Notes
-
[1]
Le suivi mensuel pour l’ensemble des demandeurs d’emploi inscrits a été formellement abandonné en 2013.
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[2]
Le profilage statistique vise à indiquer la probabilité de chômage de longue durée d’un individu au regard d’un bassin d’emploi donné. Il est fondé sur l’utilisation d’un logiciel de diagnostic précoce, conçu à partir de 18 variables liées à la situation personnelle du chômeur, et précise si le métier recherché par le demandeur d’emploi est en tension (secteur dans lequel le nombre d’offres est supérieur au nombre de demandes).
-
[3]
En 2009, le taux de chômage a augmenté de 25,6 % par rapport à 2008. Parallèlement, le nombre d’offres d’emploi enregistrées a diminué de 18 % en France métropolitaine entre novembre 2008 et 2009.
-
[4]
Les résultats présentés sont issus d’une enquête de terrain menée au sein de plusieurs sites de Pôle emploi entre 2008 et 2011 dans le cadre d’une thèse (Lavitry, 2015). Celle-ci a combiné une centaine d’entretiens avec des conseillers, l’observation de 200 rendez-vous réalisés par 60 conseillers dans sept agences, des études documentaires et des dépouillements d’archives.
-
[5]
Sont concernées les catégories 1 (recherche d’un emploi à durée indéterminée à temps plein), 2 (recherche d’un emploi à temps partiel) et 3 (recherche d’un emploi saisonnier ou temporaire).
-
[6]
Documentation interne sur le SMP (2009).
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[7]
Le ratio de 60 demandeurs d’emploi par conseiller préconisé par les directives internes a été rapidement dépassé en 2008, ce qui relativise la « personnalisation » des portefeuilles. Le nombre moyen de demandeurs d’emploi suivis par conseiller en France a augmenté, pour atteindre 94,4 en 2009 et 110 en 2010 contre 85 fin 2008.
-
[8]
C’est-à-dire une offre d’emploi que le chômeur indemnisé ne peut refuser sous peine de suspension de son allocation. L’« offre raisonnable d’emploi » inscrite dans le Code du travail en 2008 en est l’illustration, intégrant dans la loi la restriction des qualités d’un emploi convenable au fur et à mesure de l’allongement de la durée de chômage.
-
[9]
Cette perspective adéquationniste et automatiste s’incarne dans le poids des indicateurs de gestion qui détermine en grande partie l’activité des conseillers et la mise en place d’outils visant à élargir le périmètre de l’offre d’emploi convenable.
-
[10]
La rationalisation gestionnaire intègre un nouveau mode d’approche de l’usager, une place plus grande accordée à l’évaluation de la qualité de service, tout en étant guidée par la mise en mesure du service rendu et la multiplication des indicateurs de performance.
-
[11]
Caractérisée par une standardisation forte des procédures, des services fournis sous la forme de quasi-produits, la division des tâches entre exécution et conception à tous les niveaux, et une faible individualisation du service.
Au nom de la qualité du service rendu, les services de Pôle emploi et notamment le travail de ses conseillers ont fait l’objet d’une rationalisation. Paradoxalement, celle-ci ne semble pas toujours compatible avec un accompagnement de qualité des demandeurs d’emploi, l’activité statistique et gestionnaire prenant le pas sur le travail relationnel. Les conseillers tentent de s’ajuster à l’ambivalence des politiques d’individuation du service par des pratiques elles-mêmes contradictoires.
1La qualité du service rendu dans le cadre de l’accompagnement des demandeurs d’emploi est au cœur des transformations qui affectent le service public de l’emploi depuis les années 2000. La loi du 13 février 2008 organisant la fusion entre les entités de l’Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Assédic), chargée de l’indemnisation, et de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), chargée du placement, donne notamment pour vocation au nouvel organisme, Pôle emploi d’« “améliorer l’employabilité” des personnes à la recherche d’un emploi » (article L 311-7). Des dispositifs tels que le Suivi mensuel personnalisé (SMP), mis en place en 2006 [1], ou le profilage [2], destiné à repérer dès l’inscription les risques de chômage de longue durée, correspondent, dans une perspective institutionnelle, à un objectif d’amélioration de la qualité du service rendu au demandeur d’emploi, avec un suivi plus fréquent et plus personnalisé assuré par un conseiller référent unique.
