1L’école, en plus de ses compétences professionnelles et de sa mission de transmission culturelle, doit désormais faire preuve de compétences sociales pour la réalisation individuelle. Le processus ne va pas sans fragiliser le lien éducatif, la transmission des savoirs et le statut des enseignants, ce qui entraîne une demande de médiations, soit pour renforcer la relation avec le savoir, soit pour ré-activer les liens au sein de l’établissement.
2L’école est aujourd’hui confrontée à des défis majeurs. Certains de ces problèmes sont le résultat des réformes liées à la massification du système éducatif qui visaient un processus d’expansion et de démocratisation, déterminé principalement par des considérations économiques et de réduction des inégalités sociales, au niveau national. La massification accomplie, l’introduction d’une diversité et d’une flexibilité accrues de l’offre éducative ont rendu nécessaire une redéfinition des programmes, des pratiques et des missions adressés aux enseignants. Ces tendances, observables sur un plan international, ont pour conséquence une double injonction à l’intention de l’école : la transmission d’un bien commun et l’accomplissement d’une égalité de droits dans un idéal d’intégration et, dans le même temps, la réalisation de l’individu dans ses potentialités, dans un projet concret de capitalisation de compétences et de participation sociale. L’école émancipatrice fait progressivement place à une école «?inclusive?», se donnant pour finalité de préparer l’individu à prendre part à la société et à s’intégrer professionnellement et socialement. À l’idéal abstrait d’émancipation se substitue désormais une ambition concrète de responsabilisation et de participation sociale.
3Passée d’un enseignement élitiste à un enseignement de masse, confrontée à une diversification de ses publics et des contextes d’enseignement, ainsi qu’à l’émergence d’une demande de participation sociale, l’école a, dans la plupart des contextes nationaux, répondu à ces évolutions par des adaptations endogènes, dans une visée de gestion de l’hétérogénéité et de démocratisation qualitative. Les effets conjugués de l’apparition de nouveaux publics scolaires, des transformations multiformes des sociétés contemporaines confrontées à de nouveaux défis, en particulier ceux de l’insertion professionnelle des jeunes et de leur intégration dans une communauté politique, ainsi que l’élargissement de l’horizon de référence du travail scolaire du fait de l’accélération de la mondialisation de l’information et de la diffusion des savoirs bousculent et fragilisent l’école et ses enseignants dans leurs missions originaires et dans leurs pratiques quotidiennes.
Fragilisation du lien éducatif et de la transmission des savoirs
4Transformations, élargissements, interdépendances, mais aussi incertitudes?: l’école, au sens large du terme, est devenue incertaine quant à sa mission de transmission culturelle, sous l’effet de l’accélération et de la diversification des lieux et des instances de production de savoirs, d’une reconnaissance de la forme scolaire de moins en moins assurée, et de la variabilité croissante des contextes éducatifs et des conditions d’exercice du métier d’enseignant.
5L’école se voit soumise à des tensions induites par l’évolution des conceptions de la formation et devient un moyen parmi d’autres de formation générale et professionnelle. La perte de son monopole se situe là encore dans le cadre de l’internationalisation de la formation tout au long de la vie, dont l’école devient un élément parmi d’autres. Ce changement est d’autant plus source de médiations qu’il interroge l’un des effets de la scolarisation?: la sortie sans qualification du circuit scolaire, effet qui lui-même interroge les missions de l’École et les transformations qui la touchent.
6En somme, l’école ne peut plus s’appuyer sur l’assurance sur laquelle elle s’est bâtie, celle d’une convergence entre la culture dont elle est porteuse et qui s’y élabore et les formes contemporaines d’intégration sociale et politique des individus. L’école paraît aujourd’hui souffrir de ce que l’on peut reconnaître comme une double instabilité, institutionnelle et subjective. Le monde professionnel dans lequel évoluent les enseignants n’est plus aujourd’hui un univers clos, et son désenclavement est probablement à la mesure de celui des sujets qui y évoluent et y interagissent – enseignants et élèves. L’expérience scolaire ne paraît plus pouvoir, de façon aussi assurée que dans le passé, être saisie en termes d’acculturation, autrement dit par l’examen d’une rencontre?: celle d’une culture scolaire – délimitée et définie à travers des disciplines et des savoirs, des valeurs, des normes et des finalités et, enfin, des pratiques et des conditions communes de passation – avec les individus qu’elle accueille.
7Les savoirs et disciplines sont désormais questionnés dans leur capacité à préparer les élèves à la vie sociale. Ils le sont du fait de l’évolution des pressions sociales qui s’exercent sur l’école?; ils le sont aussi, plus directement encore, sur le plan des prescriptions et des textes qui régissent l’offre d’éducation. Or, on sait que la définition des objets de savoir et des contenus d’enseignement renseigne sur le rôle éducatif de l’École et des enseignants en matière de transmission culturelle, et par là même sur le contrat moral qui les lie à la société.
