Couverture de INSO_151

Article de revue

Égalité des sexes et pouvoir en Grande-Bretagne

Pages 112 à 117

Notes

  • [1]
    Mary Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Men (1790), et A Vindication of the Rights of Woman (1792).
  • [2]
    Françoise Barret-Ducrocq, Le mouvement féministe anglais d’hier à aujourd’hui, Paris, Ellipses, 2000, p. 35 et sqq.
  • [3]
    Ibid., p. 42-61.
  • [4]
English version

1La reconnaissance de la diversité des femmes a été au cœur des revendications des Anglaises. Les différences sociales entre femmes se sont mêlées aux inégalités entre hommes et femmes. Toutefois, les réponses institutionnelles ont rarement été à la hauteur de ce défi. Il n’en demeure pas moins que les statistiques font état de progrès significatifs en matière d’accès aux postes de responsabilité.

2À la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, les deux revendications [1] de Mary Wollstonecraft font l’effet d’une bombe. Elle déduit, de l’égalité naturelle entre tous les êtres humains, l’égalité entre les femmes et les hommes et, à partir du postulat selon lequel la civilisation a été « très partiale » vis-à-vis des femmes, elle réclame des mesures fortes destinées à éradiquer cette injustice. Parmi les plus novatrices : un système universel d’éducation nationale mixte et l’ouverture aux femmes de tous les métiers. Ce projet philosophique, le premier à se fonder sur le respect de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, restera pourtant longtemps lettre morte.

Histoire des revendications féministes en Grande-Bretagne

3Au XIXe siècle, quatre luttes principales s’amorcent pour changer l’ordre ancien de façon irréversible. À partir de 1840, la lutte pour le droit à l’éducation et celle pour le droit à détenir des biens propres après le mariage aboutiront, dans le premier cas, à la création d’établissements secondaires pour jeunes filles, à la mise en place de diplômes nationaux [2] et à une véritable révolution dans le monde universitaire, où les étudiantes se verront, dans les années 1870, acceptées dans des colleges non mixtes [3]. Quant au droit à détenir des biens propres, après une farouche résistance de plus de vingt-cinq ans de la Chambre des Lords, le Married Women’s Property Act sera voté en 1882. Toute femme aura dorénavant le droit de conserver comme sa propriété personnelle les biens dont elle est propriétaire avant son mariage, ainsi que ceux qu’elle a acquis après ce mariage. Elle peut naturellement intenter une action en justice contre son mari. Il ne s’agit pas seulement d’une victoire sur la dépossession légale systématique dont les femmes avaient été victimes. Cette mesure est le dernier verrou légal qui sépare celles-ci de l’accès au droit de vote fondé alors sur le cens électoral.

4De tous les combats pour l’égalité des sexes, celui pour l’acquisition du droit de vote fut le plus long : soixante et un ans s’écoulèrent entre le premier vote favorable du Parlement anglais, en 1867, et l’établissement du suffrage universel, en 1928. Au cours de cette lutte interminable, les femmes apprirent à peser ensemble sur le monde. Une expérience et des traditions de lutte se formèrent, génération après génération, qui, jusqu’à aujourd’hui, demeurent dans la mémoire collective des femmes anglaises. L’image de dizaines de milliers de femmes manifestant dans les rues, brisant les vitres des fenêtres du Parlement, résistant vigoureusement à leur interpellation par la police, est aux antipodes de celle que la majorité du public se fait alors de la douceur féminine et des femmes toutes soumises à leurs devoirs maternels et domestiques.

5Malgré ce long et violent combat pour accéder à une égalité de droits et de pouvoirs avec les hommes, ou peut-être à cause de lui, la société britannique est longtemps restée clivée entre monde des femmes et monde des hommes. Détentrices pour l’essentiel d’un pouvoir marginal ou de lobbying, il a toujours fallu compter avec les innombrables organisations féminines philanthropiques, religieuses, syndicales, politiques, avec les clubs aussi prestigieux et élitistes que leurs équivalents masculins d’où les femmes avaient été exclues, et surtout avec les très puissantes associations d’anciennes élèves des grands colleges d’Oxford ou de Cambridge.

6Même si ce paysage social n’a pas disparu aujourd’hui, il a été transformé en profondeur par la révolution du Women’s Lib des années 1970.

