1 Gilbert Cesbron, dans Il est plus tard que tu ne penses, décrit l’agonie de son héroïne, Jeanne, par les mots de son compagnon Jean. Il raconte alors que « Tout contre Jeanne, il (Jean) baigne seulement dans cette odeur fétide qu’aucun être ne respire sans frémir parce qu’elle lui rappelle sa condamnation. « Souviens-toi que tu es poussière. – Non ! Pourriture… Cette odeur qu’on enfouit sous terre, Jeanne entière l’exhale (…) Cette forme squelettique et gonflée : enceinte de sa mort prochaine… Et ces cris – Oh ces cris, jusqu’à quand ? » Ainsi, dans ce roman, se noue comme intrigue cette femme qui meurt, en souffrance, sans que personne ne parvienne à calmer la douleur. Un soir, épuisé, Jean va choisir de démultiplier la dose de morphine de sa femme. L’agonie trop douloureuse l’a poussé à choisir l’euthanasie. Par compassion face à l’insoutenable souffrance pourrait-on dire. Si aujourd’hui ce type d’agonie probablement n’existerait plus : absence du médecin, non maîtrise de la douleur, cette situation soulève une question. L’euthanasie est-elle un refus de l’agonie? Ou au contraire la volonté de l’abréger ?
Est-ce pour supprimer l’agonie qu’il faut faire place à l’euthanasie ?
2 Avant de poursuivre cette réflexion, il convient de revenir à quelques définitions. En premier lieu, nous entendrons par euthanasie tout acte qui a pour intention et pour finalité de faire advenir la mort. Fondamentalement donc, nous qualifierons d’euthanasique un geste ayant pour but de donner la mort au patient. En second lieu, l’agonie est entendue comme la prise de conscience que la mort va advenir irrémédiablement. La mort n’est plus une menace lointaine et incertaine mais une redoutable réalité, proche. Elle est un éprouvé de la mort dans sa propre chair. En ce sens, l’agonie n’est pas forcément liée à une souffrance insoutenable, ni même à une angoisse insurmontable comme nous avons tendance à nous la représenter le plus souvent. Elle n’est pas davantage l’image même de la mort paisible et sereine, tel le gisant, se couchant et joignant les mains, qui attend que la mort vienne.
3 Ces deux concepts semblent s’opposer, l’un étant le pendant de l’autre. Sont-ils à ce point contradictoire que si l’on choisit l’agonie, la voie euthanasique est définitivement impossible ?
4 Et inversement, si l’on choisit l’euthanasie, il n’y a plus d’agonie possible ? Est-ce pour supprimer l’agonie qu’il faut faire place à l’euthanasie ? Ne pourrait-on pas penser des similitudes entre agonie et euthanasie ? Pour autant, de nombreuses différences semblent évidentes, ne sont-elles pas d’ordre philosophique ?
Penser les similitudes entre agonie et euthanasie
5 Dans un premier moment nous allons donc essayer de penser les similitudes entre agonie et euthanasie. En effet, si l’on pense l’agonie, qui dans notre imaginaire est liée à d’atroces souffrances alors nous avons un a priori qui nous ferait pencher pour l’euthanasie.
