Notes
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« En interpellant, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants ! » http://mortsdelarue.org/
1 La vulnérabilité est un phénomène qui touche les individus, tous les individus, dans une société qui perd peu à peu les repères nécessaires à la vie ensemble. Désormais l’individualisme imprègne de plus en plus les relations sociales.
2 La dimension de « voisinage » entre personnes de situation sociale très différente disparaît pour laisser la place à des ghettos qui séparent les individus et les groupes, rendant la convivialité plus difficile. Ceci marque à plus forte raison les personnes qui sont larguées du train en marche. Écartées, laissées pour compte, exclues, elles sont plus vulnérables encore.
La vie à la rue, tue
3 Le fait d’être contraint à vivre à la rue fait disparaître l’espace du privé, de l’intime, là où l’on peut se réfugier, se protéger, se mettre à l’écart des agressions de l’extérieur. La perte de la maison-refuge rend l’individu plus vulnérable aux violences de la société regardée davantage comme une ennemie que comme une alliée. Le vivre ensemble en société est perçu comme une réalité réservée aux autres, ceux qui ont maison, travail, vie de famille, relations de voisinage et d’amitié. Vivre à la rue signifie appartenir à un autre monde, à une autre société que la « normale ». Deux mondes se côtoient, se croisent mais ils ne se rencontrent pas même s’ils sont toujours en contact. Cette séparation et cet isolement sont des facteurs qui rendent vulnérables les deux mondes ; mais la vulnérabilité ne produit pas les mêmes effets d’un côté et de l’autre. La vulnérabilité du monde « installé » fait douter et craindre de tomber et de finir dans l’autre monde, celui des exclus. Mais la vulnérabilité du monde de la rue conduit l’individu non à la peur de perdre, mais à la perte de tout ce qui fait une vie normale, jusqu’à la perte de la vie même. Parce que la vie à la rue tue. Elle fait mourir prématurément. En effet, les personnes à la rue ont une espérance de vie de 30 ans inférieure au reste de la population. L’espérance de vie d’un citoyen français se situe autour de 80 ans, tandis que celle d’une personne à la rue est de 45 à 50 ans.
« Un homme », « une femme » claquent dans le vent froid
4 Depuis 2002 le Collectif les Morts de la Rue [1] organise une célébration à la mémoire des personnes décédées à la rue. Nous publions deux fois par an un faire-part avec les noms des personnes mortes à la rue afin de maintenir présents tous ceux qui avaient été oubliés de leur vivant.
5 Dans la célébration prenant chaque année une forme différente, la célébration garde un rituel immuable : la proclamation des noms des disparus égrenés comme une litanie. « Daniel, 50 ans, Maryse, 41 ans, Antoine, 60 ans, Jacques, 35 ans, un homme, 55 ans… » « Un homme » : personne ne sait rien de lui. Cet homme qui a vécu laissé de côté et qui est mort totalement ignoré, c’est quelqu’un qui a eu une mère, une famille, un foyer, il a aimé et été aimé, il a peut-être eu des enfants, il a exercé un ou plusieurs métiers… Mais le fait de se trouver à la rue, de mourir sur le trottoir efface toute sa vie au regard de la société. « Un homme » est mort dans l’anonymat le plus cruel au point que personne ne peut mettre un mot sur son cercueil, ni son nom, ni les lieux et les amis qu’il fréquentait. Rien. Au cours de la cérémonie, « un homme », « une femme » claquent dans le vent froid de la soirée hivernale comme une gifle au cœur des personnes présentes à la cérémonie.
La peur pour les uns, la réalité de la mort pour les autres
6 Tous les ans, quand le froid fait son apparition et que l’on trouve le premier mort de froid sur le trottoir ou dans un square du centre-ville, les journaux s’indignent et crient leur colère : « plus jamais ça ! ». On demande aux autorités un effort dans la prévention de ces situations extrêmes qui tuent. Il est commode de se protéger derrière le froid, ce paravent qui cache une réalité bien plus compromettante pour chacun : celle de la responsabilité personnelle face à la situation des personnes condamnées à vivre à la rue. En effet, il est rassurant de dissimuler une certaine lâcheté derrière notre incapacité à vaincre la météorologie. Que le froid puisse tuer est un fait : on peut se dire non responsable de la température. Mais si quelqu’un meurt dans ma rue, près ou à ma porte, au milieu de l’été je peux me sentir davantage concerné. Il est plus difficile alors d’échapper à une mauvaise conscience parce que je n’ai rien fait pour éviter cette mort.
7 On meurt autant l’été que l’hiver. Les conditions de la vie à la rue tuent quelle que soit la saison. C’est la vulnérabilité de notre société dans son ensemble, la peur pour les uns, la réalité de la mort pour les autres. C’est la prise de conscience de notre commune destinée qui, seule, peut nous armer tous contre cette vulnérabilité. Le fait d’être condamné à vivre à la rue accélère la mort de certains et provoque le malaise des autres. Expulser quelqu’un, individu ou famille, de son logement c’est creuser sa tombe.
« Sur ma tombe, à la place de fleurs et de couronnes, apportez-moi les listes de milliers de familles, de milliers de petits enfants auxquels vous aurez pu donner les clés d’un vrai logement »
Notes
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« En interpellant, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants ! » http://mortsdelarue.org/