Notes
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Cet extrait de La Métamorphose est cité par Michèle Frémontier dans le numéro des Cahiers de la Fondation Médéric Alzheimer intitulé « Accompagner la fin de vie des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées » (Fondation Médéric Alzheimer, 2006).
1 Dans la nouvelle de Franz Kafka intitulée La Métamorphose, Grégoire Samsa, jeune commis-voyageur, se réveille un matin « au sortir d’un rêve agité » dans le corps d’un monstrueux insecte. Il suscite l’effroi de l’homme que son employeur a envoyé chez lui pour s’enquérir des raisons de son retard. Son père le frappe. Sa mère voudrait faire preuve de compassion mais s’évanouit à sa vue. Seule Grete, sa sœur, parvient chaque jour à le nourrir et à nettoyer sa chambre. Grégoire ne pouvant plus subvenir aux besoins de sa famille, celle-ci décide de louer une partie de l’appartement. Mais un soir, attiré par un air de violon joué par sa sœur, Grégoire sort de sa chambre, provoquant la fuite des locataires. Grete suggère alors à ses parents de se débarrasser de lui. Ceux-ci acquiescent, estimant avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir. L’argument utilisé est le suivant : « Comment cela pourrait-il être Grégoire ? Si c’était lui, il y aurait longtemps qu’il aurait reconnu l’impossibilité de faire cohabiter des hommes avec une pareille vermine et qu’il serait parti de lui-même. Sans doute, nous n’aurions plus de frère, mais la vie serait encore possible, et nous honorerions son souvenir [1] ». Peu de temps après, Grégoire, qui a arrêté de se nourrir, est retrouvé mort, desséché, par la femme de ménage.
2 Comme Grégoire, le personnage de Kafka, les personnes qui sont atteintes d’une maladie d’Alzheimer courent le risque d’être trois fois disqualifiées.
Etre à l’écoute de tout ce que la personne exprime
3 En premier lieu, et alors même que la maladie n’en est qu’à ses débuts, il arrive que les personnes ne soient plus considérées comme des adultes et des citoyens à part entière, capables d’auto-détermination et dotés d’une liberté égale à celle des autres membres de la communauté.
4 Parce qu’elles ont plus de difficultés que par le passé pour comprendre les situations complexes, parce qu’elles ont besoin de plus de temps pour réaliser les tâches de la vie quotidienne et pour exprimer leur pensée, plutôt que de leur donner le temps et l’aide dont elles auraient besoin pour agir ou pour faire connaître leurs souhaits, on est tenté de faire les choses à leur place, et de prendre un nombre croissant de décisions pour elles, parfois sans même les écouter ni les consulter.
5 Souvent, les choses s’aggravent lorsque le diagnostic est confirmé. À partir de ce moment-là, il n’est pas rare que les personnes se voient brusquement retirer toute une série de prérogatives, qui étaient pourtant encore les leurs peu de temps auparavant, comme celle de pouvoir garder leurs petits-enfants pendant quelques heures, d’aller elles-mêmes retirer de petites sommes à la banque, ou de conduire leur véhicule sur de courts trajets qu’elles connaissent bien.
6 Ainsi que le souligne Élisabeth Quignard (2012), cela est particulièrement vrai dans le contexte de la fin de vie : « [Les médecins voient] trop souvent les malades d’Alzheimer comme des personnes hors d’état d’exprimer leur volonté, ce qui n’est pas toujours le cas, même à leur fin de vie […]. Trop souvent, on prend l’avis des proches du patient, mais non du patient lui-même. Tout se passe comme s’il était complètement disqualifié […] pour s’exprimer sur des sujets qui le concernent pourtant au premier chef […]. Le malade d’Alzheimer semble devenir transparent, tout simplement parce qu’on ne le regarde pas, inaudible, uniquement parce qu’on ne l’écoute pas. S’il s’est exprimé, on accorde souvent peu d’importance à sa parole, en cherchant à démontrer qu’il n’est pas en capacité de comprendre ni de décider. Et s’il est sous tutelle, on en déduit aussitôt que son avis ne compte pas, et d’ailleurs on omet de le lui demander et on s’adresse à son tuteur ».
7 Les personnes malades sont souvent conscientes de cette disqualification implicite que revêt le diagnostic de maladie d’Alzheimer. Dans une enquête britannique, des chercheurs ont demandé à des personnes, neuf mois après la confirmation du diagnostic, ce qui les a le plus inquiétées quand on leur a annoncé qu’elles avaient une maladie d’Alzheimer : la plupart ont redouté l’accroissement de leurs incapacités, le fait d’avoir besoin d’être aidées par des étrangers, de devenir une charge pour leur famille et de devoir entrer en institution ; mais beaucoup ont également craint de devenir des objets de pitié ou de moquerie, de ne plus pouvoir participer aux décisions, de ne plus être écoutées ni consultées (Husband, 2000).
