à qui l’on annonce un cancer peuvent faire « l’expérience d’un désengagement problématique à l’égard de leurs responsabilités et des rôles sociaux » qui leur sont adjoints (Vega, 2012). L’annonce en elle-même, la fragilisation psychique qu’elle entraîne et les atteintes physiques liées à la maladie peuvent tour à tour expliquer ce « retrait » social : M. Leye ne peut plus accompagner ses enfants comme il le faisait jusqu’alors, simplement parce que ses jambes n’ont plus la force de le porter ; son fils aîné – 13 ans – vient lui rendre visite et s’assoit à son chevet pour lui permettre de se reposer ; sa femme va devoir assurer la survie matérielle de leur famille. Il semble mettre cette belle énergie qui lui reste à s’assurer que la redistribution des rôles se fasse, de fait, et accepte les propositions d’accompagnement (un soutien psychologique à son épouse qui le demande, l’hospitalisation à domicile pour organiser le retour chez lui). Les EMSP ont probablement un rôle à jouer pour permettre à la personne malade de tenir sa place, et d’habiter pleinement le nouveau corps social délimité par les contraintes de la maladie, quand bien même celui-ci est repoussant.
14 En somme, cette reconfiguration, qui se joue dans une famille et dans l’environnement du patient, n’est-elle pas déjà l’annonce en filigrane de sa mort ? Est-ce que le corps, au fil de la maladie, n’apprend-il pas à l’être tout entier à réaménager une place qu’il doit dorénavant occuper différemment ? Ces liens, familiaux et sociaux, prennent une importance d’autant plus singulière qu’ils vont être parfois le miroir de l’avancée de la maladie. À l’inverse, ceux-ci permettront parfois de contrer la menace de la mort sociale dont parle L.V. Thomas (1975) et donc de la mort tout court, comme s’ils pouvaient suffire à préserver la vie – du moins la préserveront-ils au-delà de la mort physique. M. Leye me redit que la vie, sa vie, perdure au-delà des transformations corporelles que mon œil médical perçoit, au-delà des réaménagements du corps social que la maladie lui impose. Il me dit que son corps souffrant est aussi le lieu des souvenirs heureux, des exploits sportifs, que ce même corps pouvait travailler dur sans jamais s’arrêter. « Le corps machine à qui l’on peut tout demander sans que jamais il ne s’oppose, crie maintenant » (Le Breton, 2005). Mais M. Leye, par son être tout entier, me demande de le voir dans son histoire, transformé par la maladie, mais aussi fils, frère, époux et père et aussi fort et travailleur. Et supporter de l’OM, joyeusement.
Le corps parlant - Mme Odette
15 Mme Odette est soignée depuis de nombreuses années pour un cancer du pancréas initialement opéré, mais qui a malheureusement récidivé. « Ce cancer s’est manifesté par les douleurs » m’apprend son médecin traitant, comme pour me dire qu’autour de ces douleurs, quelque chose se joue qui nous échappe. Les métastases osseuses sont diffuses, et douloureuses. Les antalgiques sont efficaces mais responsables d’autres symptômes eux aussi douloureux – constipation, nausées, brûlures à l’estomac. « On soulage d’un côté, on détraque de l’autre », dit-elle. Les moments confortables sont de courte durée, la qualité de vie plus que moyenne. La douleur est toujours là, plus ou moins endormie, tapie, prête à réapparaître lorsqu’enfin Mme Odette ne la sent plus. L’amaigrissement est lent mais certain, l’appétit médiocre. Pourtant, elle travaille toujours : elle assure son mi-temps, fidèle, et cale les cures de chimiothérapie en fonction de ses jours de travail. Elle ne veut arrêter de travailler pour rien au monde, c’est ce qui la tient, dit-elle. Chaque hospitalisation est vécue comme difficile, quand bien même celle-ci n’est qu’à la journée ; envisager une hospitalisation plus longue pour mieux équilibrer les traitements antalgiques est impensable, refusée d’emblée. Tout comme la rencontre avec un psychologue. Il semble plus supportable, et plus efficace psychiquement, à Mme Odette de composer jour après jour avec cette douleur sournoise en soumettant son corps à la fatigue du travail que de lâcher prise et d’abdiquer, d’une certaine façon, en acceptant d’être hospitalisée quelques jours. « Lors des phases avancées des maladies létales, la personne malade vit une véritable crise d’identité et redécouvre le fait de vivre incarné en un corps fini. Le corps n’est plus un avoir qu’elle domine. Le corps est altéré, étrange et pourtant demeure le lieu irréductible de son être, lieu de résistance qui la maintient dans une temporalité et une certaine unité » (Mallet, 2004).