7La volonté d’affirmer une solidarité indéfectible avec les autres femmes ainsi que la volonté individuelle et très protestante de comprendre les raisons de sa propre aliénation contribuèrent à remettre en question le moule traditionnel. Le mouvement, lors de sa première réunion nationale, formula quatre revendications jugées essentielles : la création de crèches gratuites, ouvertes 24 heures sur 24, un salaire égal entre les hommes et les femmes pour un travail égal ainsi qu’un accès à toutes les formations et à toutes les professions et le droit sans condition à l’avortement et à une contraception libre et gratuite.

8Dans la rue, mais aussi dans leur milieu professionnel, particulièrement dans les universités, le mouvement du Women’s Lib va être largement suivi : manifestations, grèves, actions médiatiques. Outre la création d’un univers autonome féministe, l’essentiel de l’activité va consister à faire pression sur les institutions, en particulier sur l’école. Les enseignantes et les travailleuses sociales, souvent très proche du Women’s Lib, incitent syndicats et parents à porter plainte en s’appuyant sur le Sex Discrimination Act de 1975, qui interdit les discriminations entre filles et garçons. À l’intérieur des programmes existants, on cherche à prendre en compte le statut des femmes et, dans une perspective plus radicale, on organise des cours de Women Studies, devenus aujourd’hui Gender studies, dans les universités et dans les instituts de formation pour adultes. Autre action féministe caractéristique : la pression exercée à l’intérieur des syndicats, des partis et de l’appareil législatif. Certes, la mobilisation unitaire avec les travailleurs n’est pas toujours facile, surtout lorsque le chômage se développe, à partir de la deuxième moitié des années 1970. Le Parti travailliste au pouvoir avait adopté des mesures législatives contre toutes les formes de discrimination à l’embauche et en particulier à l’égard des femmes. Il met alors en place une commission chargée de veiller à l’égalité des « opportunités » dans la vie sociale, auprès de laquelle les femmes et les hommes qui s’estiment lésés dans l’embauche ou dans l’évolution de leur carrière et de leur rémunération, notamment en fonction de leur sexe, de leur race ou de leurs pratiques sexuelles, peuvent porter plainte.

Des femmes dans les lieux de pouvoir : état des lieux des luttes et dispositifs

9Aujourd’hui, la situation des femmes en Grande-Bretagne dans les postes d’autorité et de responsabilité se présente de la manière suivante : on constate tout d’abord une augmentation numérique constante des femmes exerçant une activité salariée. En 2008, les statistiques officielles [4] dénombrent 14,3 millions de salariées en Grande-Bretagne, à côté de 16,9 millions d’hommes. Cette évolution vers une quasi-parité est d’autant plus importante qu’elle s’accompagne d’une qualification plus élevée de celles qui exercent une profession. Ces deux éléments permettent d’écarter l’idée, longtemps ancrée dans la société anglaise, d’un emploi complémentaire destiné à permettre aux femmes l’acquisition de biens superflus et souvent frivoles (the pin money). On voit hommes et femmes partager dans les couples un rôle identique pour atteindre un meilleur niveau de vie. Le rôle de breadwinner (homme gagne-pain), sur lequel a longtemps été fondé le Welfare State (État-providence), n’est plus exclusivement masculin.

10Dans cette optique, il est fondamental d’étudier la situation des femmes dans les postes d’autorité et de responsabilité, et ce pour deux raisons au moins : leur influence sur les changements sociétaux est, comme en ont conscience les féministes anglaises, plus grande si elles occupent des postes élevés, tant en proposant ainsi des modèles aux jeunes étudiantes qu’en modérant inévitablement par leur présence le jeu de l’auto-recrutement masculin par cooptation, et le nombre de femmes diplômées, souvent très brillamment, de l’enseignement supérieur devrait se retrouver dans la structure de l’emploi dans les postes de responsabilité.

