Notes
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Myosis et mydriase sont la contraction et la dilatation de la pupille, elles peuvent être le signe d’une souffrance cérébrale liée par exemple à une tumeur qui augmente la pression à l’intérieur de la boîte crânienne.
« Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté. » Journal d’un corps, Daniel Pennac (2012)
2 En tant que psychologue, introduire le questionnement sur la place du corps d’une personne à la fin de sa vie, lors des soins à l’hôpital ou à domicile, est déjà en soi, une question intéressante. En effet, quel lien ou quelle lecture pourrait faire le psychologue à propos du corps, dans cette clinique du somatique ?
3 C’est aujourd’hui un lieu commun de rappeler la tension qui existe entre d’une part, le corps malade, objet de soins d’une médecine de plus en plus technique, qui sonde, analyse, diagnostique, chiffre et visualise le corps réel et d’autre part le corps vécu d’un sujet, qui durant la maladie grave ou chronique, durant la vieillesse, est un corps vivant qui ressent et qui est de plus en plus investi par la personne elle-même et par son entourage proche, de significations diverses et subjectives, au gré de ses transformations et de ses pathologies.
4 C’est ainsi que ces deux corps, corps réel, corps vécu, paraissent dans bien des cas s’exclurent mutuellement – le discours des uns ne parvenant pas toujours à comprendre le discours des autres, ou avec confusions et malentendus.
5 Réunion de concertation pluridisciplinaire en oncologie : l’interne d’un service présente le cas de M. P, 84 ans, arrivé il y a peu de temps pour « baisse de l’état général, asthénie, anorexie, ictère, ascite et des images hépatiques d’allure secondaire ». La situation est grave d’emblée. Pas de diagnostic plus précis pour l’instant, pas d’investigations engagées… Question posée : Quelle conduite tenir ? Faut-il rechercher le diagnostic anatomo-pathologique ?
6 Le patient attend. Il ne sait rien. Il pressent la gravité de la situation, du moins la jeune interne le suppose. Il n’a aucun mot pour en parler. Marié, sans enfant, il s’occupe seul à la maison, de sa femme qui débute une maladie d’Alzheimer.
7 La réunion s’anime, faire ou ne rien faire ? Que dire au patient ? La tentation de certains est de chercher ce diagnostic, de faire quelque chose… Mais qu’espère-t-on de ces résultats puisqu’aucune proposition thérapeutique n’est possible… L’interne, impliquée dans la relation avec ce malade, reconnaît se perdre dans des examens et recherches inutiles, et finalement perdre aussi de vue le malade et son attente, peut-être sa demande…
Le corps psychosomatique
8 L’annonce de la maladie cancéreuse est vécue la plupart du temps comme une annonce violente voire traumatique, alors que le médecin se veut bienveillant et le plus loyal possible. Cette annonce peut déborder le sujet-patient, sa capacité à se défendre de l’angoisse et peut entraîner des bouleversements psychosomatiques éphémères ou durables, parfois des manifestations extrêmes : confusion, accès délirant aigu, mélancolie, déni ou dépression, asthénie, régression, dépendance…
9 Madame R. 54 ans : C’est le mois de la date d’anniversaire du décès de son fils, âgé de seize ans, survenu dix ans auparavant, « tué par un chauffard ». C’est ce même mois, que le médecin lui apprend qu’elle est atteinte d’un nouveau et deuxième cancer au poumon, métastasé au niveau des surrénales et des lombaires. Il y a cinq ans, elle avait pu bénéficier d’une chirurgie et d’une chimiothérapie adjuvante.
