Couverture de INSO_199

Article de revue

Vrac : ensemble, on achète mieux !

Pages 80 à 84

Note

1Le projet Vrac est né d’une réflexion menée par des militants associatifs issus de l’économie sociale et solidaire et professionnels du logement ou de la politique de la ville, qui partageaient le même constat à propos de la restriction du pouvoir d’achat et donc de la consommation des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), que nous qualifions de « quartiers populaires ». Ce que l’on achète, consomme ou utilise influe sur de multiples dimensions de la vie personnelle, familiale et sociale. Proposer une autre façon de consommer pour dynamiser les capacités à faire face à la précarité, revaloriser l’image de soi et favoriser le pouvoir d’agir individuel et collectif est le projet qui a germé de cette réflexion.

2L’association Vrac est créée en décembre 2013 grâce au soutien d’un bailleur social (EMH), qui a la forte volonté d’augmenter le reste à vivre de ses locataires, et de la Fondation Abbé-Pierre, dans le cadre de sa politique de lutte contre l’exclusion. Très vite, la Fondation Carasso et d’autres bailleurs locaux (Alliade, LMH, GLH et Dynacité) rejoignent le projet, tandis que Vrac intègre pour dix-huit mois Alter Incub, incubateur de projets sociaux innovants.

3L’objectif global de Vrac est de lutter contre les inégalités en matière de consommation en développant des groupements d’achat dans les quartiers populaires sur une logique d’essaimage d’un modèle basé sur la mobilisation des différentes parties prenantes du quartier : habitants, associations et structures de proximité, professionnels/techniciens, élus, etc. (aujourd’hui, l’expression « quartiers populaires » est devenue synonyme de lieux difficiles ou sensibles. Si cela est parfois vrai, ces quartiers sont aussi des lieux où des hommes, des femmes, des enfants s’investissent).

Vrac, Groupement du Centre social du Grand Vire à Vaulx-en-Velin

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Vrac, Groupement du Centre social du Grand Vire à Vaulx-en-Velin

4Au-delà de la question économique, l’association Vrac favorise la cohésion sociale en suscitant ou en renforçant des espaces de socialisation et d’entraide dans les quartiers où elle est présente.

Avoir le choix de son alimentation

5Beaucoup de préjugés et de clichés sont véhiculés à propos des quartiers populaires, notamment dans les médias. L’un de ces clichés consiste à penser que leurs habitants ont une forte tendance à mal se nourrir. C’est oublier qu’ils sont confrontés à une forme de double peine : d’une part, une absence d’offres (peu ou pas de commerces) et, surtout, une absence de moyens. À titre d’exemple, Vénissieux se place comme la ville la plus défavorisée de Rhône-Alpes, avec un taux de pauvreté qui grimpe à 32 % (contre 15 % pour Lyon) et un revenu médian des ménages pauvres de 734 € (contre 796 €). Difficile pour eux, même s’ils le veulent, d’adopter une consommation durable. Un grand nombre d’habitants issus de l’immigration ont vécu à la campagne et ont toujours consommé des bons produits ; certains cultivaient un potager et beaucoup produisaient du miel. Aujourd’hui, ils n’ont plus accès à ces produits. En rendant accessibles dans les quartiers populaires des produits de consommation courante de qualité, Vrac permet aux habitants d’avoir le choix d’adopter ou non une consommation durable et responsable. C’est en favorisant la capacité d’agir des habitants que ceux-ci ont la possibilité de redevenir acteurs de leur consommation.

6Au-delà de la question économique, Vrac favorise la cohésion sociale en suscitant et/ou renforçant des espaces de socialisation et d’entraide dans les quartiers où Vrac est présent par le biais de groupements d’achats.

Être acteur de sa consommation

7L’innovation de Vrac est le choix de son public cible : son action consiste à essaimer dans des quartiers fragilisés un modèle de groupement d’achat qui s’adresse habituellement à un public averti, militant et aux revenus plus importants (Amap, ruches, etc.).