6 L’euthanasie est une posture qui, le plus souvent, est défendue en raison des dépendances et des pertes physiques que l’on peut endurer lors de sa fin de vie. En ce sens, il est alors considéré que cette dé-maîtrise, dépossession de soi est trop douloureuse à vivre. L’agonie, quant à elle, manifeste ces pertes, elle les met en exergue. Le plus souvent, lors d’une fin de vie, la personne est alitée, ne peut plus manger, ni faire sa toilette seule, son corps est décharné, dénutri. Le corps peu à peu se laisse envelopper par l’abîme de la mort. La personne peut tenter de lutter désespérément, s’accrocher à la vie, être frappée par l’angoisse, il n’empêche : le travail de la mort dans le corps ne cesse de se poursuivre. C’est ici que se noue la lutte du charnel et du spirituel : le corps qui peu à peu se délite, l’esprit qui parfois refuse d’abdiquer face à la mort, le désir d’être étant incapable de désarmer. L’agônia, en grec, signifie la lutte, le combat : le terme est donc marqué par cette métaphore guerrière. L’agonie est un processus inéluctable dans lequel nul ne s’engage volontairement, mais qui reste un passage obligé dans lequel nous sommes poussés par contrainte, entraînés de force. L’agonie est ce combat des contraires entre l’être et le non être. Elle est alors un processus de déchéance et de dégradation progressive du corps qui nous rend effroyable ce moment. La mort reste imprévisible, mais dans l’agonie, dans l’angoisse, elle tisse son avènement dans le monde.
7 Si l’on regarde l’agonie de Jésus au mont des Oliviers, il est écrit dans l’évangile : « Entré en agonie, il priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » Effroi psychologique de la mort pour un homme-Dieu qui par essence devrait être immortel (puisque Dieu), il se traduit par une angoisse corporelle représentée par les gouttes de sang. Ainsi le poids du corps nous enracine dans le monde et nous enseigne à quel point il est difficile de le quitter. La peur de la mort est naturelle et vitale, elle s’inscrit dans notre chair. C’est le corps qui me permet de parler aux autres, de les rejoindre dans leur être, de communiquer, et le voilà qui se dérobe.
8 Elisabeth Kübler Ross explique que souvent lorsque la mort nous frappe individuellement, avant de parvenir à l’acceptation, nous passons généralement par le déni (bien que certains ne passeront pas par la colère, d’autres ne parviendront pas à la dépasser et résisteront jusqu’au bout, d’autres traverseront d’autres étapes comme la négociation ou l’indignation par exemple). Mais, puisque cette étape d’acceptation n’est pas forcément possible, pourquoi ne pas abréger les souffrances et les angoisses d’autrui ? Doit-on absolument passer par ces étapes douloureuses ? N’est-ce pas finalement soit du dolorisme, soit une forme de lâcheté : incapable de prendre son destin en main on préfère le subir ? Aussi ne faut-il pas plaider pour l’euthanasie ?
9 À ceci près : même en plaidant pour l’euthanasie on ne supprime malgré tout pas l’agonie. Bien qu’en anticipant la mort dans son corps propre, l’euthanasie ne peut enlever le poids de la conscience vive de la mort. Or l’agonie est définie par la conscience de sa fin de vie comme nous l’avons dit plus haut, elle implique donc « d’être mourant », la mort est alors proche dans la temporalité. Donc le corps pressent qu’il quitte la vie, que la décomposition l’attend. Isabelle Marin pour définir l’agonie écrit : « L’agonie – le travail de la mort dans le corps. » Elle se vit donc dans la douleur d’un corps qui nous lâche.
10 Si l’on parvient, comme il est possible aujourd’hui, à « maîtriser la douleur », il ne reste alors plus que la question de la souffrance qui permettrait d’opposer agonie et euthanasie. Elle est ce lieu où douleur et souffrance s’entrecroisent, où le corps et l’esprit ne peuvent que se renvoyer sans cesse l’un à l’autre. L’approche de la mort nous plonge dans une profonde détresse, elle est le lieu où la vulnérabilité de l’homme se manifeste de manière irrévocable. L’agonie nous oblige à nous confronter à notre finitude pas seulement corporelle, car elle atteint aussi notre pouvoir faire, notre pouvoir agir et notre pouvoir dire.
11 Or les demandes d’euthanasie peuvent être considérées soit comme anticipation d’une agonie que l’on vivra dans son imagination avant de la supprimer, soit comme accélérateur puisqu’on est brisé par cette agonie il ne reste plus qu’à souhaiter que la mort advienne. Enfin, le geste euthanasique ne supprime pas les derniers instants conscients, en ce sens, il ne fait que précipiter l’agonie. L’on voit alors que ce n’est pas ici que l’on parvient à séparer les deux concepts, qu’au contraire ils se répondent et même semblent assez similaires quant à donner de l’importance à la mort.