16 Mme Odette semble mettre tout en œuvre pour faire place à ce corps qui est, pour le moment, le lieu de sa résistance.
17 Son mari est désemparé lui aussi face à cette épouse qu’il ne reconnaît plus : l’amaigrissement, la douleur omniprésente. Il lui en veut, et le lui fait savoir. Elle encaisse, mais semble profondément attachée à son mari : « Ça fait plus de 30 ans qu’on est marié, je connais le bonhomme ; c’est juste plus difficile quand je suis déjà épuisée ». Son mari ne se laisse pas saisir par les soignants, il ne se montre pas. Mais Mme Odette a bien conscience qu’il se défend et se débat avec cette épouse qu’il aime et qu’il est en train de perdre : « Les mécanismes inconscients sont sollicités à l’extrême pour se défendre des angoisses de mort, des angoisses de perte que suscite le corps abîmé, mais aussi de la haine et de la culpabilité qu’il réveille. Le malade n’est pas seul à jouer avec ambivalence la partie de l’investissement du corps malade » (Célérier, 2004).
18 Que reste-t-il à Mme Odette d’une certaine qualité de vie ? Certes pas le « confortable » cher aux soins palliatifs – objectif non atteint ! Mais pour aujourd’hui, le confort qui prime est celui de pouvoir encore aller travailler. Elle n’exige pas de la médecine le soulagement, la souffrance zéro, mais elle demande à être accompagnée, sans l’empêcher de faire le chemin qui est le sien : être à ses côtés, chercher ce qui pourra la soulager au mieux, tenir notre place, habiter notre impuissance. Et ne pas la devancer dans ce que nous pressentons tous : l’évolution péjorative de la maladie.
Le corps malmené – M. Apollinaire
19 M. Apollinaire était originaire du Tchad, pays qu’il a quitté pour raisons politiques il y a plus de dix ans. Nous avons commencé à le prendre en charge six mois avant son décès. Son état général s’est ensuite peu à peu dégradé conduisant à une hospitalisation définitive. Il était alors en phase terminale d’un cancer du pancréas, évoluant depuis deux ans.
20 Au fil des jours, il s’épuise, empreint à nouveau à des douleurs quasi permanentes liées à des problèmes urinaires que les antalgiques ont du mal à soulager. Le fait de se voir ainsi en est peut-être le plus dur à supporter. Cet homme qui était encore il y a peu en pleine force de l’âge se voit maintenant incapable de tirer sur lui le drap ou d’attraper un verre. Dépendance extrême. Sentiment d’inutilité extrême. Désireux d’en finir vite lorsque la souffrance est trop insupportable, il confie à l’interne : « Au pays, ceux qui souffrent comme cela, on les achève ».
21 La colère sourd en moi : M. Apollinaire n’est pas chien ! Je le rencontre quasi quotidiennement ; on organise une réunion d’équipe avec les soignants et les médecins du service, pour être au plus près de lui, au plus juste, au plus dérisoire peut-être : un verre de thé avec quatre morceaux de sucre, que l’aide-soignant, bienveillant, remue pendant cinq bonnes minutes pour que ce thé ne soit pas brûlant. C’est comme ça que ce patient l’aime. Son corps le malmène, mais les soignants s’emploient à lui faire éprouver encore quelques sensations agréables, liant le plaisir gustatif à la joie du souvenir – au Tchad, le thé est, plus qu’une boisson, un instrument du lien, de la rencontre et du partage.
22 Lors d’une des dernières rencontres, j’invite M. Apollinaire sur ce terrain de l’insupportable. Il réitère sa formule – sa demande ? : « Au pays, on nous achève ». Je lui affirme qu’il n’est pas un animal à abattre, et que nous ne le lâcherons pas : nous continuons à prendre soin de lui, les soignants sont là, lui redisant ainsi sa dignité absolue. Contre toute attente, quelques mots : « Je vous remercie : justement, vous ne me lâchez pas ». Les derniers jours, sur notre proposition puis à sa demande et du fait de souffrances devenues insupportables pour lui malgré les traitements instaurés, celui-ci a été sédaté la nuit de façon à ce qu’il puisse se reposer, tout en étant réveillable la journée. Cela lui a permis notamment d’accueillir plus confortablement des amis tchadiens venus in extremis du Nord de la France avant de sombrer dans le coma. Il avait demandé auparavant à rencontrer un prêtre pour se confesser et s’assurer ainsi des funérailles chrétiennes « au pays ». Il était dorénavant en paix avec lui-même et avec sa famille qui devait accueillir son corps défunt [2], à défaut de le recevoir encore en vie – il ne voulait pas rentrer chez lui avant de mourir, refusant de montrer son corps ainsi transformé à ses proches. Ce prêtre me raconta plus tard que bien des phrases lui ont fait penser à des paroles du Christ en agonie : M. Apollinaire lui demandant de lui essuyer le visage, ou encore de lui donner de l’eau à boire – « J’ai soif » (Bible de Jérusalem, 2001). Il en a été profondément touché et l’échange fut riche. J’espère que cela a contribué à redire à cet homme que nul autour de lui ne remettait en question sa dignité, quand bien même son corps faisait défaut et le malmenait jusque dans ses profondeurs.
