1 Le bilan de la « Stratégie nationale suisse en matière de soins palliatifs 2010-2012, 2013-2015 » (Éditions OFSP, octobre 2012) montre que l’effort a surtout porté ces dernières années sur les soins palliatifs spécialisés avec la création d’unités ou de services de soins palliatifs, d’hébergements de longue durée et d’équipes mobiles intra et extrahospitalières.
2 Les actions prévues à l’avenir envisagent le renforcement des soins palliatifs de premier recours et l’amélioration des transitions de cette première ligne (médecine de famille, gériatrie, services d’aide et de soins à domicile, hôpitaux généraux) vers les soins palliatifs spécialisés. Ces développements sont essentiels pour que toutes les personnes atteintes de maladies de mauvais pronostic aient la garantie d’un accès équitable aux soins palliatifs et bénéficient de la continuité de leur prise en charge. C’est dans cette perspective qu’un groupe d’experts de la CDS (Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, avril 2011) a élaboré des « critères d’indication pour les soins palliatifs spécialisés ». Ces critères sont une aide à la décision pour les professionnels de première ligne, lorsque le patient devrait être suivi par une équipe mobile ou être admis dans une unité spécialisée de soins palliatifs.
Les besoins et les ressources des personnes
3 C’est l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire qui est concernée par ces indications, les soins palliatifs s’orientant plus sur les besoins et les ressources des personnes que sur le diagnostic médical, au sens strict. La décision se prendra en fonction des besoins du patient, qu’ils soient somatiques, psychiques, sociaux, spirituels, ou familiaux, selon l’implication des proches. D’après ces critères, c’est la complexité et l’instabilité de l’état des patients qui sont déterminants pour justifier leurs transferts dans des soins palliatifs spécialisés (symptômes multiples résistants, urgences répétées, conflits sur les objectifs, problèmes culturels, de valeurs, de sens de l’existence, vulnérabilité psychique, etc.). Certains facteurs plus subjectifs, qui sont souvent des signes indirects de détresse, peuvent aussi intervenir, par exemple un trop grand décalage entre les attentes du patient et la réalité de sa situation clinique ou son exigence de nouveaux traitements médicaux, qui n’apporteront rien si ce n’est d’empêcher une vision plus globale de la situation (The Calman Gap Reality and Expectation, 1984).
4 Cette conjugaison de symptômes et de problèmes montre l’importance de faire une évaluation multidimensionnelle avant de décider d’une transition ; cette évaluation devrait aussi faciliter la compréhension des mouvements émotionnels qui modulent la relation soignant-équipe-soigné et qui peuvent être à l’origine de décisions en apparence très rationnelles, mais qui n’expriment en fait qu’une contre-attitude.
5 La transition caractérise les changements d’objectifs dans les suivis, quand on passe d’un traitement curatif, qui visait la guérison ou la gestion d’une maladie chronique, à une approche palliative, centrée sur le contrôle des symptômes et la qualité de vie. « Transition(s) » décrit également les collaborations, les cheminements, les transmissions ou les passages de témoins, qui doivent se faire entre équipes de première ligne et équipes mobiles de soins palliatifs (EMSP), voire entre EMSP et unités hospitalières de soins palliatifs (Merryn, 2011 ; Guex, 2006).
Communication empathique, compromis et médiation
6 Idéalement et concrètement cela signifie, comme le recommandent, au Royaume-Uni, les directives du General Medical Council (GMC) sur les Soins de fin de vie, que les questions de pronostic et de mort puissent être abordées de manière explicite et structurée, d’abord au sein de l’équipe qui doit se mettre d’accord, puis avec le patient, s’il est prévisible qu’il puisse décéder dans les mois à venir. Ce dialogue, qui mêle communication empathique, compromis et médiation, est essentiel pour décider d’une attitude palliative (GMC, 2010a ; GMC, 2010b ; Schofield, 2006). Selon cette voie, une planification avancée des soins (advance care planning) est définie avec le malade. Il s’agit d’un plan de soins permettant d’anticiper les orientations à prendre selon l’évolution et les complications de la maladie, en tenant compte de ses préférences, de ses choix et de ceux de ses proches. Ce plan se fait en complément d’éventuelles directives anticipées (advance decisions) où aura été précisé auparavant ce qu’il refuserait le cas échéant. Le site du GMC détaille la manière d’aborder les nombreuses questions que soulève cette décision difficile (Gold standards framework), partagée entre professionnels et patients-proches. Il s’agit notamment de voir comment évaluer le bénéfice global des résolutions, comment résoudre les éventuels conflits, d’assurer la navigation par-delà les frontières des services, d’expliciter les aspects cliniques ou d’aborder les difficultés émotionnelles et l’incertitude (GMC, Regulating doctors, ensuring good medical practice). Ce sont autant de chapitres décrivant les étapes que la personne va devoir traverser pour affronter les décisions de fin de vie, et c’est bien sûr essentiel pour la qualité des soins (Schofield, 2006).