8 Or, ces dernières années, toute une série d’études ont montré que les personnes atteintes de troubles cognitifs légers à modérés (score au MMSE > 18) peuvent rester capables de donner un consentement éclairé dans de nombreux contextes (soins, recherche, vie quotidienne), pour peu qu’on leur explique la situation et les différentes options en des termes adaptés à leurs facultés de compréhension, et qu’on leur donne le temps d’intégrer ces informations, puis de prendre et de communiquer leur décision (Gzil, 2009). En outre, lorsque les troubles du discernement et du jugement sont tels que – même avec une aide – la personne ne peut plus donner un authentique consentement (qui suppose que la personne comprenne suffisamment bien la situation et les conséquences prévisibles des différentes options), il est souvent possible de rechercher son assentiment, c’est-à-dire un accord fondé sur une compréhension seulement partielle de la situation, ou du moins de déterminer ce qui compte pour elle dans la situation qui est la sienne. Enfin, lorsque la personne a des difficultés majeures de compréhension, ou n’est plus en mesure d’exprimer clairement ses souhaits ou ses préférences, il est souvent possible d’observer et interpréter ce qu’elle exprime, que ce soit par des gestes, des regards, des expressions du visage, des gémissements, des cris, ou des tensions et des rétractations du corps lors des mobilisations.
9 En d’autres termes, la première règle pour accompagner respectueusement les personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer est de ne jamais postuler que les troubles cognitifs les rendent « incompétentes ». Il conviendrait donc de toujours essayer de rechercher ce qu’elles sont en capacité d’exprimer, plutôt que de s’autoriser à décider à leur place de ce qui est dans leur meilleur intérêt.
10 C’est la voie qu’a empruntée, très tôt, Renée Sebag Lanoë : la « grille de questionnement éthique » qu’elle a élaborée invite les soignants – chaque fois qu’ils sont confrontés à une décision difficile en fin de vie – à s’interroger sur « la maladie principale en cause, son degré d’évolution, la nature de l’épisode intercurrent, l’unicité ou la multiplicité des épisodes rapprochés, la gravité de ces épisodes et la qualité du confort du malade ; mais également et surtout sur ce que dit le malade, parce qu’il peut encore s’exprimer longtemps, y compris à travers son comportement corporel » (Fondation Médéric Alzheimer, 2006).
Rester en relation même lorsque la communication devient difficile
11 Lorsque la maladie progresse, les personnes malades courent un deuxième risque : celui de ne plus être considérées comme des personnes, comme des êtres dotés d’une subjectivité, dignes d’attention et de sollicitude, méritant notre considération et notre affection.
12 Dans les stades évolués, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer n’ont pas seulement des difficultés pour se concentrer, pour comprendre les termes abstraits, pour se remémorer les événements récents, ou pour s’orienter dans des lieux nouveaux. Elles rencontrent également des difficultés croissantes pour construire et articuler une pensée, et pour interpréter celle des autres. Elles ont besoin d’aide pour s’habiller, pour se laver, pour marcher, pour s’alimenter. Elles ont du mal à reconnaître y compris les lieux et les visages familiers. Et du fait des troubles de la mémoire, elles sont comme égarées dans le temps, et perdent la faculté d’être elles-mêmes porteuses non seulement de leur histoire, mais de celle que nous avons en commun avec elles.
13 Les proches, qui accompagnement la personne malade au quotidien, sont eux aussi plongés dans la perplexité, la perte de repères et l’anxiété. Pour eux aussi, le temps s’identifie parfois à un éternel présent, fait de répétition des mêmes tâches, des mêmes réponses aux mêmes questions. Et alors même que l’accompagnement est de plus en plus éprouvant, la personne malade paraît de plus en plus indifférente. Les proches ont d’ailleurs de plus en plus de mal à reconnaître leur parent, car la maladie paraît avoir modifié certains éléments de sa personnalité, d’énergique à apathique, de soigné à négligé, de réservé à exubérant. Les aidants doivent renoncer aux projets qu’ils avaient faits avec lui et sont parfois amenés à prendre soin de leur parent comme s’il s’agissait de leur enfant. À mesure que la maladie progresse, ils doivent non seulement faire le deuil de certaines formes de relation, mais aussi de certaines images idéalisées du couple et de la famille.