2La mise en avant de la qualité constitue un enjeu majeur dans le contexte de gestion d’un chômage de masse dont Pôle emploi est l’opérateur central. En février 2016, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi en catégorie A, c’est-à-dire sans aucune activité, s’élevait à 3,5 millions en France métropolitaine, et toutes catégories confondues à 6,4 millions (Dares, mars 2016), soit une augmentation d’un million depuis 2009, année de référence des répercussions de la crise bancaire et financière de l’automne 2008 [3].
3La question de la qualité joue aussi un rôle-clé dans la modernisation des services publics, qui associe un traitement plus individualisé à une politique de quantification fondée sur la maîtrise des coûts et la multiplication d’indicateurs permettant d’évaluer la conformité coûts/résultats. La mise en place d’un suivi personnalisé à l’ANPE est ainsi associée à l’émergence de nouveaux indicateurs de performance.
4Dans le champ de l’aide à l’emploi, cette politique de quantification est étroitement liée à l’émergence des politiques dites d’activation des dépenses d’assurance-chômage, dont un certain nombre d’outils de gestion reflètent le caractère (Cassiers et al., 2005) : d’un côté, il s’agit d’individualiser et de renforcer l’accompagnement des chômeurs, d’un autre, de décourager la passivité des personnes qui ne sont pas en emploi, en exigeant des compensations ou en développant les mesures de contrôle et les sanctions.
5Dans quelle mesure ce processus de rationalisation, qui s’effectue au nom de la qualité de service, est-il compatible avec les enjeux mêmes de qualité de l’accompagnement des demandeurs d’emploi ? Comment s’intègre-t-il dans les pratiques professionnelles des conseillers à l’emploi ? Les indicateurs de performance ne renvoient que partiellement à la prise en compte de la qualité. L’intrication entre qualité et rationalisation a des conséquences paradoxales et se révèle dans l’ambivalence des politiques d’individuation du service. La perspective dite « adéquationniste » a notamment pour effet de réduire la dimension relationnelle, pourtant mise en avant, tandis que certaines pratiques de contournement des professionnels apparaissent comme des tentatives de réintroduction de la qualité [4].
La qualité du service à l’épreuve de la stratégie d’activation
6L’objectif d’amélioration de la qualité du service rendu se traduit par la mise en place d’un suivi plus individualisé ainsi que de nouveaux indicateurs portant sur le respect des modalités et des délais de réception.
7L’individualisation du service à l’ANPE est un processus continu à partir de 1998 avec une extension progressive des publics concernés et une intensification de la fréquence des rendez-vous. Mis en place le 1er janvier 2006, le Suivi mensuel personnalisé (SMP) est un système de suivi obligatoire et d’accompagnement des demandeurs d’emploi non sortis du chômage au bout de trois mois, qui représentent 60 % des chômeurs inscrits. Le dispositif débute au quatrième mois de chômage pour la plupart des inscrits [5] et il est assuré par un référent unique jusqu’au placement du demandeur d’emploi.
Indicateurs de performance, suivi personnalisé et qualité
8Individualisés depuis la mise en place du suivi personnalisé, les indicateurs de mesure et de prescription de la performance des conseillers ont intégré les nouveaux critères du SMP. Les indicateurs de suivi de programme portent sur le taux de satisfaction des offres d’emploi et la fourniture de prestations d’accompagnement auprès des demandeurs d’emploi et des recruteurs : ils évaluent simultanément les délais (part de demandeurs n’ayant pas reçu d’offres dans les délais impartis, mise en œuvre des entretiens à 3, 6, 9 mois) et les volumes statistiques, qui constituent le critère majeur de performance.