Les rapports à la douleur et à la souffrance
12 Dans les deux cas, chez ceux qui veulent vivre l’agonie jusqu’au bout et ceux qui plaident pour l’euthanasie, c’est le rapport à la mort qui est en jeu. Les deux attitudes manifestent le rapport à la douleur et à la souffrance.
13 Avec Ricœur, on s’accordera pour réserver le terme de douleur à des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme souffrance à des affects ouverts sur « la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement ». Cette distinction faite entre douleur et souffrance n’empêche aucunement le chevauchement des deux notions mais elle permet de mieux guider le geste thérapeutique des médecins. Il semble, en accord avec Ricœur, que la souffrance atteint deux axes.
14 Le premier est le phénomène du souffrir qui travaille le rapport soi/autrui : comment la souffrance peut altérer notre rapport au monde, à l’autre, mais aussi à nous-mêmes. Il met aussi en lumière le fait que « seuls des agissants peuvent être aussi souffrants ». Au sein de l’axe soi-autrui, nous faisons face au phénomène immédiat de la souffrance « je souffre – je suis ». La souffrance me submerge et m’enferme dans le cri, elle est toujours absolue. Aussi, atteint-elle l’intentionnalité qui vise quelque chose d’autre que soi, qui est ouverture à l’altérité. Elle sépare radicalement. La souffrance m’emprisonne dans la solitude, l’incommunicable. Elle est un solipsisme existentiel.
15 Le second axe de la souffrance montre qu’elle est la source d’une diminution de notre pouvoir d’agir et ce sur quatre niveaux : « celui de la parole, celui du faire, celui de la narration et celui de l’imputation morale. ».
16 L’impuissance à dire est d’autant plus frappante que la souffrance inscrit sur le visage un rictus, elle éclate par les cris et les pleurs du souffrant. La seule faille au sein de laquelle celui-ci peut s’engouffrer se nomme « la plainte », mais elle est à la fois « exhalée de soi, arrachée du fond du corps, et adressée à l’autre comme demande », comme appel à l’aide.
17 La souffrance nous montre aussi notre impuissance à faire, elle marque l’écart entre le vouloir et le pouvoir en nous rendant passif face à notre situation. La souffrance est toujours endurance. Elle s’accapare la volonté pour lutter sans merci contre elle. A l’être agissant correspond toujours un être passif qui subit nos actes.
18 La troisième modalité du souffrir atteint la fonction du récit dans l’identité personnelle, elle atteint le pouvoir dire, le pouvoir se raconter. La souffrance est le plus souvent une rupture de la narration car elle nous installe uniquement dans l’instant, dans l’immédiat, dans le ponctuel.
19 Elle nous arrache de la dialectique entre le présent et la mémoire, le présent et l’attente, le présent et l’attention ou l’être-là. Cette crise de la temporalité me mène à une impuissance à m’estimer moi-même puisque je suis désormais impuissant à me raconter. Or, c’est l’estime de soi qui permet à l’homme d’agir car elle est « le seuil éthique de l’agir humain ». Aussi, la souffrance est toujours totale, elle est intrinsèquement liée au symbole, au sens, à la signification car elle ne cesse d’être privation de quelque chose.
20 Dans les deux cas, euthanasie ou agonie, c’est le rapport à la souffrance qui est engagé ainsi que la conception de la mort et de la « mort réussie » pourrait-on dire. Soit la bonne mort doit être déliée de la souffrance et soumise à ma volonté, soit si l’on peut supprimer la douleur, il est plus difficile de le faire pour la souffrance qui, peut être, pourra être dépassée ? En ce sens c’est la question du sens qui est engagée et donc c’est la philosophie qu’il s’agit de travailler.