8Vrac se distingue aussi des circuits de distribution classiques par un fonctionnement fondé sur l’implication des consommateurs. Les formes traditionnelles caritatives ou solidaires d’aide alimentaire cherchent à accroître la participation des personnes bénéficiaires. Mais une grande partie de celles-ci étant orientées par les services sociaux traditionnels, elles sont enclines à penser l’épicerie comme une prolongation de ces services, au sein desquels il ne leur est pas demandé de participer aux décisions collectives. Dans les groupements d’achat de Vrac, les adhérents participent à la réception des marchandises, à leur reconditionnement, à leur distribution. Plus leur participation est élevée, plus le prix de vente diminue.

9D’autres innovations sont à l’actif de Vrac. L’association est proactive dans sa recherche de produits. Si un catalogue de produits est constitué en amont du projet, une recherche de nouvelles références est déclenchée lorsqu’une demande est exprimée par les habitants eux-mêmes. Vrac ne souhaite pas dépendre de l’offre alimentaire disponible sur le marché, comme c’est le cas des associations caritatives ou solidaires.

10Vrac refuse un système fondé sur l’absence de choix, sur des produits bas de gamme ou dont les dates de péremption sont proches de l’expiration. Chez les bénéficiaires des formes caritatives de l’aide alimentaire, l’absence de participation financière et l’impossibilité de choisir parmi les produits créent un sentiment de honte et de perte de dignité. Lorsque les processus d’intégration par le travail sont en panne et excluent, lorsque les principales sphères de socialisation, comme le syndicalisme ouvrier ou la participation politique, font défaut, alors la consommation peut être surinvestie d’un rôle identitaire. Dans ces modèles caritatifs, les usagers ne peuvent pas accéder à cette insertion symbolique, à la normalité de la consommation.

La mise en place de Vrac

11Au début de l’aventure, nous avons décidé d’expérimenter le projet dans trois quartiers de l’agglomération lyonnaise : la Duchère à Lyon, les Noirettes à Vaulx-en-Velin et les Minguettes à Vénissieux.

12Il était difficile d’arriver dans ces quartiers et de déclamer au pied des tours que nous proposions des produits biologiques à moindre coût… L’accueil eût été glacial. En effet, pour les habitants rencontrés, le bio et les produits locaux sont synonymes de produits qui sont hors de portée et plutôt destinés à des personnes qui sont loin de vivre sous le seuil de pauvreté. Il était indispensable de passer du temps dans ces quartiers, d’identifier les structures ou personnes ressources qui deviendraient des partenaires privilégiés, de rencontrer les habitants et d’apprendre à se connaître et à se faire confiance.

Un fonctionnement collaboratif

13Le chargé de projet Vrac assure une mission de « démarchage » auprès de potentiels fournisseurs en biens et produits de consommation courante à partir de l’identification des besoins des familles. L’objectif est d’instaurer un partenariat commercial mais aussi d’expliquer le projet associatif qui sous-tend l’activité. Sont privilégiés les partenariats avec des fournisseurs qui proposent des produits biologiques et écologiques, travaillent en circuit court et favorisent des démarches durables aux plans environnemental et social.

14Chaque mois, les adhérents des groupements d’achat commandent les produits et les quantités qu’ils souhaitent à partir du « catalogue » de Vrac. Ils ne sont pas obligés de commander mensuellement et sont entièrement libres d’utiliser la plateforme Vrac quand ils le souhaitent.

15Il est important de spécifier qu’une grande majorité des commandes est prise lors de permanences physiques dans les centres sociaux. Les adhérents de Vrac n’utilisent pas tous l’outil Internet, loin de là. Si les collectivités territoriales nous démontrent, chiffres à l’appui, que 90 % des foyers sont connectés dans les quartiers, ce sont souvent les enfants qui utilisent cet outil.

16Toute notre communication aujourd’hui se fait via les SMS et courriels, par exemple pour prévenir les adhérents des jours et lieux de permanences et de distribution.

