Couverture de INSO_176

Article de revue

Penser la paternité en dehors du lien à la maternité

Un questionnement à partir de la paternité gay

Pages 76 à 85

English version

1Le mariage entre personnes de même sexe génère un débat passionné, notamment en raison du droit à l’adoption qu’il ouvrirait. Dans un numéro consacré à la paternité il nous est apparu intéressant de regarder la paternité, dissociée de la maternité. Ce « hors norme » nous permet de réinterroger les normes de parentalité comme nous y invite la sociologue Martine Gross, spécialiste de la question de l’homoparentalité. Ingénieure de recherche en sciences sociales au CNRS, au centre d’études interdisciplinaires des faits religieux, elle est l’auteure de nombreux ouvrages dont Choisir la paternité gay (Érès) et Qu’est-ce que l’homoparentalité ? (Payot).

2En quoi le projet parental des parents gays et lesbiens interroge-t-il la maternité et la paternité sociale ?

3Les projets parentaux des gays et des lesbiennes interrogent plus généralement la définition de ce qu’est un parent. Françoise-Romaine Ouellette propose, dans le sillage de David Schneider (1968), le concept de « modèle généalogique » pour décrire notre système de parenté. Ce modèle évoque « une logique idéale d’établissement des filiations selon laquelle chaque individu est issu de deux autres individus d’une génération ascendante et de sexe différent qui l’auraient en principe conjointement engendré, ses père et mère » (1998, p. 157). Il s’en dégage « l’idée que la filiation est un fait de nature, une affaire de consanguinité, ce qui se trouve renforcé du fait que ce sont habituellement les géniteurs d’un enfant qui sont désignés comme étant ses parents » (2000, p. 338).

4La définition de la parenté comme fondée sur les liens procréatifs se trouve défiée tant par les mères lesbiennes que par les pères gays. En effet, accéder à la maternité lesbienne, accéder à la paternité gay, c’est dissocier la procréation de la sexualité. Même si le souhait d’un lien biogénétique entre un père gay ou une mère lesbienne et son enfant est parfois bien présent et exprimé. Les gays, en accédant à la paternité, les lesbiennes, en accédant à la maternité, interrogent notre système de parenté qui associe filiation et liens biologiques.

5Ces disjonctions ne sont pas spécifiques de l’homoparentalité, puisque l’adoption délie déjà la parenté de la procréation, et l’assistance médicale à la procréation (AMP) dissocie la procréation de la sexualité. Cependant, la manière dont le droit de la famille a conçu l’adoption plénière, les limitations d’accès à l’AMP imposées par les lois de bioéthique décrivent un système de parenté dans lequel les parents doivent pouvoir passer pour avoir ensemble procréé leurs enfants. Or, les parents gays et lesbiens valorisent les liens sociaux sans pour autant dévaloriser les liens biogénétiques. Dans les familles lesbiennes coexistent deux mères, une mère dite « biologique » et une mère dite « sociale » (parce que seulement sociale, à la différence de la première qui est à la fois biologique et sociale). Elles n’ont évidemment pas procréé ensemble. L’une a procréé et l’autre pas. Il en va de même avec les pères gays. L’un a procréé et l’autre pas, ou bien aucun n’a procréé (dans le cas de l’adoption). L’anthropologue Corinne Hayden montre que les mères lesbiennes qui ont conçu un enfant par insémination artificielle avec donneur (IAD) explicitent l’importance accordée à ces liens biogénétiques tout en contestant une définition de la parenté fondée sur eux seuls (Hayden, 1995).

6Qu’il s’agisse de couples de femmes, de couples d’hommes ou de couples hétérosexuels infertiles, la procréation se trouve dissociée de la sexualité du couple. C’est pourquoi l’ensemble des modalités homoparentales constituent un véritable laboratoire anthropologique qui permet d’explorer plus généralement les déliaisons contemporaines des dimensions conjugales, procréatives, légales et parentales à l’œuvre dans l’adoption et l’AMP.

7Quelles sont les motivations des pères gays pour devenir parents ? En quoi leur projet parental est-il ou non spécifique ?