9La qualité n’apparaît pas centrale dans l’évaluation du SMP mais elle est mentionnée aux côtés des mesures de délai et de volume. Les principaux indicateurs de mesure de la qualité du suivi mensuel sont liés à la tenue d’entretiens présentiels en agence (et non à distance). À partir des comptes rendus des entretiens (appelés aussi « conclusions d’entretiens ») avec les chômeurs rédigés par les conseillers, est également analysé le ratio entre le nombre d’offres transmises et de recrutements y faisant suite, ainsi que la pertinence des propositions « adaptées à la situation des demandeurs d’emploi » [6]. Enfin, la mesure de la qualité passe par le taux de conformité des entretiens dans leurs principales étapes : la recherche d’offres, la cohérence entre le profil décrit et les conclusions d’entretiens, le traitement du profilage ou mise en parcours.
10En dépit de l’affichage de la qualité pour le suivi mensuel personnalisé, le modèle d’évaluation de la performance reste donc majoritairement quantitatif, axé sur des critères souvent préalables ou situés en aval de l’accompagnement plus que sur la qualité de l’accompagnement lors de son déroulement : la rapidité avec laquelle les demandes de l’usager sont prises en compte (et pas seulement celle de son inscription), la manière dont il est reçu, les réponses apportées à ses interrogations. Déployé dans un contexte de crise [7], le SMP correspond dans ses caractéristiques à la définition de la personnalisation de masse qui vise à « standardiser les composantes ou le processus en amont tout en proposant des possibilités de modularité et d’optionalité », selon le concept de Mass Customization employé par Joseph Pine (La Burgade, 2006, p. 116). De plus, ce suivi coïncide avec un durcissement du contrôle de la recherche d’emploi (Lavitry, 2015). Il s’accompagne d’une nouvelle catégorie de sanction, l’absence à convocation, marquant un élargissement des possibilités de sanctions précisé par le décret d’août 2005.
Qualité et redéfinition de l’employabilité
11Comme c’est le cas dans les autres pays européens, les politiques d’activation des dépenses d’assurance-chômage sont marquées en France par trois types d’évolution : le renforcement de l’individualisation du suivi et des indicateurs de qualité de ce suivi, la mise en place du profilage et le renforcement des sanctions, orienté notamment vers le durcissement des critères d’emploi convenable [8].
12Ainsi, la rationalisation du suivi (réduction des délais d’inscription, rendez-vous planifiés à l’avance et réduction du flux) est justifiée par un souci de meilleure qualité de service rendu au chômeur indemnisé, mais ces mesures sont également motivées par l’objectif de proposer au plus tôt des offres d’emploi aux chômeurs les plus employables afin de réduire les durées d’indemnisation.
13De même, le profilage correspond au souci de détecter de manière précoce les chômeurs susceptibles de rester longtemps inscrits. Mais cette modélisation statistique qui prépositionne chaque chômeur sur l’un des trois parcours prévus – Appui, Accompagnement, Création d’entreprise – produit également une redéfinition de l’employabilité. Ainsi, le parcours Appui est préconisé pour les demandeurs d’emploi présentant une « faible distance à l’emploi », c’est-à-dire des demandeurs d’emploi « dont les compétences, capacités et salaires sont en conformité avec un marché porteur » ; le parcours Accompagnement, pour les demandeurs d’emploi présentant une « forte distance à l’emploi », dont « le métier ou le salaire sont en inadéquation avec le marché », le dernier parcours étant celui des créateurs d’entreprise « dont le projet a été validé ». La notion de parcours est donc directement reliée à une définition restrictive de l’employabilité du chômeur, mesurée à l’aune des besoins du marché de l’emploi, comme en témoigne le passage de la notion d’employabilité à celle de distance à l’emploi, et connectée à l’emploi convenable par la référence à la mobilité et aux prétentions salariales.
14Les logiciels apparus depuis 2005 procèdent d’une perspective adéquationniste et automatiste [9] du marché du travail (Pillon, 2014) et se réfèrent en cela aux politiques d’activation, car ils portent sur de nouvelles modalités d’ajustement aux offres d’emploi disponibles. À l’image du logiciel SDR (système de rapprochement), fondé sur un système de scoring qui évalue de manière automatisée le degré d’appariement entre les critères de recherche des demandeurs d’emploi et les offres disponibles, ils visent à augmenter le nombre d’offres d’emploi pourvues en faisant reposer l’appariement sur l’extension des critères de recherche des demandeurs d’emploi.