Que le mode cognitif soit bien articulé avec le vécu subjectif
7 Ces transitions sont surtout définies comme des règles à suivre, présentées sur un mode plus rationnel, formatif ou pédagogique, que personnel. Il nous semble nécessaire pour développer une alliance thérapeutique et entraîner l’adhésion du patient que ce mode « cognitif » soit bien articulé avec son vécu subjectif, ses émotions, voire sa détresse. Cet abord, que l’on souhaiterait plus humaniste, va de pair avec celui de l’éthique relationnelle, le soin « care », la sollicitude ou le souci de « l’autre » (Tronto, 1993). Cela apparaît dans la revue Jalmalv de décembre 2012, dans le numéro intitulé « Aux frontières de la vie ». Deux textes y décrivent bien comment comprendre la souffrance du patient en tant qu’expression de sa personne autant que comme symptôme à traiter, ou sa vulnérabilité, comme fragilité et ouverture relationnelle. Il nous semble en effet que travailler aussi avec le doute, l’incertitude, le sens des limites et les affects d’autrui aide à trouver des ouvertures face à certaines impasses.
8 La difficulté de réussir cet accueil de la personne dans toutes ses dimensions, pour débattre de transitions, est illustrée par certaines réunions de concertation, où les situations cliniques ne sont le plus souvent rapportées que sous un angle somatique. Le récit clinique se réduit malheureusement trop souvent aux traitements médicaux tentés pour juguler l’aggravation rapide et angoissante de la maladie. On sait bien sûr à quel point les étapes, les incertitudes, les impasses que partagent le patient, ses proches et les équipes médicales rendent la communication difficile. Mais finalement personne ne connaît vraiment les aspects narratifs, événementiels de son histoire qui, à un moment donné, permettent d’apporter toutes les nuances à la décision. Tout semble parfois s’être engagé dans une fuite en avant des uns et des autres, sans temps protégé pour l’analyse des risques et bénéfices des choix retenus. Accorder une attention particulière à la structure narrative d’un projet de soins signifie non seulement saisir comment la maladie s’intègre dans le vécu du malade et de son environnement (âge, situation familiale et sociale, personnalité, humeur, projets, responsabilités, stimulant peut-être en miroir des soins très actifs), mais également observer comment, à partir de l’alliance thérapeutique qui se développe entre soignants et soigné, un projet de soins plus équilibré peut être construit, porteur de sens pour tous, pouvant évoluer non seulement avec la maladie mais aussi selon une perspective plus existentielle (Guex, 2010).
Les partenaires différenciateurs
9 Dans cette occurrence l’alliance sur les objectifs remplace favorablement le combat acharné pour lutter contre une réalité devenue insupportable. Pour introduire progressivement les soins palliatifs, les décisions médicales devraient prévoir cette approche intégrative précocement et non seulement de manière ultime sous la pression des événements. Cela permettrait d’anticiper les besoins futurs du patient et de sa famille. Cela faciliterait également, selon les cas, l’introduction d’un « tiers », par exemple les membres de l’équipe mobile de soins palliatifs ou des psychiatres-psychologues. Ils deviennent partenaires différenciateurs dans des situations devenues trop prenantes pour les professionnels (souvent de jeunes patients avec de petits enfants), source de passion et de pression, entraînant des conflits institutionnels ou un acharnement inutile.
10 La rencontre patient-soignants suscite en effet souvent de nombreux mouvements émotionnels qui sont rarement reconnus. Parfois ces émotions sont agréables car elles collent à l’image du « sauveur » que le médecin ou le soignant aime à endosser dans le combat contre la maladie, surtout lorsqu’elle répond aux traitements. Parfois les émotions sont négatives, liées à l’échec, au conflit, à la confrontation à ses limites et à son sentiment d’impuissance. Celles-ci suscitent beaucoup d’angoisse, d’ambivalence et sont réprimées. Néanmoins elles existent et minent les interactions surtout si elles sont déniées ou transformées en honte, en culpabilité et finalement en burn-out. La présence du tiers permet de mieux percevoir les émotions contradictoires et de les relier aux valeurs et aux choix en compétition.
Le conflit peut devenir le moyen structurant d’une solution négociée
11 On peut prendre l’exemple assez courant d’un patient en fin de vie, spécialement vindicatif, qui reproche à l’équipe son inefficacité, parce qu’elle ne l’améliore pas suffisamment pour retourner au plus vite à ses affaires. La réplique habituelle est d’éviter le conflit et de lui réexpliquer, arguments médicaux à l’appui, pourquoi il n’est pas possible d’aller dans son sens. C’est souvent stérile. Une autre voie est de tenir compte des émotions du patient et de ce qui se joue dans l’interaction avec l’équipe. Il s’agirait peut-être de pouvoir lui dire que « l’on perçoit qu’il est fâché et que l’on comprend d’autant mieux son conflit avec l’équipe qu’elle ne réussit pas vraiment à l’aider, alors qu’il est angoissé de ne pouvoir rentrer chez lui pour assumer ses responsabilités, comme il l’a toujours fait. » « On le sent pris entre son obligation de rester à l’hôpital car il est trop faible, et son souci de retourner rapidement à ses affaires pour garantir la sécurité de sa famille ». En proie à un dilemme personnel et angoissé de ne pouvoir le résoudre seul à son habitude, avec une manière d’être au monde qui a atteint ses limites, le patient projette ses conflits sur l’équipe. Toute la question est de relier conflit et angoisse tout en valorisant ce qu’il a toujours su faire. En reconnaissant ses compétences on peut éventuellement trouver avec lui un projet plus compatible avec sa situation réelle, alors qu’il la niait jusque-là et ne savait comment demander de l’aide.