17Après la centralisation de l’ensemble des commandes, l’association assure la livraison des produits dans les points de distribution, qui sont des structures de proximité telles que les centres sociaux ou des locaux en pied d’immeubles mis à disposition par des bailleurs sociaux. Puis, lors de permanences d’une demi-journée, les adhérents viennent chercher les produits qu’ils ont commandés quinze jours plus tôt. Munis de contenants et emballages divers, ils participent au reconditionnement des produits proposés, passant ainsi du vrac au détail. Le chargé de projet de Vrac est présent pendant ces permanences et coordonne la communication et la logistique.

18Cette démarche entend prouver que le collectif, l’organisation et l’entraide sont des moyens de dépasser les obstacles liés à la précarité et à l’isolement social.

Le rôle des centres sociaux

19Le projet Vrac mobilise un ensemble de partenaires qui mettent à la disposition du projet des moyens humains, techniques et financiers.

20Les centres sociaux qui sont les structures d’accueil des groupements d’achat, sont les maillons indispensables au bon déroulement du projet. Au lancement du projet, ils ont eu un rôle de facilitateur, en permettant au chargé de projet de Vrac de participer à des ateliers sur les thématiques de santé, de nutrition ou encore de cuisine afin de rencontrer les habitants potentiellement intéressés par l’initiative. Au-delà de ce rôle d’intermédiaire entre l’association et les usagers, les centres sociaux sont parties prenantes du projet : les prises de commandes et distributions se déroulent dans leurs locaux, leur personnel est mobilisé dans l’animation des groupements d’achats à travers la communication sur le projet, la transmission d’informations et la participation à la distribution des produits avec les adhérents. Nous allons même un peu plus loin dans cette démarche de partenariat en organisant conjointement avec les centres sociaux des ateliers cuisine, des sorties à la campagne à la rencontre de nos producteurs…

Animation des groupements

21Vrac est perpétuellement en mouvement et multiplie les projets transversaux. L’objectif prioritaire est de répondre à un besoin peu ou pas satisfait dans les quartiers mais aussi de faire évoluer le projet, tant au niveau des animations proposées qu’au niveau de la gouvernance. Les perspectives ne manquent pas !

22Pour élargir la sensibilisation à une alimentation durable, Vrac organise ainsi des rencontres avec les producteurs du réseau afin de renforcer le lien ville/campagne ou encore un concours de cuisine au cœur des quartiers, au pied des immeubles.

23En 2017, l’association a publié un ouvrage singulier, Femmes d’ici, Cuisines d’ailleurs, qui mêle recettes, illustrations, photographies et récits. Les recettes sont celles de quinze femmes des quartiers populaires qui se racontent à travers un plat. L’écrivain Alexis Jenni, prix Goncourt 2011, en a rédigé les textes, ainsi que des petites histoires de l’immigration, des nouvelles… (voir encadré p. 84). L’association Vrac entend bien poursuivre cette aventure humaine, et une exposition est d’ores et déjà en projet.

Les bénéfices du projet Vrac sur les habitants et les quartiers

24Les retours des habitants sur le projet Vrac sont nombreux, et le terme de « considération » revient régulièrement dans leurs propos. Dans la démarche Vrac, les habitants des quartiers disent se sentir « comme tout le monde », en ayant enfin accès à des biens de consommation réservés jusque-là aux plus favorisés.

25Dans un billet posté sur son blog, une adhérente de Vrac, habitante du quartier de la Duchère, explique ainsi sa satisfaction. « Aujourd’hui c’est une combinaison possible à la Duchère, grâce à Boris et à son association Vrac. Hier avec mon caddie, j’ai été récupérer ma commande d’huile d’olive, de figues, de dattes…, au centre social de la Sauvegarde. Merci à Boris (et à tous ceux qui le soutiennent) d’avoir pensé à nous. Merci de nous donner la possibilité, et le choix de manger mieux. Des préoccupations qui autrefois nous paraissaient hors de portée sont aujourd’hui accessibles à tous ! Non seulement nous mangeons mieux, mais nous pouvons aussi participer à l’écologie et au développement durable en achetant des aliments bio, locaux, et des produits d’entretiens biodégradables. » [1].