15S’appuyant sur une standardisation des profils et parcours qui vise à accélérer les processus d’entrée et de sortie, ces dispositifs de segmentation correspondent à la perspective assurantielle adoptée par l’Unédic : orienter en priorité les individus dont la probabilité d’épuiser leurs droits à indemnisation est la plus forte (Ferracci, 2007). Les présupposés de cette approche actuarielle du chômage s’inspirent des sources normatives d’individualisation du chômage, selon lesquelles la décision de travailler résulte d’un calcul coûts/avantages (Zadjela, 2001).
Les effets paradoxaux d’une démarche qualité
16Cette mise en avant de la qualité dans un processus gestionnaire et d’évaluation quantitative constitue une forme d’injonction paradoxale pour les conseillers, qui tentent de s’y ajuster par des pratiques elles-mêmes contradictoires.
17Le SMP a diminué le flux physique de personnes sollicitant un entretien mais n’a pas mis fin à la régulation du flux, qui réduit les aspects relationnels à des dimensions plus fonctionnelles. Ainsi, la mise en place du suivi mensuel s’accompagne d’une rationalisation des temps d’entretien (qui passent de 30 à 20 mn en moyenne). La notion d’accompagnement s’estompe au profit du suivi d’actions, avec la double conséquence d’une injonction au retour rapide à l’emploi (ce qui est mis en œuvre pour trouver rapidement un emploi) et d’une forme de déqualification quant à la densité des entretiens menés. On constate aussi une limitation très forte des animations d’ateliers à la recherche d’emploi, désormais sous-traités, dans lesquels dominait le registre expert du conseil.
Le poids de la rationalisation par rapport au travail relationnel
18La rationalisation du suivi s’intègre dans des organisations nouvelles, avec des dispositifs qui centralisent une partie des tâches jusque-là dévolues aux conseillers. Si ces outils apportent davantage de technicité et libèrent du temps pour le suivi d’offres ou le travail sur les portefeuilles, ils tendraient à réduire également la marge de manœuvre des conseillers. Par exemple, le logiciel qui centralise le traitement des prestations est aussi perçu comme portant atteinte à une qualité d’intervention, étroitement liée au sentiment d’autonomie.
« Je trouve ça pratique, forcément, ça nous fait gagner du temps. Maintenant, le problème c’est qu’avant on avait la possibilité de choisir des organismes et donc de choisir par rapport à une qualité d’organisme aussi ».
20Les conseillers pointent la tension entre la rationalisation gestionnaire [10] et la difficulté à assurer les tâches considérées comme centrales de leur activité professionnelle, relevant d’une part de l’appariement entre les offres d’emploi et les demandeurs d’emploi, et d’autre part de l’aide et de l’écoute. Plusieurs témoignages évoquent une certaine invisibilisation de la dimension relationnelle dans les indicateurs prégnants.
« Les équipes de direction sont en train de recruter des animateurs d’équipe externes, et leur boulot c’est de nous embêter avec les chiffres. Ils font peser la pression du chiffre et vont te reprocher de ne pas avoir assez prescrit d’ateliers, parce que ça sort dans les chiffres. Ils ne tiennent pas compte de tout un travail qui ne se voit pas. J’envoie quelqu’un en bilan de compétences. Au bout de deux ou trois mois, il n’y a rien. Mais après, il se passe quelque chose. C’est du travail pour après ».
22Ce poids de l’activité gestionnaire entraîne des pratiques de mise en conformité qui contredisent une approche qualitative. Ainsi, avec la montée en charge des portefeuilles, et pour satisfaire aux critères d’échéance fixés par les indicateurs, le rendez-vous physique est remplacé par un suivi téléphonique, voire par la fabrication d’entretiens fictifs pour reculer les échéances. L’accent mis sur la satisfaction des offres d’emploi fait que les pratiques de trucage des chiffres persistent en dépit de l’affichage de la qualité de service. Une pratique relatée par certains conseillers est la comptabilisation comme « offres satisfaites » d’offres d’emploi correspondant à un emploi créé et enregistré rétroactivement. Il existe aussi des manipulations récurrentes pour satisfaire aux critères de délai imposés par les indicateurs de suivi des offres d’emploi.