8Le désir d’enfant des hommes s’exprime avec plus de force depuis quelques décennies, avec l’émergence de ce que certains sociologues appellent les « nouveaux pères ». Ceux-ci veulent situer leur paternité dans les soins aux enfants, le temps passé et la qualité des relations avec eux (Castelain-Meunier, 2002), malgré le regard social au mieux dubitatif, au pire dévalorisant, sur cette nouvelle conception de la paternité. D’une certaine manière, ces « nouveaux pères » jouent sur le terrain traditionnellement occupé par les mères. Les homosexuels qui souhaitent s’engager dans la paternité se confrontent nécessairement aux normes qui réservent aux mères le terrain des soins aux tout-petits. Des représentations sexistes peuvent s’ajouter aux préjugés homophobes. En occupant le champ du maternage dévolu aux mères, ils confortent chez certains le préjugé que les gays seraient féminins. Attendre un enfant, s’occuper d’un tout-petit est si indissolublement lié à la maternité dans les représentations sociales que certains hommes comparent l’attente de leur enfant à une grossesse et qualifient eux-mêmes de maternelle leur habileté quotidienne avec leur nourrisson. En l’absence d’une mère au quotidien, il est possible que les pères gays soient plus à même d’appréhender toutes les dimensions de la parentalité, tant celles habituellement perçues comme masculines que celles qualifiées d’ordinaire de féminines. Leur paternité interroge en tout cas la spécificité de la relation mère/enfant.

9Non seulement être homosexuel et parent ne va pas de soi, mais être père sans mère heurte encore davantage le sens commun. Or, le désir d’enfant des pères homosexuels ne s’accompagne pas d’un désir éprouvé pour une femme et n’est pas non plus concomitant, sauf dans la coparentalité, du désir d’enfant d’une femme. Le désir d’enfant des pères homosexuels s’autonomise de celui des mères. Cette remarque mise à part, le désir d’enfant des hommes gays ne diffère pas de celui des hommes hétérosexuels : désir de prendre soin, d’élever un enfant ; désir de transmission, de postérité, désir de fonder une famille avec la personne aimée, etc. Emmanuel Gratton, dans sa thèse sur l’homoparentalité au masculin, souligne que « le désir de devenir père chez les gays s’appuie sur les mêmes références et les mêmes codes que celui de tous les parents » (Gratton, 2008, p.17). Il identifie trois axes dans l’expression du désir d’enfant : l’axe existentiel, désir de connaître et d’éprouver cette expérience, l’axe de la transmission ou désir de transmettre ou au contraire de ne pas transmettre ; l’axe de l’alliance, désir partagé de couple ou désir personnel. Chez les pères de mon enquête menée en 2011 (dont les résultats sont publiés dans Choisir la paternité gay, Érès, 2012) auprès d’une soixantaine de gays pères ou futurs pères, le désir d’enfant s’exprime dans une combinaison de ces trois axes : vivre la paternité, transmettre, réaliser un projet parental de couple.

10La plupart des hommes rencontrés en 2010 se projettent en tant que futur parent au quotidien de la vie de leurs enfants. Ils se sont toujours vus avec autour d’eux des enfants à élever, à guider dans la vie. Ils se propulsent dans un avenir où prime l’idée d’exercer un rôle parental au quotidien, avec des responsabilités domestiques et éducatives. Ils s’imaginent « paternant », entourés d’enfants. La présence affectueuse et éducative fonde pour eux le lien de paternité. Leur projet s’adosse d’abord au souhait de faire famille. Pour ceux qui définissent ainsi leur paternité dans la qualité du temps passé avec l’enfant, la rencontre avec ce dernier s’avère plus fondamentale que la biologie pour faire le père.

11À côté de ou combiné avec cette dimension de la paternité en acte, la deuxième dimension du désir d’enfant, l’axe de la transmission, renvoie au prolongement de soi et à l’inscription dans une généalogie. De nombreux hommes évoquent un désir de transmission.

12Que transmet-on ? Les gènes si on est père biologique, mais aussi des valeurs, une lignée, une appartenance. Certains évoquent sans préciser davantage le besoin d’une descendance. C’est que, comme l’écrit E. Gratton, « le désir d’enfant comme désir de transmission renvoie à la fois au prolongement de soi, à l’inscription dans une généalogie et à une participation à la communauté des hommes » (Gratton, 2008, p. 18).