8Pour des enseignants dont la mission sociale se réfère invariablement à des valeurs liées à la transmission de la connaissance et aux vertus civilisatrices des savoirs, cette discordance croissante entre les savoirs scolaires et les publics scolaires, associée à une fragilisation et à un trouble quant au contrat moral liant les enseignants à la société, rend de plus en plus opaques les formes d’entrée dans l’univers enseignant et de construction d’une identité professionnelle. Ces transformations et ces incertitudes ont justifié dans de nombreux contextes l’évolution des contenus et des dispositifs de formation des enseignants (Malet, 2008, 2009 et 2010) visant à armer ces derniers de «?compétences professionnelles?» pour affronter cette nouvelle donne éducative et scolaire. Mais c’est désormais, et plus largement, sur des compétences sociales, lesquelles ne sont pas contenues dans les missions et les cultures professionnelles qui fondent l’activité des enseignants, que ceux-ci doivent de plus en plus pouvoir s’appuyer (Tardif et Lessard, 2004).
La médiation : quelques repères sur une notion polysémique
9La médiation a envahi l’espace social. Notion nomade invoquée de façon parfois plus programmatique que problématique dans de nombreux champs de savoirs et de pratiques sociales, son inflation et la diversité de ses domaines d’application – la justice, la culture, la famille, l’entreprise, l’éducation – semblent a priori entamer sa portée analytique et son caractère discriminant.
10Dans le champ scolaire, son usage concerne de façon générale des médiations humaines et désigne deux types d’approche. Tantôt, sur un plan sociocognitif et pédagogico-didactique, celui du processus enseignement-apprentissage, elle réfère à l’ensemble des moyens par lesquels un tiers – l’enseignant – favorise la rencontre entre l’élève et les savoirs scolaires. Elle approche alors la relation enseignant-enseigné sur le plan de la transmission des savoirs scolaires et sur celui de la construction de savoirs par le sujet apprenant. Tantôt, sur un plan socio-éducatif, la médiation scolaire désigne les moyens déployés pour créer ou re-créer du lien social entre les acteurs et usagers de l’école, ce que j’appelle, pour faire simple, le lien éducatif. Elle fait alors figure d’outil d’activation ou de réactivation de liens distendus entre l’élève et l’institution scolaire. Elle peut mobiliser dans ce but d’autres acteurs que les enseignants (des intervenants et des acteurs périscolaires par exemple, mais aussi les élèves eux-mêmes)?; quand elle s’appuie néanmoins sur l’expertise de l’enseignant, elle introduit un nouvel élément dans son activité et élargit son champ d’action par un déplacement d’une mission de transmission culturelle vers un rôle de conciliation, d’intégration sociale et de formation civique et politique.
11Sous l’influence de cet ensemble éclaté de motifs, «?les problèmes de la société?», observent Rayou et van Zanten, «?sont entrés dans les établissements scolaires, faisant évoluer le travail enseignant vers des rôles de travailleur social, d’éducateur et de psychologue » (2004, p. 31). Les enseignants œuvrent alors, souvent à travers des épreuves subjectives, dans cette dimension extensive de l’activité d’enseigner, pour laquelle ils sont si peu et de moins en moins formés. La médiation s’exprime davantage dans des contextes éducatifs dans lesquels le travail scolaire est perturbé par des conflits, par des phénomènes de décrochage ou de résistance à la forme scolaire?; elle favorise un aménagement, dans le temps et l’espace de l’école, de lieux de participation sociale, d’écoute et de parole, adressant au passage à l’activité enseignante de nouvelles attentes. Outre une hétérogénéisation des publics scolaires qui en partie l’explique, la fragmentation même de l’éducation en milieu scolaire, à la fois sur un plan sociologique et sur celui des contextes d’exercice (Duru-Bellat et van Zanten, 2005), n’est pas étrangère à ces évolutions.
12Sans doute ces deux usages, très rapidement brossés, de la médiation en milieu scolaire, qu’ils soient constitutifs de la relation enseignant-enseigné ou qu’ils soient plus récemment introduits dans l’espace scolaire, recouvrent-ils des pratiques sociales et éducatives variées et, sans pour autant se confondre, s’interpénètrent-ils sur bien des plans, ne serait-ce que pour la raison suivante?: l’élargissement de l’activité enseignante à une mission de formation politique et sociale de l’élève produit des effets sur les savoirs scolaires eux-mêmes, leur définition et leur transmission, et sur les disciplines qui les organisent, lesquelles se trouvent dès lors interrogées dans leur propre capacité à former des élèves armés pour la vie sociale.