11Pour préciser l’état de la situation actuelle, nous disposons, pour la Grande-Bretagne, d’un instrument d’évaluation très précieux. En effet, chaque année, depuis cinq ans, paraît un rapport officiel extrêmement détaillé intitulé Sex and Power, publié désormais par la Commission pour l’égalité et les droits humains. Ces éléments viennent s’ajouter aux données un peu plus générales collectées depuis une quarantaine d’années. La Commission est née le 1er janvier 2007 de la fusion entre l’Equal Opportunity Commission, créée en 1975 pour veiller à l’application de la loi sur l’égalité entre hommes et femmes, la Commission pour l’égalité raciale (Commission on Racial Equality) et la Commission pour les droits des personnes handicapées (Disability Rights Commission). Elle joue un rôle actif dans la lutte contre toutes les discriminations (à l’égard des femmes, des minorités ethniques et des personnes en situation de handicap), dans la réception des plaintes, dans la rédaction de rapports officiels et dans le lobbying auprès du gouvernement et des acteurs sociaux.

12On note ainsi une évolution tout à fait impressionnante entre 1974 et 2003 : le pourcentage de femmes dans les rangs des cadres supérieurs du secteur privé passe de 1,8 % à 29,6 %. On constate, sur la même période, une augmentation significative du pourcentage des femmes dans la haute fonction publique et dans la magistrature.

13Deux phénomènes sont en revanche à peu près constants : la disparité d’un secteur d’activité (ou d’un département ministériel) à un autre et l’extrême lenteur de la progression du nombre de femmes dans les postes « masculins ». Ainsi, on ne s’étonnera pas vraiment que le pourcentage de femmes parmi les officiers supérieurs, amiraux et généraux demeure très faible : 0,4 % en 2007-2008. Mais on peut être surpris du fait que le pourcentage de femmes chefs d’établissement secondaire soit seulement passé de 30,1 % à 34,1 %, de même que celui de magistrates de l’ordre judiciaire n’est passé que de 6,8 % à 9,6 %.

14En réalité, on ne constate de véritable progression, au cours des cinq années de référence (2003-2008), que dans huit secteurs sur les vingt-cinq pris en considération : dans treize secteurs, l’avance n’est, en moyenne, que de 1 % par an, et dans six secteurs, on note une baisse inquiétante. Ces éléments sont d’autant plus préoccupants que le nombre de jeunes filles qui réussissent brillamment à l’université est en constante augmentation : trois des diplômés de l’université sur cinq sont des femmes et cela dans toutes les disciplines. Ce déficit au niveau des effectifs rend la perspective de la parité parmi les cadres supérieurs titulaires de postes d’autorité encore lointaine. Il se double de la persistance de la différence de niveau de rémunération et de rythme d’avancement entre hommes et femmes jusque dans les postes les plus qualifiés et les mieux rétribués. Une étude a été menée au début de l’année 2008 par un organisme de recherche et d’action, le Gender Equality Network, sur un échantillon d’hommes et de femmes nés en 1958 et bénéficiant, chacun dans leur secteur et sur la période allant des 33 aux 42 ans des enquêtés, des carrières les plus gratifiantes. Elle montre que l’augmentation des salaires masculins, pendant cette période, a été en moyenne de 22,4 %, contre 16,2 % pour les salaires féminins. L’explication avancée par les auteurs de l’enquête au fait que cette situation perdure trente ans après que le gouvernement britannique a mis en place une législation très complète imposant l’égalité des rémunérations entre hommes et femmes est qu’un grand nombre de femmes sont employées dans des secteurs professionnels très « féminisés », comme la santé ou l’enseignement, où les perspectives de promotions et de salaires sont notoirement moins avantageuses.

15Une autre source de discrimination contribue à modérer l’intérêt des données statistiques brutes : si, de 2000 à 2007, on ne peut que se féliciter de l’augmentation de 78 % (de 69 à 123) du nombre de postes occupés par des femmes au sein des conseils d’administration des cent plus grosses entreprises britanniques cotées au Financial Times Stock Exchange (FTSE, équivalent du CAC 40), il ne faut pas perdre de vue que, dans la même période et dans les mêmes sociétés, le nombre de femmes membres de conseils d’administration effectivement chargées de fonctions de direction est passé de 11 à 13. Les augmentations vertigineuses exprimées en pourcentage ont des effets trompeurs. Les effectifs réels sont souvent faibles et la nomination d’une troisième magistrate à la Haute Cour de justice fait bondir les statistiques de 33 %, de même que la démission d’une femme députée à l’Assemblée du Pays de Galles et son remplacement par un élu masculin fait passer la représentation féminine d’une exacte parité à un « modeste » 48 %.