Aller à la rencontre de l’autre de tout cœur et de tout corps
23 Il n’est pas facile de prendre soin jusqu’au bout d’un corps touché de plein fouet par la maladie, et de l’accompagner avec un regard droit et franc, sans ciller et sans se détourner. Les soignants, les « petites mains », le savent bien. Il s’agit donc de mettre au centre, et au-devant de tout soin, de toute rencontre, la dignité de chaque être, et d’envisager chacun en ce qu’il est d’unique et de particulier. À chaque rencontre avec un patient, l’accompagner avec un œil neuf, une oreille nouvelle, une tête et un cœur prêts à accueillir et à contenir. En somme, aller à la rencontre de l’autre, de « tout cœur » et de tout corps ! Et quand ce corps donné à voir est si altéré, méconnaissable même, entraidons-nous à persister dans ce regard qui jamais ne dévisage, mais qui assure l’autre de sa dignité intangible.
Références
- Denizeau Laurent, « L’expérience de la douleur, une activité symbolique ? », Anthropologie & Santé [En ligne], 7, 2013, mis en ligne le 17 octobre 2013. http://anthropologiesante.revues.org/1130
- Reich Michel, « Cancer et image du corps : identité, représentations et symbolique », L’information psychiatrique, 2009/3 - Volume 85, pp. 247-54.
- Lasserre Évelyne, Anthropologies liminaires – Dialogues entre les vivants et les morts, Master 2 Culture et Santé – Lyon 3/Lyon 1, 2012.
- Van Gennep Arnold, Les rites de passage - Étude systématique des rites, Paris, Ed. Picard, 1981.
- Turner Victor W., Le phénomène rituel - Structure et contre-structure, PUF, Paris 1990.
- Soum-Poulayet Fanny : « Le corps rebelle : les ruptures normatives induites par l’atteinte du cancer », Corps, 2007/2, n° 3, pp. 117-122.
- Ruszniewski Martine, Face à la maladie grave, Ed. Dunod, 2010.
- Vega Anne, « La mort, l’oubli et les plaisirs », Anthropologie & Santé [En ligne], 4, 2012, mis en ligne le 31 mai 2012. http://anthropologiesante.revues.org/861
- Thomas Louis Vincent, Anthropologie de la mort, Ed. Payot, Paris, 1975.
- Le Breton David, Anthropologie du corps et modernité, Ed. Quadrige / PUF, coll. Essais Débats, 2005.
- Mallet Donatien, « Peut-on soigner sans prendre soin ? », Communication à la conférence de consensus organisée par l’ANAES sur l’accompagnement des personnes en fin de vie et de leurs proches, Paris, 14 et 15 janvier 2004. http://www.sfap.org/pdf/I-B4-pdf.pdf
- Celerier Marie Claire, « Le déni du corps dans la maladie », Champ Psy, 2004/1 (no 33), Ed. L’Esprit du temps, pp. 87-105.
- La Bible de Jérusalem, Évangile de Jean, chapitre 19, verset 28, Ed. du Cerf, 2001.
Notes
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[1]
Le rite de passage se distingue du rite initiatique : le premier marque une étape dans la vie d’un individu et permet de lier l’individu au groupe, mais aussi de structurer la vie de l’individu en étapes précises qui permettent une perception apaisante de l’individu par rapport à sa temporalité et à sa mortalité, tandis que le deuxième marque l’incorporation d’un individu dans un groupe social ou religieux (Lasserre, 2012).
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[2]
Nous différencions ici « défunt » qui vient du latin defunctus, qui s’est acquitté [de la vie], qui a cessé de fonctionner, qui n’a plus de fonction ; de « cadavre » qui dérive du verbe latin cadere (choir) et signifierait ce qui est tombé, ce qui a chu, déchu. Le terme déchet, relève de la même famille.