13La dimension conjugale des projets parentaux constitue la troisième dimension présente dans presque tous les témoignages. Pour la plupart de ceux qui avaient enfoui leur désir d’enfantement et qui vont finalement y revenir, le déclenchement a lieu avec l’entrée en conjugalité. Rares sont ceux qui ont mené seuls leur projet.

14Cette dimension conjugale des projets parentaux diffère de ce que révélaient les enquêtes menées auprès des adhérents de l’Association des parents et futurs parents gays et lesbiens (APGL) en 1998 et en 2005. Même en couple, ils menaient alors des projets individuels de paternité, ne se désignant comme deux pères qu’exceptionnellement (Gross, 2006). Les récits de ces hommes semblent dire que le désir d’enfant fait partie de « la nature des choses », qu’on soit un homme ou une femme, qu’on soit hétérosexuel ou homosexuel.

15Quels sont leurs parcours jusqu’à la concrétisation du projet ?

16La plupart des hommes rencontrés lors de mon étude sur la paternité gay ont d’abord fait le deuil de leur paternité. Passer d’une vague préférence sexuelle à l’affirmation d’une identité homosexuelle signifie souvent, dans un premier temps, l’abandon du désir de paternité, ou du moins sa mise en veilleuse. La découverte et l’acceptation de l’homosexualité rendant improbable, voire incompatible un destin de père.

17Les hommes gays qui souhaitent s’engager dans la paternité en dehors d’un lien hétérosexuel prennent généralement plusieurs années avant d’opter pour l’adoption, la coparentalité ou la gestation ou procréation pour autrui (GPA). Dans une étude précédente (Gross, 2006), les pères gays et les mères lesbiennes interrogés sur ce qui avait motivé le choix de l’adoption, de la coparentalité ou bien le recours à l’IAD pour les lesbiennes, la GPA pour les gays, évoquaient tous le fait qu’ils avaient examiné chacune des possibilités et avaient écarté celles qui ne leur convenaient pas, tant du point de vue de leur représentation de l’intérêt de l’enfant que de leur représentation de ce qu’est un parent, un père, une mère, la famille… Choisir l’adoption ou la GPA (l’IAD pour les femmes), c’est opter pour la biparentalité conjugale, c’est concrétiser une certaine représentation de la paternité où prime la relation à l’enfant, sa prise en charge quotidienne et matérielle à temps plein. C’est aussi promouvoir la dimension conjugale du projet parental. Lorsque le choix se porte sur la coparentalité, hommes et femmes déclarent souvent qu’ils veulent donner « un père et une mère » à leur enfant. La coparentalité nécessite d’organiser à deux, trois ou quatre parents et de partager le quotidien de l’enfant généralement en résidence alternée.

18Pour les hommes, les solutions pour devenir pères et élever leurs enfants seulement au sein de leur couple sont moins nombreuses que pour les femmes. L’adoption est une démarche qui a peu de chances d’aboutir lorsqu’on est célibataire, et qui plus est lorsqu’on est un homme. Reste la gestation pour autrui. Les hommes qui se tournent vers la GPA sont très peu nombreux. L’interdiction du recours à cette pratique, l’hésitation à élever un enfant sans mère, les débats autour du risque de marchandisation ainsi que son coût exorbitant expliquent le petit effectif de futurs pères qui choisissent cette voie. Mais leur nombre croît depuis quelques années. Pourquoi ? Parce qu’ils illustrent une tendance sociologique vers une paternité relationnelle. Les hommes veulent de plus en plus s’occuper de leur enfant à plein temps, et ce dès le plus jeune âge. Ils ne veulent pas être des pères d’un week-end sur deux et de la moitié des vacances scolaires. C’est pourquoi ceux qui en ont les moyens se tournent vers la GPA, en se rendant dans les pays où elle est légale, avec les problèmes que l’on sait pour la retranscription de l’état civil des enfants.

19La solution choisie dépend des représentations que l’on se fait de l’intérêt de l’enfant, des définitions qu’on se donne de la famille, de la parenté, de la paternité, de l’importance accordée aux liens biologiques, de la dimension conjugale ou individuelle du projet parental. En dépit des interrogations qu’elles n’ont pas manqué de soulever, ces représentations ont permis à des hommes de s’occuper à plein temps d’un enfant, d’être des pères sans mère.