16Le cinquième rapport annuel Sex and Power présente donc un bilan mitigé des reculs et des avancées concernant la place des femmes dans les postes d’autorité, de responsabilité et d’influence. On note aussi avec intérêt que la Commission pour l’égalité et les droits humains considère qu’elle n’est pas seulement investie d’un rôle d’observation. Elle conclut son rapport dans les termes suivants : « Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour inciter les employeurs et les responsables politiques à réussir des changements significatifs dans le sens que souhaite la population […]. Changer l’organisation du travail ne permettrait pas seulement aux femmes de poursuivre la carrière qu’elles ont choisie après la naissance de leurs enfants mais cela permettrait aussi aux pères qui le souhaitent de vivre une paternité active […]. La politique gouvernementale et le monde des affaires prennent graduellement conscience des effets positifs de conventions de travail modernes, innovantes et flexibles. » On assiste donc à une prise de position et à un engagement, certes plus incitatif que coercitif, mais sans ambiguïté, des responsables publics.

17Cette prise de position de la commission ne fait perdre à ses membres ni leur lucidité ni leur sens traditionnel de l’humour. Ceux-ci comparent l’allure des progrès certains mais trop lents de la parité à celle d’un escargot. En ces lendemains de Jeux olympiques, le rapport déclare qu’il faudrait deux-cent douze ans à un escargot pour parcourir toute la longueur de la Grande Muraille de Chine, soit « juste un peu plus de temps que les deux-cents ans qu’il faudra aux femmes britanniques pour être représentées à égalité à la Chambre des Communes. »

18Ainsi, dès la fin des années 1970 sont élaborés des engagements croisés entre féministes et certains groupes de pression et la frange la plus radicale du Parti travailliste ou des syndicats. On assiste à une mobilisation très active aux côtés du Comité pour le désarmement nucléaire (CND) et, plus globalement, de ce qui va devenir le mouvement écologique. De ce fait, beaucoup de femmes étrangères au mouvement féministe vont entrer en politique et en toucheront les dividendes dans le cadre des institutions européennes et dans celui de la décentralisation (devolution), puisque la loi britannique interdit toute forme de cumul des mandats électoraux et que les hommes politiques privilégient les mandats nationaux. Ce phénomène sera particulièrement illustré par le pourcentage de femmes présentes au Parlement national de Westminster (de l’ordre de 15 % à 19 %), par contraste avec l’Assemblée du Pays de Galles ou avec le Parlement écossais, où il va très vite avoisiner 50 %, et ce sans l’existence d’une loi sur la parité dans les assemblées représentatives.

19***

20Certes, on peut dire à une fille qui naît aujourd’hui qu’il n’est pas un seul secteur de la vie intellectuelle, artistique ou professionnelle auquel elle n’ait accès si elle s’en donne les moyens. Mais il convient de nuancer ce constat de victoire. Tout d’abord, en dépit du sentiment exaltant de « sororité » ressenti par les militantes, les luttes menées par les femmes n’ont jamais pu transcender leurs différences sociales. Les féministes anglaises de ces dernières décennies ont été très nombreuses à donner à leurs actions ce sens-là, à se fixer pour objectif la défense des droits de toutes les femmes, quelle que soit leur appartenance ethnique, sociale ou culturelle. Les résultats ont souvent été modestes.

21En outre, il leur a fallu faire la preuve de leurs talents et de leurs compétences à un niveau sans commune mesure avec ce qui était demandé à leurs homologues masculins. L’évolution des mœurs et la multiplication des familles monoparentales a encore accru la lourdeur des responsabilités féminines. Le déficit en crèches publiques ou privées reste criant, malgré quelques avancées ponctuelles dans certains ministères (notamment aux Affaires étrangères) et dans quelques grandes entreprises. Pour reprendre une métaphore empruntée à la physique, l’examen de la situation actuelle fait penser à ce principe selon lequel tout système qui a subi un bouleversement finit par retrouver son point d’équilibre, un point qui, ni en Grande-Bretagne ni dans le reste de l’Europe, ne correspond actuellement à l’égalité entre femmes et hommes.

Notes

  • [1]
    Mary Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Men (1790), et A Vindication of the Rights of Woman (1792).
  • [2]
    Françoise Barret-Ducrocq, Le mouvement féministe anglais d’hier à aujourd’hui, Paris, Ellipses, 2000, p. 35 et sqq.
  • [3]
    Ibid., p. 42-61.
  • [4]
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