1La publicité fonctionne globalement comme un récit que l’on peut lire à différents niveaux : pratique avec les informations fournies sur le produit, esthétique concernant la réalisation du spot ou le graphisme de l’affiche, sociologique à propos des utilisateurs mis en scène, et enfin symbolique à travers les connotations et les points de vue exprimés par les représentations. Pour autant, la publicité n’est pas le reflet exact du monde social, mais plutôt le reflet de l’idée que se font les publicitaires et les annonceurs de ce monde, sachant que ces acteurs sont eux-mêmes parties prenantes des tensions interprétatives propres à la sphère publique. Le propos est ici d’analyser quelle représentation la publicité donne des hommes en tant que pères. Comment les différences entre le masculin et le féminin sont-elles mises en scène ? Ces représentations nourrissent-elles des stéréotypes sexistes ou en prennent-elles le contre-pied ?
Genre et rôles parentaux : un conservatisme contrarié
2Les publicités des années 1950-1960 étaient spontanément sexistes car le sexisme était à la fois légal et légitime dans la société (Pastor, 2012). Pendant le « moment féministe » des années 1970, certaines représentations avaient pu mettre en scène l’autonomie des femmes car cela allait dans le sens à la fois des transformations légales et culturelles et de l’accès des femmes à la consommation sans passer par le contrôle marital. Mais depuis les années 1980, les représentations publicitaires reflètent plutôt un point de vue antiféministe qui consiste à bombarder les femmes d’injonctions à la performance dans tous les domaines tout en les culpabilisant de ne pas parvenir à concilier (en réalité à cumuler) leur vie professionnelle, sexuelle et parentale, tandis que les hommes, déliés des injonctions au virilisme, restent avant tout définis par leur autonomie sociale et professionnelle.
3L’étude réalisée sur 43 campagnes publicitaires diffusées entre 2002 et 2009, sélectionnées avec le mot clé « père », montre que la publicité a bien pris en compte les transformations de la famille, qui n’est plus la famille dite traditionnelle avec la mère au foyer et le père qui travaille à l’extérieur (Macé, 2010) : les femmes travaillent aussi à l’extérieur et les tâches domestiques et parentales sont supposées être partagées. Cependant, on trouve ici une logique de « conservatisme contrarié » typique de la télévision française (Macé, 2006) : la publicité prend acte de ces changements égalitaires mais ne cesse de mettre en scène et de légitimer les résistances masculines à ces changements.
4Les représentations des femmes dans la publicité tendent à faire du maternel et du domestique leur vocation naturelle, normale. Cet implicite sexiste des femmes comme naturellement tournées vers la sphère domestique n’est pas interrogé, et les produits légitiment cette représentation puisqu’ils rendent possible et facilitent l’accomplissement de cette vocation. Deux tendances sont observables. La première correspond au script traditionnaliste de la ménagère : les mères sont mises en scène comme des femmes au foyer compétentes et disponibles, et les produits les accompagnent dans ce rôle. C’est le cas tout particulièrement des goûters de sortie d’école à « l’heure des mamans » : il est évident que les femmes ne travaillent pas à cette heure de la journée et qu’elles savent tout des bienfaits diététiques des produits pour la croissance de leurs enfants. Le second script, plus réaliste, incorpore les contraintes de la double journée des mères actives. Les mères apparaissent alors comme moins compétentes et moins disponibles. Les produits les aident dans ces tâches domestiques non partagées avec les hommes et visent à compenser la charge mentale et la culpabilité de ne pas bien réussir à cumuler vies professionnelle et familiale. C’est le cas des produits de l’industrie agroalimentaire (« à l’ancienne ») et des produits ménagers supposés réduire le temps et l’effort du travail domestique.
5À l’inverse, lorsque des hommes sont mis dans les mêmes situations, l’implicite est qu’ils ne sont pas compétents et que ces rôles menacent leur masculinité. Certes, la fin de l’autorité masculine distante a laissé place à une injonction à la participation des pères. Mais la prise en compte de ces nouvelles pratiques sociales et injonctions se fait de manière étrangement réactionnaire : au lieu que les produits accompagnent les nouvelles responsabilités et formes de relation, ils se présentent comme une manière de contourner, d’échapper à ces injonctions. Ces publicités mettent en scène une défense de l’autonomie masculine contre ces nouvelles tendances en démontrant que les hommes ne sont pas faits « naturellement » pour la parentalité en tant qu’elle est une charge domestique.