Dignité objective et dignité subjective
21 L’on se rend compte que, lorsque l’on parle d’agonie ou d’euthanasie, c’est autour de plusieurs mots clefs que les désaccords profonds naissent.
22 Le premier désaccord est celui qui relève de la dignité et de l’indignité. Dans le champ philosophique n’ont cessé de s’affronter deux conceptions de la notion de dignité. Aujourd’hui elle prend une valeur incantatoire. Si auparavant, l’on soignait le patient au nom de l’amour de l’humanité, aujourd’hui c’est « au nom du respect de sa dignité » nous explique Éric Fiat. C’est au nom de la dignité que l’on va plaider pour l’euthanasie et que l’on va s’élever contre. Ce concept est désormais frappé d’une inquiétude. Si nous nous accordons tous pour penser que tous les hommes sont dignes d’emblée, régulièrement, il apparaît que nous pensons que certains ont perdu leur dignité, d’autant qu’ils invoquent la dignité pour réclamer, en raison de la dégradation et de la dépendance, de mourir, ce qui a pour conséquence de remettre en cause la dignité des autres personnes qui sont prises dans les mêmes dépendances. Il existe donc une dignité objective, issue de la conception chrétienne et reprise par Kant. C’est l’affirmation qu’il suffit d’être homme pour être digne et ce malgré la fragilité inhérente à chaque existence. Aussi pour Kant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, l’homme est revêtu d’une dignité sans degré ni partie, absolue et inestimable. Elle lui vient de la présence de la loi morale en lui, qu’il la suive ou qu’il ne lui obéisse pas. Aussi même l’homme le plus vulnérable, le plus abominable est digne. Il n’y aurait donc pas de dignité liée à la reconnaissance par autrui, elle est intrinsèque à toute humanité, même la plus abîmée. L’absence de reconnaissance par autrui n’entraîne-t-elle pas la perte de la dignité mais la perte du sentiment de dignité ? En ce sens il appartient alors à chacun de reconnaître l’autre dans sa dignité. C’est le travail de la reconnaissance de son existence propre par autrui qui permet d’être confirmé dans son être au monde. Or, il existe désormais une conception moderne de la dignité qui la fait devenir plus subjective. Elle a alors pour synonyme, nous dit Éric Fiat, la maîtrise, l’autonomie, l’indépendance. La perte de ces facultés entraîne la perte de la dignité qui se mesure désormais soit dans sa capacité à faire, soit dans la reconnaissance accordée par chacun à autrui. Une dignité subjective qui se manifesterait par un ressenti de ce qu’est ma dignité donc. Vivre son agonie se rangerait volontiers alors du côté de la dignité objective, alors que plaider pour l’euthanasie s’associerait probablement plus à la dignité subjective.
23 Aussi, soit toute vulnérabilité ou grande dépendance est insupportable, soit la dignité étant objective, la vulnérabilité devient l’indice que la dignité est non négociable et donc elle est d’autant plus épiphanie de l’humanité en chaque vie singulière.