13Il est une troisième forme de médiation qui s’exprime dans l’espace scolaire, à laquelle on pense peut-être moins spontanément et qui cependant conditionne et traverse les pratiques, les discours sur ces pratiques et les usages précédemment décrits : elle a trait à l’horizon à la fois social, culturel et politique des pratiques scolaires. Ce troisième pôle, de médiation politique donc, inscrit la problématique de la médiation en milieu scolaire sur un plan sociétal et international et confère à la notion une dimension fortement dynamique.
14Il ne faut pas négliger le fait que, désormais, les évolutions et transformations du travail scolaire tiennent grandement à des pressions exogènes qui, sous l’effet de l’intégration dans des ensembles politiques et de la diffusion de principes organisationnels et de référentiels transnationaux communs en matière scolaire, génèrent une certaine convergence des cadres formels de régulation de l’école, de l’activité enseignante et des pratiques scolaires. Dans la période récente s’est ainsi greffée à des évolutions endogènes une nouvelle contrainte pour les contextes nationaux, celle de réformer leurs systèmes d’enseignement afin de les rendre plus «?compétitifs?» au niveau international. La mondialisation contraint les systèmes éducatifs nationaux à transformer leur mode d’administration, dans un souci d’optimisation de leurs performances. Ce nouveau consensus éducatif, caractérisé par la colonisation des politiques scolaires par des impératifs économiques, donne pour mission à l’école le développement d’une main-d’œuvre compétente et flexible. Ces attentes et ces injonctions au changement qui s’exercent sur les mondes scolaires ont des origines, des objets et des contenus divers. Elles concernent aussi bien les curriculums, les objets de savoirs et les contenus d’enseignement, l’organisation du travail et du temps scolaire que le fonctionnement des établissements, devenus progressivement le cadre privilégié de référence de l’action éducative, de sa régulation et de son évaluation.
Enseigner quand même…
15Les transformations dans l’exercice du métier d’enseignant s’expriment avant tout par une extension, une diversification et une complexification des tâches des enseignants (Malet 2008 et 2010). Devant composer avec des élèves qui n’ont jamais été aussi hétérogènes, les enseignants sont appelés à assumer des missions complexes et se trouvent de plus en plus écartelés entre les cultures et les mythes professionnels qui fondent et légitiment leur activité, d’une part, et un appel à une rationalisation de leur action, sur le plan individuel et collectif, d’autre part, qui perturbe les normes professionnelles en usage dans tel ou tel contexte et brouille leurs missions originaires.
16L’ensemble de ces évolutions encourage à accorder une attention soutenue aux contextes éducatifs et scolaires locaux, aux dynamiques professionnelles et identitaires qu’ils abritent, tout en conduisant à interroger les ressorts et les processus politiques qui accompagnent et encadrent ces déplacements et les médiations qui s’y opèrent (Lessard et Meirieu, 2005?; Malet, 2005 et 2011). En effet, au-delà des attentes parfois contradictoires dont ils font l’objet et des transformations qui encadrent leur activité, les enseignants font, sur le terrain éducatif, l’épreuve quotidienne d’une résistance croissante des élèves à la forme scolaire. Cette résistance est la conséquence à la fois d’une rentabilité sociale de l’école moins assurée et de la présence dans l’école et dans les classes de «?nouveaux publics?» qui entretiennent une proximité variable avec les savoirs scolaires, publics plus «?difficiles?», plus rétifs à la culture scolaire et à l’autorité.
17Les espaces de médiation se superposent, non restrictifs à des savoirs scolaires qui sont de plus en plus concurrencés par des savoirs non scolaires. Les élèves développent, dans et hors l’école, une culture propre, difficilement compatible avec, et encore moins soluble dans, la culture scolaire. Les enseignants occupent une place charnière, de médiateurs précisément, entre ces divers espaces d’identification et sphères culturelles.?Ces évolutions, associées au développement de nouvelles instances de production et de diffusion des connaissances, questionnent aussi les contenus même d’enseignement, en particulier dans des contextes nationaux – comme la France – marqués par une tradition éducative de type encyclopédique fondée sur le rationalisme (McLean, 1990), moins préoccupée de l’utilité pratique des savoirs que de la transmission des savoirs disciplinaires et de la culture, mission dans laquelle les enseignants trouvent leur légitimité sociale. Cela a pour conséquence une recomposition des savoirs scolaires génératrice d’incertitudes, pour l’institution scolaire comme pour ses acteurs (Malet, 2009 et 2010?; Malet et Soëtard, 2010).