23Outre les pratiques clandestines visant à faire face à cet encadrement par la quantification, il apparaît que les conseillers de Pôle emploi se conforment majoritairement aux indicateurs porteurs d’une traçabilité de leur activité. Une étude systématique des observations directes d’entretiens entre conseillers et chômeurs (Lavitry, 2012) révèle que les pratiques professionnelles observées les plus fréquemment sont reliées à deux types d’indicateurs : le nombre de mises en relation (nombre de positionnements des demandeurs d’emploi pour chaque offre d’emploi) et le nombre de demandeurs d’emploi dits « sans service », c’est-à-dire pour lesquels aucune prestation de courte durée n’a été proposée depuis un nombre déterminé de mois. Un autre lien entre les pratiques les plus fréquemment observées et les indicateurs d’évaluation peut être fait à propos du registre dans lequel certains actes sont formulés : la remise des offres vues en entretien est imposée aux demandeurs par plus de la moitié des conseillers observés (20 conseillers sur 38) et négociée par une proportion légèrement plus élevée (24 conseillers sur 38). De même, l’envoi des demandeurs d’emploi sur des prestations de courte durée (ateliers de recherche d’emploi ou ateliers sur le CV assurés par des sous-traitants) est également imposé par 10 conseillers sur 38 et négocié par trois d’entre eux. Par contraste, les actes professionnels liés à l’accompagnement à la recherche d’emploi, au conseil, apparaissent minoritaires : l’analyse du CV représente 11 % des entretiens observés, les mises en relation directe avec les employeurs et la recherche directe d’informations durant l’entretien respectivement 2,5 et 4,5 %. Cette conformité peut s’expliquer par un fort esprit de corps, d’appartenance à une institution souvent malmenée dans l’opinion publique, mais elle ne doit pas masquer le fait qu’elle porte sur quelques indicateurs les plus apparents, les plus évalués pour examiner les résultats de chaque agence. Elle correspond donc moins à un véritable engagement qu’à une adhésion formelle permettant d’alimenter des pratiques plus en phase avec un idéal professionnel.
Des pratiques de contournement au nom de la qualité
24Ainsi, d’autres pratiques repérées tendent au contraire à réinjecter des aspects relationnels au nom d’un travail « de qualité ». Une issue trouvée par les conseillers est de dégager du temps personnel pour effectuer des tâches professionnellement valorisées, celles qui relèvent de l’intermédiation, c’est-à-dire de l’appariement entre les offres d’emploi disponibles et les demandes d’emploi, au détriment des activités gestionnaires, relatives à la mise en chiffres et aux pratiques de reddition de leur activité.
« Il y a quelque chose qui me choque ici : on est un service public de l’emploi, et on n’a rien pour faire un CV… Il y a des gens qui sont dans la panade, moi je leur fais, leur CV, hein, je prends sur mon temps, je leur fais. Il y a un atelier qui s’appelle “Création du CV”… mais vous ne repartez pas avec un CV ! L’ordinateur Rédac CV est là, vous pouvez le faire, effectivement, mais beaucoup de gens n’y arrivent pas tout seuls. J’ai reçu une petite dame l’autre jour, je lui disais : c’est ça, votre CV ? Elle avait tout écrit à la main. Je lui ai dit : — L’informatique, vous connaissez ? — Non, je ne connais pas. Elle vient de s’inscrire, alors je lui ai dit : — Eh bien, donnez-le moi, je vais vous le taper et je vais vous l’envoyer. Sinon, cette pauvre dame, dans six mois elle est encore là. »
26Un autre indice de la tension entre normes professionnelles et normes gestionnaires réside dans la proportion majoritaire (34,5 %) de préconisations simples dans les comptes rendus d’entretien que les conseillers remettent aux chômeurs. Ces préconisations correspondent à des constats de situations ou d’actions que les demandeurs d’emploi s’apprêtent à mener mais aussi à des mises en suspension de la recherche d’emploi ou encore à des conseils, sans valeur coercitive, pour des entretiens ultérieurs. Elles signalent la présence d’ajustements informels entre les propos tenus lors de l’entretien et les conclusions effectivement consignées. Ces arrangements tacites révèlent l’ambivalence des pratiques, éclairant la part de compromis issue de l’interaction, et la complexité des postures des conseillers qui respectent formellement les normes prescrites, tout en exerçant leurs marges de manœuvre dans l’espace oral et confidentiel du face-à-face. Ces arrangements portent notamment sur les normes d’un appariement rationnel aux yeux des professionnels : sont alors acceptées des suspensions de la recherche d’emploi pour préserver une qualification par la formation ou le refus d’offres trop mal payées. La qualité du service renvoie alors indirectement à l’absence de qualité des emplois offerts.