Le droit à la liberté et la conscience d’exister pour un autre
24 Le second désaccord pourrait être éclairé par deux termes s’opposant : vulnérabilité et liberté. L’euthanasie peut être conçue comme un droit à la liberté, elle défend alors l’idée que c’est une liberté personnelle. Sur un sujet aussi grave que la mort, il n’appartient à personne si ce n’est au premier concerné de décider quand est le moment de choisir sa mort. La liberté est conçue comme affirmation de soi au-delà de toute nécessité. Si nous prenons pour exemple l’épicurisme qui a pour but la recherche du bonheur et de la sagesse, ce qui nous conduit à l’ataraxie, il ne faut pas craindre les dieux, pas craindre la mort, savoir que le bien est facile à atteindre et aussi que la douleur peut être supprimée. En supprimant ces illusions qui nous remplissent de crainte, l’homme devient sage, sans trouble. Du fait même que l’épicurisme soit une philosophie matérialiste, nous pouvons donc dire avec Épicure qu’il faut prendre l’habitude de penser que « la mort n’est rien pour nous. […] la mort est privation de toute sensibilité.» Aussi, le sujet doit-il être maître de sa douleur et de sa vie. C’est pourquoi, à la suite d’Épicure, Cicéron peut écrire : « Nous sommes maîtres des douleurs, maîtres de les supporter, si elles sont tolérables, et dans le cas contraire, maîtres de quitter avec une âme égale, comme le théâtre, la vie qui ne nous plaît pas. » L’euthanasie rend licite le fait de pouvoir se supprimer. Épicure recommande, lorsque cette question se pose, de ne pas se précipiter, il réclame l’ataraxie, la réflexion calme et sereine afin de choisir le moment et le moyen opportun pour s’assurer de la liberté de la décision. Mais une fois que la décision est prise, alors il faut l’exécuter sans scrupules : « Nous ne devons rien entreprendre à ce sujet sans méditation, sans calme et surtout sans opportunité. Mais lorsque le moment tant désiré sera arrivé, alors, plus d’hésitation ! Celui qui veut faire ce grand pas ne doit pas douter de trouver son salut au milieu même des situations les plus difficiles, pourvu qu’il ne se hâte pas trop et qu’il sache s’y prendre à temps. » Se suicider est donc l’expression de sa plus haute liberté.
25 à l’inverse, ceux qui défendent l’idée « d’être vivant jusqu’à la mort » vont plutôt s’attacher à penser la finitude humaine et la vulnérabilité. Celle-ci repose sur le constat universel de la fragilité et la finitude de tout être humain. La reconnaissance de la personne vulnérable implique ma propre reconnaissance en tant que sujet, être vulnérable. La souffrance d’une personne nous somme de répondre à la question biblique, posée par Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Du fait même que je puisse être sujet de vulnérabilité, en raison de l’estime que je me porte à moi-même, toute douleur, souffrance que je rencontre sur mon chemin me convoque, m’assigne à la compassion pour autrui qui souffre. La vertu de compassion nous immerge immédiatement dans l’agir, elle nous fait porter secours. Ricœur nomme cette vertu « sollicitude ». Or la souffrance est toujours une atteinte à l’intégrité de soi, aussi : « il procède de l’autre souffrant un donné qui n’est précisément plus puisé dans sa puissance d’agir et d’exister mais dans sa faiblesse même. C’est peut-être là l’épreuve de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile des mains. » L’amitié doit permettre cette symétrie des relations rendant l’échange entre estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre. Au sein de toute réciprocité et mutualité, en raison du besoin de l’autre, du manque qui se creuse, l’estime de soi naît et permet de mettre en exergue l’humanité de chacun dans sa plus profonde singularité. La vulnérabilité ne peut que permettre à chacun de prendre conscience à quel point nous sommes irremplaçables et donc précieux, aucun soi n’existe seul, chacun sait qu’il existe pour un autre.
26 Si les deux pensent fondamentalement que l’homme est mortel et que cela appartient à sa condition, pour le premier c’est alors une posture de maîtrise qu’il va défendre alors que pour le second c’est une posture d’abandon. Aussi, pour les premiers l’expression de la liberté sera d’aller jusqu’à la suppression de soi alors que pour les seconds, la vulnérabilité et la fragilité doivent être considérées comme l’expression ou la condition de notre humanité. à cet égard, il faut donc défendre l’agonie, la protéger sans la supprimer et la vivre jusqu’au bout. L’expression de la liberté sera alors une conjugaison entre nécessité et consentement
Par l’acte de consentir je suis ma vie
27 Enfin, le dernier champ conceptuel opposant euthanasie et agonie pourrait être dressé autour du consentement et de la maîtrise.