26Vrac génère des espaces de socialisation qui favorisent les rencontres, le partage et réaffirment le pouvoir du collectif. En développant un modèle d’approvisionnement coopératif et en proposant une offre alimentaire alternative dans les quartiers, le projet Vrac contribue à l’amélioration du mieux vivre dans le quartier et à la diminution des inégalités sociales, territoriales et économiques en matière de consommation et d’alimentation. Ainsi, Vrac participe, à son échelle, à la valorisation de l’image du quartier.

27* * *

Perspectives : un développement national et une gouvernance partagée

28Lauréate de la Fondation La France s’engage en 2017, l’association Vrac poursuit son développement, dans l’agglomération lyonnaise comme au niveau national. Ainsi, Vrac Strasbourg Eurométropole, créée en 2016, compte désormais trois groupements d’achats (Esplanade, Neuhof, Ilkirch-Graffenstaden). En Aquitaine, l’association Vrac Bordeaux métropole est active depuis le début de 2018, Vrac Paris et Vrac Toulouse respectivement depuis septembre et novembre 2018 et une implantation est prévue en 2019 dans la métropole lilloise.

29La marque Vrac a été déposée. Une convention de partenariat et une charte ont été rédigées. Les différentes associations Vrac sont indépendantes mais en tant qu’adhérentes au réseau Vrac, elles bénéficient entre autres d’un accompagnement méthodologique qui les aide à développer leur projet.

30En 2019, Vrac procède à un changement d’échelle en créant, d’une part, une fédération afin de structurer, animer, développer et consolider le réseau, et, d’autre part, un fonds de dotation. Cet outil financier permettra de récolter des fonds d’entreprises (au titre de la RSE), de toucher de grosses fondations nationales et de réaliser des campagnes d’appel aux dons auprès des particuliers.

31L’Humain est au cœur du projet et Vrac élabore son fonctionnement en s’appuyant sur les principes et valeurs de l’Économie sociale et solidaire (ESS). Vrac n’est pas un service : la personne et l’objet social priment sur le capital, l’adhésion au projet est ouverte et volontaire et la participation des adhérents primordiale. Afin d’inclure les habitants à la gouvernance de l’association, nous avons changé les statuts et, depuis juillet 2018, ils et elles font partie du Conseil d’administration de Vrac, ce qui est réellement le reflet de ce projet collaboratif.

« Bien plus qu’un livre de cuisine »

Femmes d’ici, Cuisines d’ailleurs[*], imaginé par Vrac et réalisé en partie grâce au financement participatif, est le fruit de l’engagement de quinze femmes de quartiers populaires de la Métropole de Lyon. La préface est rédigée par le chef Grégory Cuilleron et les textes par l’écrivain lyonnais Alexis Jenni, qui commente ainsi ce livre : « Quinze femmes réalisent un plat qui leur tient à cœur ; et elles racontent comment elles le préparent, comment il leur a été transmis, comment elles l’ont transformé, comment elles le partagent, comment elles aiment faire la cuisine, comment elles vivent entre culture d’origine et ce pays qui est désormais le leur.
L’air de rien, en cuisinant, elles nous en dessinent un portrait plus souriant, plus riche et plus complexe que ce à quoi on s’attend. Les banlieues, terroir supplémentaire de la France traditionnelle qui en compte déjà tant ? Notre présent se vit ici, notre futur s’y construit, et la cuisine est un moyen d’en parler.
Se sont rassemblés, pour être à l’écoute de ces femmes et restituer au mieux ce qu’elles racontent de leur vie, un cuisinier, un photographe, un illustrateur, un graphiste et un écrivain. Ce livre, bel objet, carnet de voyage, récit de rencontres, découverte de notre monde par le biais de l’art modeste de se nourrir, est bien plus qu’un livre de cuisine. »

32Les illustrations de cet article sont issues du livre Femmes d’ici, cuisines d’ailleurs, Albin Michel 2017 (voir encadré).


Date de mise en ligne : 18/10/2019

https://doi.org/10.3917/inso.199.0080

Note

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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