14 Dans les stades les plus sévères, comme le note Éric Kiledjian (2010), « les spectacles que donnent à voir certains malades sont saturés de négativité » : dépendance extrême, communication verbale quasi nulle, cris, chutes, troubles de la nutrition, amaigrissement, incontinence sphinctérienne, infections pulmonaires, escarres… Ces « vies qui n’en finissent pas » produisent chez les personnes qui entourent les malades une véritable « inquiétude anthropologique » : « Comment cet individu au stade très évolué conserve-t-il une intégrité en humanité ? » La maladie ne paraît plus seulement fragiliser la conscience de soi. Elle n’est plus seulement une maladie du lien et de la relation. Elle paraît anéantir toute subjectivité. Elle paraît menacer puis détruire l’humanité même du malade. Les proches du malade ne se demandent plus seulement si le malade reste la même personne qu’autrefois ; ils en viennent parfois à se demander si le malade reste véritablement une personne.
15 Pierre Pachet (2007), dans l’ouvrage intitulé Devant ma mère, parle à ce propos de la tentation de l’abandon ou de l’indifférence : « Il serait facile pour moi de considérer que [ma mère] ne prête pas d’attention à mon arrivée près d’elle […]. C’est comme si, perdue dans le temps, je pouvais me dire tranquillement qu’elle n’attend pas, qu’elle n’est pas soumise à l’épreuve ou à la torture de l’attente. Et même – car c’est cela la tentation – [il serait facile] de penser que ce n’est pas elle qui est là sur ce lit […]. Ce ne serait pas elle : ce serait bien la personne civile connue sous le nom familier […], mais la personne psychique se serait absentée d’elle-même. Ce serait son corps, mais que sa personne n’habiterait plus. Quelqu’un qui ne se souvient ni de soi ni de ce qu’il fut il y a quelques instants est-il quelqu’un ? »
16 Nier la subjectivité des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer peut ainsi avoir des conséquences pratiques particulièrement délétères. Cela conduit à ne pas reconnaître que ces personnes puissent éprouver une douleur physique ou une souffrance morale. Cela explique pourquoi elles accèdent, beaucoup moins que les autres, à des soins palliatifs. En outre, comme le souligne Éric Kiledjian (2010), cela génère une grande souffrance spirituelle chez les personnes malades : « Le sujet est une personne qui peut dire “je”, parce qu’on lui dit “tu” ou “vous”, et pas “il”. Quand les interlocuteurs s’adressent au conjoint ou à l’enfant de la personne malade en sa présence et disent “il”, ils dénient à la personne le statut de sujet. Quand les professionnels contournent la personne, sans rechercher le contact visuel, ils signifient à celle-ci son insignifiance. Quand ils s’occupent de son corps sans lui parler, ils ont un rapport étriqué à la personne, comme à un objet. Ce n’est plus un sujet vulnérable et pensant, cela devient un malade objet […], une chose. [Or] le sujet qui dispose de moins de ressources internes pour assurer sa consistance existe principalement grâce à ses vis-à-vis, dans le regard et l’attention des autres […]. La personne malade observe les actions et les gestes de ses accompagnants pour y déchiffrer, comme dans un miroir, ce qui se dit de son statut de sujet […]. Les personnes malades reçoivent nos attentions comme la preuve qu’elles méritent considération, qu’elles ne sont pas insignifiantes, qu’elles font encore partie de la communauté humaine. »
17 En d’autres termes, ce n’est pas parce que la maladie d’Alzheimer rend difficile la communication qu’elle met à mal toute possibilité d’entrer en relation. Et il n’est pas exact que cette maladie abolisse la conscience, qu’il s’agisse de la conscience que la personne a d’elle-même, d’autrui ou de son environnement. Certes, les personnes malades ne peuvent plus être elles-mêmes les porteuses de leur mémoire personnelle. Mais cela ne signifie pas que la maladie anéantisse leur identité. Cela signifie seulement qu’il incombe aux proches de la personne, à celles et ceux qui l’accompagnent, de répondre d’elle, d’être en quelque sorte les gardiens de sa mémoire, les mandataires de son identité.
18 Par conséquent, on ne devrait jamais se demander comment préserver la dignité des personnes malades, ou comment leur rendre leur dignité. Car la dignité entendue en ce sens n’est pas quelque chose de négociable, qui pourrait se perdre. Une maladie n’a pas le pouvoir de faire déchoir une personne de son statut d’être humain. Des modifications cérébrales et des symptômes cliniques n’ont pas le pouvoir d’exclure un individu de la communauté des hommes. Ce sont ceux qui nient la subjectivité ou l’humanité des personnes malades, ou qui ne leur donnent pas la considération et l’attention qu’elles méritent, qui se conduisent de manière indigne et mettent en péril l’idée même d’humanité.