Trois formes de résistance masculine et publicitaire à la parité parentale
6Plusieurs grands motifs ont pu être dégagés. D’une part, c’est majoritairement la permanence de stéréotypes sexistes à travers trois grands scripts de la paternité :
Le script de l’évitement
7Dans ce script, les injonctions à la parité parentale apparaissent comme contrariantes car les hommes sont fondamentalement incompétents en la matière : sans doute par défaut de socialisation, mais aussi par leur résistance égocentrique à devenir des pères altruistes. Tandis que les produits accompagnent les compétences « naturelles » des femmes ou les aident à maintenir ces compétences, les produits permettent à l’inverse aux hommes d’échapper à ces responsabilités et de demeurer incompétents. Ainsi, devenir bientôt père sert de prétexte pour s’acheter une nouvelle voiture ; donner à manger au bébé n’est acceptable que s’il dit « papa » en contrepartie (et la boîte de céréales sera renversée par terre) ; rester chez soi en famille n’est supportable qu’à condition d’échapper à l’enfer domestique en travaillant au calme sur son ordinateur…
Le script néotraditionaliste
8Ici, la paternité mise en scène tente de renouer avec un monde masculin qui ne serait pas soumis aux injonctions à une paternité domestique mais qui pourrait continuer d’exercer la seule paternité acceptable qu’est la paternité symbolique, celle de la transmission des savoirs et de la masculinité elle-même comme rapport conquérant au monde. C’est le cas dès qu’il s’agit de placements financiers, prérogative du pater familias redevenu chef de famille seul décideur ; ou bien, pour viriliser l’usage d’un parfum, en signifier l’esprit par la joute entre hommes de trois générations d’une même famille sous le regard d’une femme passive définie comme épouse, belle-fille et mère ; ou bien encore vanter la puissance d’une automobile et de ceux qui la conduise en mettant en scène l’initiation d’un fils par son père dans un monde sans femmes apparentes et défini par la maîtrise des éléments naturels via la puissance technique.
Le script de la réassurance masculine
9Dans cette dernière catégorie de stéréotypes, les pères sont toujours aussi incompétents, mais ils sont de bonne volonté. Les produits sont là pour suppléer cette incompétence, mais les récits insistent sur le fait que cet engagement des pères dans la sphère domestique ne doit en aucune manière mettre en doute leur virilité et leur masculinité. Cela passe par des dispositifs de protections et d’exceptionnalité destinés à protéger la parentalité masculine du féminin et du domestique, en renforçant par contraste les stéréotypes féminins. Faire la cuisine, oui, mais sous une métaphore sportive ou guerrière et muni d’un tablier (accessoire que ne portent jamais les femmes en cuisine) ; aller chercher sa fille à l’école ou changer des couches, oui, mais sous forme d’un film d’action qui en souligne l’exceptionnalité (et toujours vêtu d’un costume de cadre afin de rattacher ces pères à l’univers du travail)…
10D’un autre côté, certaines publicités minoritaires prennent le contre-pied de ces représentations en faisant apparaître des hommes qui assument une bonne part des charges et responsabilités familiales, au sein de structures complexifiées, et en faisant preuve d’une sensibilité émotionnelle, ou bien en faisant apparaître les pères « classiques » comme des stéréotypes : faire la cuisine pendant que l’enfant fait ses devoirs et sans que rien d’autre ne se passe ; tenir son bébé dans les bras en dormant ; ne rien dire de son homosexualité à un père supposé homophobe ou ne pas s’étonner que son père soit transsexuel tout en mettant le public de son côté… Bien qu’il subsiste toujours une part d’ambiguïté : certes, ce père marié trois fois a eu plusieurs enfants et c’est lui qui fait le « taxi » entre les maisons de ses « femmes » et les diverses activités des enfants grâce à son monospace spécial famille nombreuse… Mais c’est l’homme qui reste mobile et qui circule entre des femmes immobiles, et non pas le contraire.
11Bien que ce type d’étude fasse la démonstration de l’aspect méthodique de cette défense quasi réactionnaire d’une paternité non naturelle et contraignante, les publicitaires et les annonceurs concernés (dont de nombreuses femmes) ont rarement reconnu, à l’occasion de séances de visionnage du corpus, qu’il y avait là matière à responsabilité symbolique dans la diffusion de stéréotypes sexistes. En général, ils ne voient là que ressorts narratifs et humoristiques, ou bien plaident non coupable en déportant la responsabilité soit sur les annonceurs définis comme « conservateurs », soit sur les publics définis comme « conformistes ». On peut ici faire l’hypothèse que la sensibilité des publicitaires et des annonceurs à la question est directement liée à l’intensité de sa mise en agenda par les acteurs féministes (qu’ils soient d’État ou militants) : tant que la question paritaire reste limitée au domaine public et que le « privé » du travail domestique n’est pas politisé, de tels stéréotypes publicitaires tendent à se reproduire. On rencontre ici une limite à la critique des stéréotypes dans les médias : tant que les identités de genre légitimes restent définies de façon binaires et constituent une condition structurante de l’intégration et de la définition des identités sociales (dans les familles, à l’école, dans le monde du travail), les annonceurs et les publicitaires ont de « bonnes raisons » de penser qu’il est de leur intérêt d’alimenter et de jouer sur les stéréotypes de genre.
Références bibliographiques
- Macé É., 2010, Les pères dans la publicité, une analyse des stéréotypes à l’œuvre, Paris, Observatoire sur la Responsabilité sociétale des entreprises, disponible sur www.orse.org ; 2006, La société et son double. Une journée ordinaire de télévision, Paris, Armand Colin, coll. « Médiacultures ».
- Pastor A., 2012, Les pubs que vous ne verrez plus jamais : 100 ans de publicités sexistes, racistes ou tout simplement stupides, Paris, Hugo Desinge.