10 Mme R. évoque aujourd’hui, pour la première fois, me dit-elle, une très grande angoisse de mort, et ne cesse de penser à Sylvain, qu’elle voudrait rejoindre. Son corps souffre et parle de son ambivalence à vivre. MmeR. bataille, entre deuil impossible et élaboration d’une souffrance. Traumatisme d’aujourd’hui qui fait écho à d’autres traumatismes du passé, divorce, deuil de ses parents, deuil de son enfant…
11 L’annonce du deuxième cancer amplifie la faille de son identité déjà bien fragile. De complications en complications, les médecins doivent suspendre son traitement. Mme R. revient rapidement à l’hôpital après sa première chimiothérapie. Elle se plaint de maigrir et présente une anorexie déjà antérieure à sa maladie cancéreuse. Elle est épuisée, mais n’arrive plus à dormir depuis des années. Une constipation opiniâtre et le risque d’une occlusion l’empêchent de rentrer chez elle, même en HAD. Or, Mme R., prend ses traitements de manière aléatoire et « embrouille » les soignants.
12 Quelques semaines plus tard, deux heures avant son retour programmé chez elle, elle est envoyée en urgence au scanner. Brutalement désorientée, elle présente un myosis à l’œil droit et une mydriase à l’œil gauche. Les médecins redoutent une hypertension intracrânienne [1]. Mme R. ne rentrera finalement pas chez elle.
13 Combien de malades angoissés, faute de mots, peuvent recourir inconsciemment à d’autres formes d’expression pour trouver une réponse au non-sens qu’impose la maladie grave ? La demande du patient n’exprime pas toujours son désir inconscient. Ainsi, on parle avec son corps et le corps exprime aussi des choses qui nous échappent. Il y a bien souvent des limites à la parole, imprévisibles, propres à chacun, à son histoire et à sa traversée. Sans aucun doute, un malade angoissé s’expose à davantage de complications médicales. Mais l’énonciation de cette angoisse est parfois symptomatique dans son corps, et n’a pas d’autres voies possibles d’expression.
Corps et paradoxe en soins palliatifs
14 Fort heureusement, la philosophie des soins palliatifs a largement œuvré à donner toute sa place à l’expression du sujet dans les soins, même si « le corps en soins » est au cœur d’un véritable paradoxe, qu’il est intéressant aussi d’évoquer. Le corps fait pleinement exister le patient, il est le lieu d’attention et d’écoute, mais c’est aussi lui qui mène vers la mort. Le corps malade, est, malgré tous les bons soins donnés, le lieu de douleurs rebelles, corps qui se déforme, s’altère, et parfois s’abandonne, du fait du sujet lui-même ou de son entourage familial et soignant.
15 Monsieur M., 57 ans : Figé dans son lit, le regard vague est ralenti. Son épouse paraît inhibée, empêchée à côté de lui. Les barrières du lit les enferment, les séparent. Mme M. se lève, elle va partir ; des nausées de nouveau reprennent M. M., des haut-le-cœur, de l’inconfort physique ou de l’angoisse devant la séparation… L’épouse revient, plus personne ne bouge, ne parle, c’est l’attente…
16 Ainsi, les corps dans l’accompagnement ont toute leur importance, mais celui du patient en l’occurrence, a comme une double posture dans sa présentation. Il évoque un double discours à entendre et peut provoquer dès lors, chez celui qui en est témoin, des contre-attitudes floues ou confuses, comme ici de la distance et du collage à la fois. Le corps est en même temps point d’attaches et d’investissements, mais aussi lieu de pertes et de séparations. Il est lieu d’attention et de dégoût, lieu d’admiration et de honte, lieu de vie et de non-vie.
La place du corps dans la communication
17 Entre corps et psychisme, le lien que suggère et rappelle la présence du psychologue en milieu hospitalier est que l’on peut en effet porter un autre regard sur le corps à la fin de la vie et relever sa place dans la communication entre le patient et son entourage. Corps et psychisme sont indissociables dans le mouvement de l’existence avec les autres.