Témoigner aux personnes qu’elles font toujours pleinement partie de la communauté humaine
19 Les personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer courent donc – dès le début de la maladie – le risque que leur parole soit systématiquement disqualifiée. Et quand la maladie progresse, elles courent le risque qu’il paraisse inutile ou superflu de leur adresser la parole. Mais elles courent aussi le risque que le simple fait de parler d’elles, ou de la maladie dont elles sont atteintes, apparaisse comme la transgression d’un interdit ou d’un tabou.
20 Comme l’a bien montré Susan Sontag (1993), à toutes les époques, les sociétés ont eu besoin qu’une maladie devienne synonyme du mal. Par le passé, cela a été le cas de la peste, de la syphilis et du choléra ; à une époque plus récente, cela a été le cas du cancer, puis du Sida. Chacune de ces maladies, à un moment donné de l’histoire, a représenté davantage qu’un phénomène naturel. Il ne s’agissait plus simplement de maux affectant les individus et les sociétés, mais de figures du mal, dont la survenue était interprétée comme une punition ou une malédiction.
21 À l’heure actuelle, c’est la maladie d’Alzheimer qui joue – bien malgré elle – ce rôle anthropologique (Gzil, 2014). Depuis quelques années, cette maladie a acquis un statut emblématique ; on lui a conféré un sens historique. Dans les sociétés contemporaines, qui valorisent plus que jamais la jeunesse, les performances cognitives, la maîtrise du corps, l’indépendance vis-à-vis d’autrui et la souveraineté sur son existence, la « démence » fait figure de repoussoir, et la maladie d’Alzheimer est qualifiée par certains de « peste noire du xxie siècle ». Car elle apparaît comme une menace à la fois pour les individus et pour les sociétés.
22 Elle apparaît, pour les individus, comme la figure emblématique de la défaite, comme le symbole d’une vie qui s’achève non pas dans la pleine possession de ses moyens, mais dans le « naufrage » de la vieillesse, comme un pathétique « retour en enfance », comme un état désolant voire répugnant, qui conserve l’individu biologiquement vivant, alors qu’il ne serait plus lui-même psychiquement et socialement parlant (Ngatcha-Ribert, 2012). Et elle apparaît, pour les sociétés, à travers des projections démographiques et financières toujours plus alarmistes, comme un danger majeur contre lequel il faut se prémunir par tous les moyens, comme si le vieillissement de la population et la « dépendance » d’une fraction de la population âgée menaçait la survie des sociétés développées. Il en résulte des métaphores catastrophistes (on parle de « tsunami », de « raz de marée ») et des métaphores guerrières (on lance des appels à la « mobilisation générale », on récolte des fonds pour aider les chercheurs à « vaincre la maladie »). Et tout se passe comme si les personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer constituaient des hordes de zombies menaçant le corps social, comme si les personnes malades étaient des morts-vivants, menaçant de contagion non seulement leurs proches, mais l’ensemble de la société, menacée de s’effondrer sous le poids de ce « fardeau ».
23 Le risque encouru par les personnes malades – mais aussi par celles et ceux (qu’il s’agisse des familles, des professionnels ou des bénévoles d’accompagnement) qui prennent soin d’elles au quotidien – n’est donc pas seulement celui de la déconsidération et celui de l’abandon. Il est aussi – et peut-être plus gravement encore – celui du confinement et du rejet, de la marginalisation et de la stigmatisation.
24 Combien de fois la maladie d’Alzheimer, et les personnes malades elles-mêmes, sont-elles aujourd’hui identifiées à une charge et à un fardeau, comme occasionnant des coûts exorbitants pour la société et des conséquences terribles – en termes de morbidité voire de mortalité – pour leurs « aidants » ? Dans un tel contexte, comment vivre la maladie autrement que dans la souffrance, la honte et la mauvaise conscience ? Comment ne pas se sentir coupable de faire peser un tel poids sur les autres ? Comment ne pas préférer mourir, plutôt que de traverser cette épreuve et de faire endurer cet « enfer » à ses proches ? Comment ne pas penser qu’abréger la vie des personnes malades serait, finalement, le meilleur service à leur rendre, dès lors qu’on postule que leur vie n’est plus une vie digne d’être vécue ?