27***
28Par le type de coproduction qu’elle promeut et la personnalisation qu’elle met en avant comme gage de qualité du service rendu à l’usager, la modernisation du service par l’usager apparaît comme le trait d’union entre l’individualisation du social et l’individualisation des exigences productives. Elle marque toute l’ambivalence des politiques d’individualisation du service social, lesquelles visent à s’adapter aux nouvelles donnes de l’individualisme contemporain mais aussi à soumettre les individus aux contraintes d’un marché partiellement dérégulé.
29Si ce type de transformation par affichage de la qualité de service s’affirme en rupture avec une rationalisation de type industriel [11] (Gadrey, 1994a), car son objectif explicite est de faire progresser la qualité par l’individualisation des services et une professionnalisation marquée par davantage de flexibilité et de polyvalence, elle en partage de nombreux aspects : standardisation pour répondre à l’objectif de calculabilité et de prévisibilité, formalisation des outils, augmentation du rendement, réduction du coût unitaire des prestations. Les financements des services publics passent de la soumission à une logique de moyens à celle d’une logique de résultats (Le Bianic, 2011) ; l’accent y est mis sur la performance par l’augmentation d’indicateurs comptables. Le modèle analysé se rapproche donc plutôt d’une néotaylorisation (Linhart et Mauchamp, 2009) dans la conception du travail, avec la décomposition des activités productives en opérations prescriptibles, la modélisation pour appréhender le contenu du travail direct, l’amélioration de la performance en termes quantitatifs.
30Dans leur ensemble, les pratiques décrites s’apparentent à une tentative pour les professionnels de substituer, à des formes renouvelées de rationalisation industrielle, une rationalisation de type professionnel (Gadrey, 1994b). Le conformisme aux indicateurs dominants issus des politiques d’activation s’accompagne d’arrangements tacites qui visent à échapper à une situation paradoxale, où ce sont précisément les nouveaux critères de mesure de l’individualisation qui limitent le travail relationnel. Dans cette perspective, ces pratiques apparaissent comme des façons de se réapproprier un contrôle et une latitude sur son travail, et finalement de passer d’un travail « sur autrui » (Hughes, 1996) à un travail « pour autrui » dans une acception renouvelée de la qualité de service.
Bibliographie
- Cassiers I., Pochet P. et Vielle P., 2005, L’État social actif : vers un changement de paradigme ?, Bruxelles, PIE-Pieter Lang.
- Ferracci M., 2007, Améliorer le service public de l’emploi : ce que disent les faits, Revue française d’économie, vol. 21, p. 75-135.
- Gadrey J., 1994 a, La modernisation des services professionnels, rationalisation industrielle ou professionnelle ?, Revue française de sociologie, n° XXXV, p. 163-195 ; 1994 b, Les relations de service et l’analyse du travail des agents, Sociologie du travail, n° 3, p. 381-389.
- Hughes E., 1996, Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, éd. EHESS.
- La Burgade E. de, 2006, Bougez avec La Poste, les coulisses d’une modernisation, Paris, La Dispute.