18 Affects, fantasmes, désirs, peuvent donc être toujours actifs et même dans un corps en apparence inerte, asthénique, éprouvé dans le présent par la maladie. Il est dès lors question de ce que l’on pourrait identifier comme le corps mémoire et affectif du sujet, de ce que Françoise Dolto nomme le « corps imaginaire », « l’image du corps », que l’on distinguera du « schéma corporel ». Ce dernier, est une représentation que se fait chacun d’entre nous de ses possibilités fonctionnelles, corporelles, et qui évolue au cours d’une vie, de l’enfance à l’âge adulte en passant par l’adolescence. Cette perception de soi est un travail d’intégration des afférences sensorielles et proprioceptives édifiées sur des données neurophysiologiques. Ce schéma corporel correspond à cette conscience de notre corps dans l’espace et dans le temps, conscience du dedans et du dehors, conscience de soi et de l’autre. Il concourt à édifier progressivement ce que l’on pourrait appeler une « représentation de soi » plus ou moins consciente sous l’influence du regard général des autres, dictant lui aussi à travers l’histoire, la culture et l’éducation des repères et des normes quant à l’image que l’on doit donner de soi et qui soutient l’image de soi.
19 Est différente l’image du corps telle que nous l’explique Françoise Dolto. Il s’agit cette fois d’une représentation de soi inconsciente, image construite à travers le vécu relationnel des premières relations de l’enfant avec son entourage, celles que l’on a tous oubliées et qui font pourtant partie de nous jusqu’à la fin de la vie. Cette construction psychique, totalement inconsciente, est un élément dynamique de la personnalité propre à chacun, lié au sujet et à son histoire psycho-affective singulière. Ainsi, les premières relations, processus d’attachement et de séparation entre la mère et son enfant, s’impriment très tôt dans le corps et initient ce lent travail de construction identitaire, sentiment d’exister et d’être quelqu’un, de valoir quelque chose.
L’image du corps, une mémoire inconsciente
20 Cette image du corps n’est donc pas identique pour tous. Elle est toujours en mouvement et en réorganisation, au fur et à mesure de nos histoires de vie et de nos rencontres affectives et intimes. On peut avoir un schéma corporel sain et une image du corps perturbée, et vice versa. Certaines mutilations corporelles, par exemple, ne modifient par la manière d’être dans le monde, mais peuvent altérer considérablement la manière d’être dans l’espace, c’est-à-dire le schéma corporel.
21 N’étant jamais allée chez l’esthéticienne, ne mettant jamais de maquillage, Mme R. nous dit porter très peu d’attention à son image. Elle n’a pas acheté de perruque et laisse visible son crâne lisse. Quand l’infirmière de l’équipe de soins palliatifs vient la voir et lui propose des massages, c’est le visage que la patiente désigne comme la partie de son corps qu’elle souhaite « penser ». Ce travail réalisé avec tact et délicatesse par l’infirmière rappelle cette étape si déterminante pour l’enfant, expliquée par Jacques Lacan, qu’il définit comme stade du miroir. L’enfant s’individualise grâce à la perception de son image, qu’il s’approprie peu à peu, à travers le miroir que constitue la présence de sa mère.
22 MmeR. exprimera plus tard un vrai plaisir de se voir être vue dans les yeux bienveillants et rassurants de l’autre, et surtout de sa propre fille. Cette expérience dans le présent du massage rappelle la vitalité d’une mémoire inconsciente et d’une image du corps sans doute positive et épanouie.
23 La manière dont les mains de nos proches nous ont touchés dès les premiers temps de l’existence, mains caressantes et chaleureuses, accompagnées de paroles accueillantes et humanisantes, resteront des expériences sensorielles du corps vivant, avant même la pensée et les mots, agréables et valorisantes. Pour résumer, nous pourrions dire que le développement de la vie psychique, de la vie fantasmatique et symbolique, repose sur deux points d’ancrage : le corporel et l’interactif.
Les soins des corps
24 Ainsi, soigner le corps malade, c’est-à-dire communiquer avec lui, peut vraiment redonner vie au sujet, même si ce corps s’investit différemment dans l’avancée vers la mort. On peut même dire que la manière de parler le corps avec le patient ou entre soignants constituera un soin préliminaire essentiel avant tout toucher.