28 C’est la figure du stoïcien qui va illustrer la maîtrise de soi. L’âme possède le pouvoir, au-delà de son incarnation, de plier son corps à sa volonté propre sans prendre en compte la souffrance. Pour le stoïcien, tout ce qui n’est pas en notre pouvoir, et donc qui n’est pas lié à la vertu, doit nous être indifférent. « Passer sa vie de la meilleure manière : le pouvoir de le faire réside dans l’âme ; si l’on est capable d’être indifférent aux choses indifférentes. » La sagesse réside alors non pas dans l’indifférence au monde mais dans le détachement, le sage se trouve être en ataraxie. La prohairesis, vertu stoïcienne, est la faculté de choix qui met en jeu notre liberté. Elle est absolue et ne peut être restreinte par la douleur ou la mort, car ce sont des états de fait qui lui sont extérieurs. Mort et douleur sont des nécessités auxquelles nous devons nous soumettre et les endurer sans nous plaindre puisque l’on s’affermit moralement en supportant le poids de sa destinée. On devrait alors normalement s’attendre à ce que le stoïcisme s’oppose au suicide en raison du devoir d’autoconservation et de progression vers la perfection rationnelle. Or, la mort volontaire peut se justifier rationnellement et est conforme à la nature dans des situations insupportables de souffrance, de maladie, de vieillesse ou d’asservissement, lorsque la vie a perdu son sens ou lorsqu’on n’est plus en mesure d’accomplir ses devoirs sociaux ou de vivre en honnête homme. Qui plus est, la mort volontaire de celui qui ne subit aucune contrainte et qui jouit d’un bonheur parfait est la bonne mort par excellence. Selon Chrysippe, « il peut convenir à des gens heureux de quitter la vie et, inversement, à des malheureux d’y rester ». Ce type de mort volontaire, appelé suicide philosophique, est considéré comme « un acte de la plus haute vertu », « un droit exclusif du sage », « un droit, un devoir envers lui-même ».
29 Alors que si l’on pense le consentement, pour reprendre Ricœur, consentir, « c’est acquiescer à la nécessité ». C’est donc un mouvement de la volonté qui nous permet d’accueillir le réel tel qu’il est. La volonté nous fait buter sur le réel, sur la nécessité qu’elle ne peut changer. Le consentement rend compte alors de la dichotomie entre la nécessité et la liberté. Ce moment où s’entrechoquent le volontaire et l’involontaire, la nécessité et la liberté, ce moment où la connaissance intellectuelle rencontre la nécessité a toujours été considérée en philosophie comme un moment où notre liberté se déploie activement. Consentir c’est prendre sur soi, assumer, faire sien. La résignation laisse extérieur à nous ce que nous subissons, la nécessité est toujours en dehors de nous, comme un inexorable destin contre lequel nous ne pouvons nous révolter et qui ne cessera de nous enchaîner. Le consentement réintroduit la liberté humaine et par-là même redonne à l’homme la possibilité d’agir. Le consentement est donc ce moment privilégié de notre humanité qui tente de joindre la nécessité et la liberté. La nécessité est toujours définie comme une situation toute faite, imposée de l’extérieur et dans laquelle nous nous trouvons, malgré nous, impliqués. C’est le cas de la finitude humaine et de la mortalité. Le consentement serait presque une conspiration de la volonté avec l’ordre du monde et avec l’ordre de notre corps, mais il implique un effort. En effet, tout consentement implique un agir et donc un rôle actif de notre volonté afin qu’elle lie et intériorise la jointure entre nécessité et liberté. Le consentement est une conversion d’impuissance car il donne une nouvelle grandeur aux choses. Ainsi, « quand je transforme toute nécessité en liberté, alors ce qui me borne et parfois me brise devient le principe d’une efficacité toute nouvelle, d’une efficacité entièrement désarmée et dénuée ». Par le consentement, en effet, naît une appropriation du moi ; il porte mon empreinte, puisque