20Lorsqu’être père biologique leur importe, le choix se portera vers la coparentalité ou la GPA. La réciproque n’est pas vraie, ceux qui ont écarté l’adoption ne tiennent pas tous le lien biologique pour essentiel.

21Dans la plupart des couples, seul l’un des deux sera père statutaire. Le propre des familles homoparentales en France est cette asymétrie puisque deux parents de même sexe pour les mêmes enfants ne peuvent coexister. Comment le choix de celui qui sera père se décide-t-il ? Parfois l’un des deux est porteur du projet parental, l’autre accompagne alors le projet. Souvent les deux souhaitent être père, mais l’un est plus désireux que l’enfant soit de son sang ou relié par une filiation légale, l’autre se situant davantage dans une paternité relationnelle. Le point commun aujourd’hui de la plupart des familles homoparentales, c’est la nature conjugale du projet parental. Il y a une dizaine d’années, les lesbiennes qui choisissaient le recours à l’IAD disaient déjà qu’elles souhaitaient fonder une famille parce qu’elles étaient un couple et qu’elles seraient les deux parents de l’enfant. Les hommes, de leur côté, choisissaient souvent la coparentalité et la nature de leurs projets parentaux était plutôt individuelle même s’ils étaient en couple. C’est une fois bien installé dans la paternité au quotidien que leur compagnon prenait sa place de père social. Aujourd’hui, on opte plus souvent, tant chez les futures mères que chez les futurs pères, pour un projet conjugal, un projet où l’on est deux parents, deux pères ou deux mères.

22Puisque en France le recours à la gestation pour autrui est interdit, les relations parentales peuvent prendre la forme d’une coparentalité exercée au sein de deux foyers. En quoi cette forme de coparentalité interroge-t-elle les normes implicites et explicites de la parentalité ? et en particulier sur les modes d’articulation des fonctions des parents biologiques et sociaux ?

23Les normes implicites de notre système de parenté sont différence des sexes et biparentalité exclusive. Pour le résumer, je citerais la phrase du conseiller d’État Guy Braibant en 1988 : « Un père, une mère, pas un de plus ». Recourir à l’AMP, à la GPA ou à l’adoption pour fonder une famille homoparentale dans le prolongement d’un couple et élever des enfants au sein de ce seul couple sans partager les décisions quotidiennes avec un tiers, c’est certes transgresser la norme de l’altérité sexuelle quand on est un couple de personnes de même sexe, mais c’est se conformer à celle de la conjugalité et de la biparentalité exclusive. Avoir recours à la coparentalité pour fonder une famille homoparentale, c’est se conformer à la norme de l’altérité sexuelle, c’est donner un père et une mère à son enfant, mais c’est transgresser la norme de la biparentalité exclusive car la coparentalité donne plus de deux parents aux enfants.

24La coparentalité semble de prime abord une solution simple pour fonder une famille quand on est homosexuel, car il s’agit pour un homme et une femme de concevoir ensemble un enfant. Pour cela ils n’ont besoin que de leur propre consentement mutuel. Pas d’entretiens avec un psychologue ou un travailleur social, pas de frais exorbitants à engager. L’apparence « hétéroparentale » suffit à garantir aux yeux de la société la légitimité et la cohérence « naturelle » d’un tel projet. Or, sous des dehors de conformité sociale, la coparentalité est une innovation familiale qui peut s’avérer très conflictuelle et difficile à vivre.

25Elle met en tension conjugalité et parentalité. L’arrivée d’un enfant ébranle nécessairement la vie conjugale. De nombreuses décisions doivent être prises, chacune peut être l’occasion d’ajustements. La coparentalité ajoute aux ajustements conjugaux la nécessité de composer avec un autre foyer parental. Les décisions ne peuvent se prendre au sein du seul couple homosexuel, elles doivent tenir compte de la relation entre le père et la mère. Ceux-ci, de leur côté, ne peuvent pas les prendre sans tenir compte de leur conjoint. Dans certaines situations de coparentalité, le compagnon du père, la compagne de la mère s’inclinent devant les accords des père et mère. Ils se tiennent plus volontiers en retrait sans revendiquer une égale reconnaissance de rôle parental, notamment si le projet est davantage celui de leur partenaire que celui du couple. Des tensions exacerbées entre le foyer maternel et le foyer paternel peuvent aboutir à de graves conflits qui ne trouveront de résolution que devant le juge aux affaires familiales (JAF). Lorsque la relation avec la ou les mères n’est pas conflictuelle, un trouble dans le couple de même sexe peut survenir d’un empiètement de la parentalité sur la conjugalité, d’un sentiment de fragilité, voire de jalousie amoureuse du compagnon du père du fait d’une relation qu’il perçoit comme trop proche entre le père et la mère. Une bonne entente, de l’amitié, de l’estime entre le père et la mère sont des conditions indispensables pour fonder une famille en coparentalité, mais ce sont des facteurs qui fragilisent les couples de même sexe. La bonne entente avec la mère peut déstabiliser le couple, tandis que les tensions avec elle peuvent au contraire rapprocher les deux hommes pour faire front commun.