12 Ce type de formulation aurait probablement l’avantage de désamorcer la crise violente survenue entre lui et le personnel, avec toute l’agressivité qu’elle dégage, en revenant à ses angoisses et aux sources de ses émotions, en les reliant à la réalité des faits cliniques et personnels. Plutôt qu’envahir la relation, susciter contre-attitude et en résultante des mauvais soins, le conflit peut devenir ainsi le moyen structurant d’une solution négociée pour de nouveaux objectifs. Cela n’en reste pas moins des moments très délicats où les soignants doivent bien percevoir ce qui les bouleverse à titre personnel pour le distinguer de ce qui concerne les affects du patient lui-même.
Répondre aux sentiments, croyances et valeurs par une simple écoute
13 De fait, pour les transitions, les discussions structurées sur la fin de vie ne sont pas évidentes à mener dans un hôpital de soins aigus et même dans des établissements pour personnes âgées. Trouver un consensus au sein des équipes sur la transition aux soins palliatifs est fondamental mais n’est pas toujours effectué en pratique et rarement recherché avec les patients. Ils sont souvent transférés avec une mauvaise représentation de la palliation.
14 On a vu qu’un des obstacles pour amorcer des transitions douces est le peu de temps disponible. Ce sont des raisons de rigidités structurelles, hiérarchiques, de modes de communication et de logiques diagnostiques et thérapeutiques. Les équipes ont aussi le sentiment que les vœux des patients ne peuvent qu’être rarement exaucés. C’est un obstacle parce qu’elles pensent devoir répondre aux sentiments, croyances et valeurs par des actions plutôt que par une simple écoute, à leurs yeux insuffisante (Gardner, 2012).
15 De la même manière l’introduction de la deuxième ligne spécialisée des EMSP est parfois retardée car elle peut créer des chevauchements et une certaine confusion des rôles entre première ligne et spécialistes. Délimiter les champs de compétences aussi bien à l’intérieur de l’équipe mobile qu’auprès des équipes mandantes n’est pas toujours aisé. Les avantages sont néanmoins prouvés. Dans le cadre de son projet dans le canton de Fribourg en Suisse, l’EMSP a été évaluée comme offrant « une transformation des possibilités, au sein des limites liées à la maladie, la fatigue, l’épuisement, les rôles, les finances, les dotations ». Cet EMSP a aussi été vu comme « un appui, une possibilité d’accéder rapidement à des connaissances médicales et infirmières spécialisées nouvelles, des modifications des approches professionnelles, particulièrement quant à comment travailler ensemble, composer avec des changements de rythmes inhabituels. Les rencontres habituelles de préparation de sortie avec les intervenants professionnels interinstitutionnels ont été bousculées parfois, nécessitant de composer de situation en situation avec de nouvelles alternatives, de faire appel à l’imagination de possibilités ayant pour conséquences quelquefois de changer la cadence des équipes. » (Fournier, 2013) C’est un encouragement à ce que les institutions se dotent de voies de transitions officielles et structurées plutôt que d’intervenir au coup par coup.
Bibliographie
Références
- Fournier F., EMSP Voltigo Fribourg, « Développement d’une EMSP : expériences, vision et perspectives », Palliative care, Schweizer Krebsbulletin, 2013, 1, 25-27.
- Gardner D.B., « Quality in Life and Death. Can We Have the Conversations? », Nurs Econ: 30(4), 2012, 224-226.
- GMC, Treatment and care towards the end of life: good practice in decision-making, 2010, www.gmc-uk.org/guidance/ethical_guidance/6858.asp
- GMC, « Guidance on end of life care », BMJ, 2010, 340, c3231.
- Guex P., Bonneterre E., « Problématique du choix et “toxicité” ou effets collatéraux des traitements oncologiques du point de vue psychologique et éthique. Éthique des traitements critiques en oncologie », Oncologie 8, 1-4, 2006.
- Guex P., Stiefel F. De la souffrance du patient à celle des équipes. Médecine palliative 9: 32-35, 2010.
- Jalmalv, décembre 2012, n° 111, 125 p.
- Merryn Gott et al. « Transitions to palliative care in acute hospitals in England: qualitative study », BMJ, 2011, 342, d1773.
- Schofield P. et al., « Would you like to talk about your future treatment options? Discussing the transition from curative cancer treatment to palliative care », Palliat Med, 2006, 20(4), 397-406.
- The Calman Gap Reality and Expectation, J Med Ethics, 1984, 10, 124-127.
- Tronto Joan, Un monde vulnérable, pour une politique du care (Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of Care, 1993), traduit de l’anglais par Hervé Maury, 2009, La Découverte, 238 p.