25 Contre cette tendance, il faut rappeler – comme Susan Sontag l’a fait en son temps à propos du cancer et du sida – que la maladie d’Alzheimer est « juste une maladie » ; une maladie grave, très grave même, mais juste une maladie ; qu’elle n’est ni une malédiction, ni une honte, ni une punition ; que nous ne subissons aucune invasion ; que les personnes malades ne sont pas contagieuses ; et que la maladie d’Alzheimer n’est pas synonyme de mort ; mais qu’il faut que la société n’abandonne pas à leur sort ses membres les plus vulnérables, et qu’elle se mobilise pour reconnaître et pour soutenir tous ceux et celles – proches, professionnels et bénévoles d’accompagnement – qui prennent soin des personnes malades au quotidien, jusqu’au terme de leur existence.
Pour un accompagnement digne et respectueux jusqu’au terme de la vie
26 En conclusion, on voit – comme le souligne Emmanuel Hirsch – que « la période, souvent longue, dite de fin de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer […] interroge autant nos obligations sociales et professionnelles à l’égard de la personne dans sa vie quotidienne et dans ses choix, que nos responsabilités en phase terminale, lorsque le soin dans l’accompagnement expose, notamment, aux difficultés de la communication explicite » (Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer, 2012).
27 Dans un entretien qu’il a donné à la Fondation Médéric Alzheimer, Jean-Marie Gomas formule la même idée en d’autres termes : dans l’accompagnement des dernières années de la maladie d’Alzheimer, il est essentiel – pour plusieurs raisons – de témoigner aux personnes malades qu’on les considérera jusqu’au terme de leur existence comme nos semblables : « Pour des raisons sociologiques, car on observe une migration de la mort vers l’hôpital, avec une médicalisation croissante. Pour des raisons éthiques, car le “vieillard dément” nous confronte aux notions d’acharnement, d’euthanasie et de souffrance morale. Pour des raisons techniques, car d’importants progrès ont été faits en matière d’accompagnement ou de contrôle des symptômes et de la douleur, mais tous les médecins sont loin de les appliquer. Pour des raisons anthropologiques, car les modifications sociétales des rites de mort appellent de nouvelles manières d’accompagner et de donner du sens aux instants ultimes […]. Pour des raisons économiques enfin, qui sont incontournables : il faudrait réorganiser les soins vers l’humain, avec une démarche éthique qui est assez absente des évolutions légales et réglementaires récentes, centrées sur le contrôle administratif des dépenses médicales et la réduction forcée des budgets » (Castel-Tallet et al., 2013).
28 Nul doute que Franz Kafka aurait souscrit à ce plaidoyer en faveur d’une approche moins technocratique, plus humaine et plus digne, des soins de fin de vie. Aucune maladie, et surtout pas la maladie d’Alzheimer, qui symbolise à notre époque toutes les fragilités et les vulnérabilités, ne saurait réduire un homme au bruissement des ailes d’un insecte.
Références
- Castel-Tallet Marie-Antoinette et al., « Fin de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer », In : La Lettre de l’Observatoire des dispositifs de prise en charge et d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, n° 28-29, Fondation Médéric Alzheimer, 2013.
- Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer, Approches de la fin de vie. Contribution à la Mission présidentielle de réflexion sur la fin de vie, en ligne www.espace-ethique-alzheimer.org, 2012.
- Fondation Médéric Alzheimer, Accompagner la fin de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées, Les Cahiers de la Fondation Médéric Alzheimer, n° 2, 2006.
- Gzil Fabrice, La maladie d’Alzheimer : Problèmes philosophiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
- Gzil Fabrice, La maladie du temps. Sur la maladie d’Alzheimer, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
- Husband H.J., « Diagnostic disclosure in dementia. An opportunity for intervention? » International Journal of Geriatric Psychiatry 2000, vol. 15, n° 6, p. 544-547.
- Kiledjian Éric, La souffrance spirituelle au cours de la maladie d’Alzheimer, Paris, Lethielleux, 2010.
- Ngatcha-Ribert Lætitia, Alzheimer : La construction sociale d’une maladie, Paris, Dunod, 2012
- Pachet Pierre, Devant ma mère, Paris, Gallimard, 2007.
- Quignard Élisabeth, « Questionnement éthique autour des décisions difficiles chez les malades d’Alzheimer en fin de vie », In : Gzil Fabrice & Hirsch Emmanuel, Alzheimer, éthique et société, Toulouse, Erès, 2012, p. 529-543.
- Sontag Susan, La maladie comme métaphore, Paris, Christian Bourgois, 1993.
Notes
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[1]
Cet extrait de La Métamorphose est cité par Michèle Frémontier dans le numéro des Cahiers de la Fondation Médéric Alzheimer intitulé « Accompagner la fin de vie des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées » (Fondation Médéric Alzheimer, 2006).