- Lavitry L., 2012, Le jugement d’employabilité : un nouveau savoir pour gérer les chômeurs ?, Sociologies pratiques, n° 24, p. 53-65 ; 2015, Flexibilité des chômeurs, mode d’emploi. Les conseillers à l’emploi à l’épreuve de l’activation, Paris, Presses universitaires de France (Puf). Coll. « Partage du savoir ».
- Le Bianic T., 2011, Les bureaucraties professionnelles face à la nouvelle gestion publique : déclin ou nouveau souffle ?, in Bezes P., Demazière D. et Le Bianic T., New Public Management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ?, Sociologie du travail n° 53, p. 293 - 348.
- Linhart D. et Mauchamp N., 2009, Le travail, Paris, éd. Le Cavalier bleu, coll. « Idées reçues ».
- Pillon J.-M., 2014, Les rendements du chômage. Mesures du travail et travail de mesure à Pôle emploi, thèse de sociologie, Paris Ouest Nanterre.
- Zadjela H., 2001, Faut-il avoir peur des trappes à chômage ?, Revue du Mauss, n° 18, p. 94-104.
Notes
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[1]
Le suivi mensuel pour l’ensemble des demandeurs d’emploi inscrits a été formellement abandonné en 2013.
-
[2]
Le profilage statistique vise à indiquer la probabilité de chômage de longue durée d’un individu au regard d’un bassin d’emploi donné. Il est fondé sur l’utilisation d’un logiciel de diagnostic précoce, conçu à partir de 18 variables liées à la situation personnelle du chômeur, et précise si le métier recherché par le demandeur d’emploi est en tension (secteur dans lequel le nombre d’offres est supérieur au nombre de demandes).
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[3]
En 2009, le taux de chômage a augmenté de 25,6 % par rapport à 2008. Parallèlement, le nombre d’offres d’emploi enregistrées a diminué de 18 % en France métropolitaine entre novembre 2008 et 2009.
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[4]
Les résultats présentés sont issus d’une enquête de terrain menée au sein de plusieurs sites de Pôle emploi entre 2008 et 2011 dans le cadre d’une thèse (Lavitry, 2015). Celle-ci a combiné une centaine d’entretiens avec des conseillers, l’observation de 200 rendez-vous réalisés par 60 conseillers dans sept agences, des études documentaires et des dépouillements d’archives.
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[5]
Sont concernées les catégories 1 (recherche d’un emploi à durée indéterminée à temps plein), 2 (recherche d’un emploi à temps partiel) et 3 (recherche d’un emploi saisonnier ou temporaire).
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[6]
Documentation interne sur le SMP (2009).
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[7]
Le ratio de 60 demandeurs d’emploi par conseiller préconisé par les directives internes a été rapidement dépassé en 2008, ce qui relativise la « personnalisation » des portefeuilles. Le nombre moyen de demandeurs d’emploi suivis par conseiller en France a augmenté, pour atteindre 94,4 en 2009 et 110 en 2010 contre 85 fin 2008.
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[8]
C’est-à-dire une offre d’emploi que le chômeur indemnisé ne peut refuser sous peine de suspension de son allocation. L’« offre raisonnable d’emploi » inscrite dans le Code du travail en 2008 en est l’illustration, intégrant dans la loi la restriction des qualités d’un emploi convenable au fur et à mesure de l’allongement de la durée de chômage.
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[9]
Cette perspective adéquationniste et automatiste s’incarne dans le poids des indicateurs de gestion qui détermine en grande partie l’activité des conseillers et la mise en place d’outils visant à élargir le périmètre de l’offre d’emploi convenable.
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[10]
La rationalisation gestionnaire intègre un nouveau mode d’approche de l’usager, une place plus grande accordée à l’évaluation de la qualité de service, tout en étant guidée par la mise en mesure du service rendu et la multiplication des indicateurs de performance.
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[11]
Caractérisée par une standardisation forte des procédures, des services fournis sous la forme de quasi-produits, la division des tâches entre exécution et conception à tous les niveaux, et une faible individualisation du service.