18Face à l’ensemble de ces évolutions, les nouveaux enseignants se sentent trop souvent démunis, à tel point qu’à l’heure où, dans la plupart des pays européens, une proportion importante des enseignants en activité sont sur le point de prendre leur retraite, les risques de pénurie préoccupent les décideurs, d’autant que l’intérêt pour la profession décroît considérablement (Cros et Obin, 2004?; Eurydice, 2004?; Malet, 2009).
19Les problèmes ne se posent pas partout de la même façon, ne donnent pas lieu aux mêmes formes individuelles et collectives de gestion de ces difficultés, mais témoignent des difficultés conjointes des nations autant que des acteurs éducatifs à anticiper et à faire face à la complexification du métier d’enseignant.
20Cela doit conduire à souligner fermement, quel que soit le contexte de son accomplissement, que la légitimité de l’activité d’enseigner n’a de validité que si le politique et la société lui accordent crédit et confiance, dans le cadre d’un contrat moral qui fonde les institutions éducatives et scolaires, et que cette activité est reconnue de l’ensemble de ses membres et de la société dans ses finalités. Or, tant le contrat moral entre les nations et les enseignants que la coïncidence entre une identité sociale héritée et une activité professionnelle vécue sont aujourd’hui défaillants. Les raisons en sont diverses selon les contextes culturels et sociaux, mais il est un fait commun à ces divers contextes que les difficultés liées à la diversification des publics scolaires dans un enseignement de masse ont engendré chez les enseignants des incertitudes sur leur capacité à assumer les missions qu’on leur assigne et une quasi-impossibilité à énoncer une identité professionnelle commune et reconnue de tous. Longtemps protégés par un statut social clair et stable, les enseignants sont aujourd’hui clairement exposés à un trouble par rapport à la visibilité et à la complexification de leur activité, qui est très fortement aggravé par le désengagement contemporain de l’État pour la formation à son exercice, tout au moins en France.
Bibliographie
- ? Brisard E. et Malet R., 2003, «?La formation professionnelle des enseignants en France et au Royaume-Uni?: dispositifs d’alternance et modèles de formation?», Revue française de pédagogie, n° 144, p. 57-68.
- ? Cros F. et Obin J.-P., 2004, Attirer, former et retenir des enseignants de qualité, rapport de base national pour la France, Paris, OCDE.
- ? Descombes V., 1996, Les institutions du sens, Paris, Les Éditions de minuit, coll. «?Critique?».
- ? Dumay X. et Dupriez V., 2009, L’efficacité dans l’enseignement. Promesses et zones d’ombre, Bruxelles, De Boeck.
- ? Duru-Bellat M. et Zanten A. (van), 2005, Sociologie de l’école, Paris, Armand Colin, coll. «?U sociologie?», (3e éd.).
- ? Eurydice, 2004, Rapport sur l’attractivité de la profession enseignante en Europe, Bruxelles, Eurydice.
- ? Lessard C. et Meirieu P. (dir.), 2005, L’obligation de résultats en éducation. Évolutions, perspectives et enjeux internationaux, Bruxelles, De Boeck.
- ? Malet R., 2005, «?Les mondes scolaires et enseignants et la construction culturelle et politique du sens?», in Malet R. et Brisard E., Modernisation de l’école et contextes culturels. Des politiques aux pratiques en France et en Grande-Bretagne, Paris, L’Harmattan, coll. «?Éducation comparée?» ; 2008, La formation des enseignants comparée, Berne, Peter Lang ; 2009, (coord.), Dossier «?Le métier d’enseigner à l’épreuve des contextes?», Éducation comparée, n° 2 ; 2010, (dir.), École, médiations et réformes curriculaires, Bruxelles et Montréal, De Boeck?; 2011, (coord.), Dossier «?Former sous influence internationale. Circulation, emprunts, transferts dans l’espace francophone?», Recherche & formation, n° 65.
- ? Malet R. et Brisard E., 2005, Modernisation de l’école et contextes culturels. Des politiques aux pratiques en France et en Grande-Bretagne, Paris, L’Harmattan, coll. «?Éducation comparée?».
- ? Malet R. et Soëtard M. (coord.), 2010, Dossier «?Les politiques de la diversité culturelle en éducation. Aspects internationaux?», Éducation comparée, n°?4.
- ? McLean M., 1990, Britain and a Single Market Europe, Londres, Kogan Page.
- ? Rayou P. et Zanten A. (van), 2004, Enquête sur les nouveaux enseignants. Changeront-ils l’école??, Paris, Bayard, coll. «?Essais?».
- ? Tardif M. et Lessard C. (dir.), 2004, La Profession d’enseignant aujourd’hui, Paris et Bruxelles, De Boeck.