26Les difficultés mises en évidence par les témoignages des hommes rencontrés se rapportent à plusieurs spécificités des projets de coparentalité en contexte homoparental. La première est la mise en concurrence des dimensions conjugale et parentale. Un équilibre, même fragile, devra être trouvé pour protéger le couple tout en maintenant des relations paisibles avec la mère ou le couple de mères. De plus, l’absence de vie commune du père et de la mère homosexuels ne permet pas de confronter à la réalité quotidienne les intentions prêtées à l’autre, les craintes et les projections.

27La deuxième spécificité vient de ce que certains pères gays font résolument partie de ces « nouveaux » pères (qui veulent prendre soin de leur enfant dès son plus jeune âge). Entre des pères qui placent leur paternité dans une relation qui ne peut se construire que dans un temps réel passé avec l’enfant et des mères pour lesquelles les représentations de la maternité se situent sur le même terrain – temps passé avec l’enfant, vécu relationnel et corporel –, les tensions sont inévitables. Si les pères sont « nouveaux », les mères, elles, sont encore assez « traditionnelles ».

28La troisième spécificité vient de ce que le désir de paternité des couples gays, de même que le désir de maternité des couples lesbiens, se heurte aux représentations de notre système de parenté qui, confondant procréation et filiation, ne permet pas à un enfant d’avoir deux pères ou d’avoir deux mères. À la nécessité physiologique de choisir un père géniteur et une mère gestatrice s’ajoutent la désignation de parents légaux et une mise à l’écart de leur compagnon et compagne respectifs qui n’ont aucune légitimité dans la société en tant que parents.

29Il faut certes beaucoup de souplesse, d’intelligence, d’attention à l’autre pour donner toutes ses chances à une coparentalité. Bien des hommes et des femmes ne manquent pas de ces qualités, mais ne parviennent pas à gérer les difficultés liées tant au manque de reconnaissance des familles homo-parentales qu’à la mise en concurrence de la conjugalité et de la procréation.

30Généralement, la relation qui unit le père et la mère dans un couple hétérosexuel préexiste avant leur projet parental, tandis qu’en contexte homo-parental, c’est l’enfant qui réunit un homme et une femme.

31En contexte homoparental, le projet parental préexiste et la relation parentale se créera ensuite de gré ou de force (avec l’aide du JAF) autour de l’enfant. Ce en quoi la coparentalité, sous une apparence de conformité puisqu’elle donne un père et une mère à l’enfant, est en réalité une innovation sociale.

32Est-il moins légitime, notamment au regard des représentations, d’être père gay que mère lesbienne (au regard des compétences parentales associées) ?

33Le regard social est tout à fait différent quand il se pose sur une femme qui devient mère et quand il se pose sur un homme qui devient père. Dans notre société, l’idée que la maternité relève de « l’ordre naturel des choses » pour une femme est fortement ancrée. Le destin de toutes les femmes ne passe plus nécessairement par l’enfantement, mais il n’en reste pas moins qu’une lesbienne devenant mère se réinscrit dans la féminité, dans le regard des autres.