25 La maladie fait crise. « Tomber » malade donne à imaginer un corps qui s’écroule, s’effondre et peut disparaître dans le trou du non-sens, de l’imprévisible, de l’irreprésentable qu’est la mort. Or tomber malade, qu’il s’agisse de troubles organiques « purs » ou de troubles psychosomatiques est peut-être à imaginer comme étant une manière d’être aussi. Le sujet ne sait pas faire autrement à un certain moment de son existence. Mais l’élaboration de cette crise d’identité, les deuils importants qui s’y rattachent nous alertent des risques qu’encourent les patients, dont l’identité antérieure n’est pas solidement établie.
26 Dès lors, le personnel soignant va être investi par le malade ou sa famille comme celui qui sait, alors qu’il est surtout, à mon sens, un réseau précieux d’étayage relationnel autour d’une personnalité en rupture plus ou moins grave. La maladie ramène donc tout un chacun à ce corps d’enfant oublié. Les soignants deviennent interlocuteurs et accompagnants pour soutenir la vie aussi d’un point de vue affectif.
27 Mme R., en phase terminale de son cancer au poumon, semble avoir vieilli de vingt ans en une semaine. Couchée toute la journée, toilette complète au lit, aide au repas, chemise impersonnelle de l’hôpital, visage gonflé par les œdèmes, ralentie dans ses pensées, dans ses mots, elle jargonne, ne finit pas ses phrases, somnole. Je reste quelques minutes sidérée. Et distinctement, dans ce corps qui l’abandonne, Mme R. articule : « C’est maintenant qu’il me faut une psy. ».
28 Je sens en moi un mouvement de recul et de culpabilité « C’est maintenant », dit-elle, comme une réponse à mon envie de fuir et mon impuissance.
29 Il est là nettement question du langage des corps. Langage infra-verbal, comme une expérience agie et partagée. Le transfert prend aussi corps d’une certaine façon et remet en scène une relation inconsciente du patient. L’analyse contre-transférentielle en permet l’interprétation et sa mise en sens. C’est donc dans ce temps, aux prises avec son corps, que Mme R. demande et désire une psy !
30 Combien de corps malades et de corps malentendus en fin de vie ? Le corps n’exclut pas la parole. Il porte un temps une souffrance qui ne peut se dire ou se faire entendre par les mots, mais le sujet reste peut-être dans l’attente, tant que la vie est là, d’une symbolisation possible corps-psyché.
31 Combien de soignants et de familles peuvent être pris dans des mouvements d’attraction/répulsion que suscite le malade, et ce d’autant plus que sa maladie est très grave et qu’elle touche profondément chacun, là où nous ne maîtrisons pas bien nos réactions face aux angoisses qu’elle réveille ?
32 Ainsi, les corps, non seulement celui du patient, mais aussi le sien propre, sont un enjeu pour le psychologue clinicien dans la rencontre clinique, dès lors que s’incarne un certain désir. Le psychologue introduit, soutient la dimension subjective dans la pratique médicale. Il ouvre un questionnement à chaque fois unique et singulier. Ici, plus question de protocoles, mais à chaque fois une énonciation, une création…
Bibliographie
Références
- Celerier Marie-Christine, Psychothérapie des troubles somatiques, Dunod, 1997.
- Debray Rosine, Épître à ceux qui somatisent, PUF, 2001.
- Dolto Françoise, L’image inconsciente du corps, Seuil, 1984.
- Lacan Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », Écrits, Seuil, 1966, 89-97.
- Pennac Daniel, Journal d’un corps, Gallimard, 2012.
- Sami-Ali, Corps réel, corps imaginaire, Dunod, 1998.
Notes
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[1]
Myosis et mydriase sont la contraction et la dilatation de la pupille, elles peuvent être le signe d’une souffrance cérébrale liée par exemple à une tumeur qui augmente la pression à l’intérieur de la boîte crânienne.