activement je l’ai épousé. Le fiat posé face aux événements devient comme une irradiation de la personne dans les choses mêmes. La construction du moi se fait alors à mi-chemin entre le hors-moi et le en-moi, réunissant ainsi les deux irréconciliables que sont la nécessité et la liberté, et me permettant de réaliser leur unité. L’agonie nous met particulièrement et dramatiquement en face de ce combat entre la nécessité et la liberté, ce dernier ne nous laissera jamais de répit et jusqu’au bout nous devrons l’affronter. Consentir « c’est convertir en soi l’hostilité de la nature, en la liberté de la nécessité », ce qui permet « l’ultime conciliation de la liberté et de la nature qui nous apparaissent théoriquement et pratiquement déchirées ». C’est désormais l’acte même de ma liberté que d’assumer le fait que je suis en vie et que bien plus, par l’acte de consentir, je suis ma vie. « Ce que nous soutenons, c’est que le cogito n’est pas tout entier action, mais action et passion ; c’est pourquoi la liberté ne découvre ou n’aggrave sa blessure qu’en se raidissant dans son active négation, comme on irrite une plaie en la grattant ; mais le mal qui l’affecte n’en est pas moins douloureusement subi comme la plus primitive passion dont elle puisse pâtir : la passion d’exister corporellement. » La négation nous fait nous enraciner dans le pourquoi, le consentement nous permet de donner sens.
Des conceptions irréconciliables et des zones grises
30 Nous avons vu donc que sur le plan philosophique nous nous trouvons à la croisée des chemins, deux conceptions philosophiques de l’homme quasiment irréconciliables. Il apparaît cependant qu’en raison d’un soupçon doloriste même ceux voulant vivre leur agonie jusqu’au bout soient influencés par les positions sur la douleur et la souffrance liées à la défense de l’euthanasie.
31 Pour conclure, notre réflexion s’est attachée ici à penser l’euthanasie au sens noble du terme, comme suicide philosophique. Nous avons vu que si l’euthanasie ne supprimait pas l’agonie, bien qu’elle l’accélère, en revanche, au plan philosophique, autour de ces deux notions se jouent de véritables différences. Néanmoins, quid des zones grises de l’éthique apparues en raison du progrès médical ? De ces agonies qui peuvent durer trois à quatre mois, de cette médecine qui fabrique des handicaps très lourds ? Toute réflexion sur la mort, quelle que soit la posture philosophique initiale, revient à se heurter au mystère de la liberté de chacun qui s’actualise une dernière fois dans l’agonie avant de s’éteindre. Particulièrement aujourd’hui, il semble difficile de passer de l’intime qu’est la question de la mort propre, au général qu’est la question de la société et de la loi. Si auparavant un dialogue se nouait autour des rites et des rituels, désormais il semble ne plus pouvoir passer que dans une loi. Pour nous, nous rejoignons ici la question radicale que Camus se pose dans Le mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Faut-il donner un sens à sa mort ? Quelle place du collectif dans une question aussi intime ?
Bibliographie
Références
- Cesbron Gilbert, Il est plus tard que tu ne penses, Paris, Brodard et Taupin, 1964.
- Cicéron, De finibus, traduction par Liard, L., Paris, Garnier Frères Éditeurs, 1875.
- Épicure, Lettre à Ménécée sur le bonheur, traduction par Hamelin, O. Salem, J. Paris, Flammarion, 2000.
- Grisé Yolande, Le suicide dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
- Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002.
- Marin Isabelle, « Traiter l’agonie », Esprit, 1998.
- Ricœur Pierre, Le volontaire et l’involontaire, Tome 1, Paris, Aubier, 1960.
- Ricœur Pierre, « La souffrance n’est pas la douleur », colloque « Le psychiatre devant la souffrance » du 25-26 janvier organisée par l’Association française de psychiatrie, psychiatrie française, numéro spécial juin 1992, revue Autrement, Souffrances, 1994, 142.