34On oublie la lesbienne et sa sexualité dérangeante pour ne plus voir que la mère. Notre culture idéalise le rôle maternel : la présence, les liens d’attachement à la mère seraient primordiaux et irremplaçables pour assurer le bon développement affectif et émotionnel de l’enfant dans ses toutes premières années. Par extrapolation, deux mères élevant un enfant représenteraient plus d’amour et de soins, ce qui choque moins qu’un homme seul ou qu’un couple d’hommes. Si la maternité inscrit ou réinscrit une femme dans la féminité, les représentations sociales tendent à ne confirmer un père dans sa virilité que s’il maintient une distance lui permettant de jouer le rôle que lui impose le « dogme du père » (Tort, 2004), à savoir, être le tiers séparateur sans lequel la fusion mère/enfant deviendrait mortifère. Se permet-il de « paterner » qu’il se voit traité de « papa poule » ou de « mère bis »… Notre représentation actuelle qui attribue à la seule mère de naissance cette disposition à entourer l’enfant rend difficile l’acceptation d’un homme ou d’un couple d’hommes qui fait le choix d’élever un enfant sans mère.

35Dans les représentations, l’image de deux mères passe mieux. On les questionne sur l’absence d’une autorité structurante généralement associée à la fonction paternelle qu’on finit par attribuer à l’une ou à l’autre, mais on ne mettra pas en doute leurs capacités à materner. L’image de deux pères élevant un enfant sans mère suscite beaucoup plus d’interrogations : un père est-il compétent pour prodiguer des soins à un tout-petit ? Peut-il, comme une mère, être la première figure d’attachement ? Peut-on priver un enfant de mère ? Ce regard porté sur le père sans mère indique à quel point il est difficile d’envisager qu’un homme puisse élever un enfant seul.

36Imaginer un homme seul ou un couple d’hommes élevant un enfant, c’est reconsidérer les schémas familiaux et la place des hommes dans leur fonction parentale et c’est finalement se poser deux questions : la première est celle de la possibilité de s’instituer père sans mère, alors que cette dernière est censée le désigner à l’enfant. La seconde est celle des compétences paternelles : peuvent-elles suffire pour élever un enfant ?

37Pour les conservateurs, l’Église catholique et certains psychanalystes, l’expression « père gay » est un oxymoron. En effet, pour eux, le désir d’enfant n’est légitime qu’au sein d’un couple constitué d’un homme et d’une femme. Un père ne peut être ou avoir été que le mari ou à tout le moins le concubin de la mère. Le désir de paternité doit cohabiter avec le désir sexuel pour une femme et ne peut se penser en dehors de cette cohabitation.

38Se pencher sur la paternité gay, c’est se donner les moyens d’étudier la paternité détachée de la maternité. Explorer le cheminement vers la paternité gay, c’est éclairer plus généralement la paternité, en tant que devenir père sans que ce devenir soit nécessairement articulé au désir d’une femme.

39Ce qui s’oppose à la paternité gay s’oppose plus généralement à la paternité détachée de la maternité et prend sa source dans les représentations qui attribuent exclusivement à la mère les qualités lui permettant d’être la figure d’attachement, et au père celles lui permettant d’être la figure de protection et d’autorité. Les pères peuvent aujourd’hui interagir avec leurs enfants dès les premiers instants de vie, mais, en « paternant » leurs enfants, ils provoquent une sorte de trouble dans les représentations du masculin et du féminin car ils entament un domaine jusque-là réservé aux femmes.

40À la mère les qualités permettant d’être la figure d’attachement, au père celles lui permettant d’être la figure de protection et d’autorité. Les hommes qui s’occupent des tout-petits risquent « d’entacher » leur masculinité de féminin. Cette vision des choses éminemment sociale, culturelle et historique a mis l’accent, en ce qui concerne le jeune et très jeune enfant, sur la relation mère/enfant en accordant moins ou peu d’importance au lien père/enfant, notamment dans les travaux destinés aux professionnels de l’enfance. Ceci, tout en attribuant bien des maux à l’absence de cette figure paternelle d’autorité (masculine) censée opérer la séparation d’une relation mère/enfant trop fusionnelle.

Bibliographie

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  • Hayden C. P., 1995, « Gender genetics and generation : Reformulating biologyin lesbian kinship », Cultural Anthropology, vol. 10, n° 1, p. 41-63.
  • Ouellette F.-R., 1998, « Les usages contemporains de l’adoption », in Fine A. (éd.), Adoptions. Ethnologie des parentés choisies, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 153-176.
  • Schneider D., 1968, American Kinship. A Cultural Account, Chicago, University of Chicago Press.
  • Tort M., 2004, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, coll. « Psychanalyse ».

Date de mise en ligne : 30/05/2013

https://doi.org/10.3917/inso.176.0076

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