Notes
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[1]
Patrick Williams, “Nous, on n’en parle pas”, les vivants et les morts chez les Manouches, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, réimpression 2001.
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[2]
Alain Reyniers, “Tsiganes, voyageurs : identité, rapport au voyage, économie, éducation et rapport à l’école dans le contexte de la société contemporaine”, conférence donnée le 12 février 2003 au CASNAV-CAREP de Nancy-Metz.
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[3]
Arlette Laurent-Fahier, “Les Tsiganes et l’école”, Le nouvel éducateur, n° 227, 1991.
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[4]
Cette action a été sélectionnée et primée par la Fondation de France, prix école 2002 et 2003, la coopération parents-enseignants à l’école primaire. Voir “Les rencontres de la Fondation de France”, actes des journées de Strasbourg, 26 mai 2004, et Paris, 2 et 6 juin 2004. wwww. fdf. org
1Apprendre à lire aux enfants, mobiliser les parents, créer une association d’habitants autour d’activités pédagogiques, tels sont les résultats de l’implication d’une équipe d’enseignants et de familles tsiganes motivées qui ont pu surmonter leur refus de l’école...
2Douze années de travail avec des enfants de familles tsiganes interrogent sur la capacité de l’école de la République à accueillir des enfants “extra-ordinaires”. En même temps, cette expérience oblige à penser autrement les rapports école/parents/enfants, ainsi que ceux qu’impose une société dominante à une population éloignée de l’écrit. Au-delà de l’approche pédagogique, d’autres questions surgissent, plus cruciales sans doute et toujours ouvertes : quelles sont les limites entre intégration et assimilation ? Et si l’on reste dans le champ de l’intégration, peut-on intégrer sans “déculturer” ? Au sein d’une équipe pédagogique entièrement renouvelée, nous travaillons dans le même esprit pour la connaissance et la reconnaissance d’une culture différente qui vit et qui a toujours vécu, comme le dit Patrick Williams, “aux interstices de notre société” [1].
“Le camp du Rond”
3Des familles tsiganes semi-sédentaires, installées sur un terrain depuis 1945, ont inscrit leurs enfants dans l’école du quartier, puisque “le camp du Rond”, comme ils le nomment eux-mêmes, fait partie du périmètre scolaire de l’école du Péglé. Certains parents ont connu cette école mais peu ont réussi à apprendre à lire, et ce passage dans l’institution scolaire ne fait pas sens pour eux. Ils souhaitent seulement que leurs enfants soient bien accueillis, certains demandent qu’ils sachent “au moins lire”, mais aucun n’exprime une réelle volonté de les voir progresser dans les apprentissages. Voici, à travers quelques dates, le parcours que nous avons effectué avec ces familles.
4En 1993, les plus grands (8-10 ans) viennent plus ou moins régulièrement, les plus petits plus épisodiquement. Tous sont très éloignés de l’écrit et quand on leur demande : “À quoi ça sert, l’école ?”, ils répondent : “À rien”, ou alors : “Je ne sais pas.” Pour donner un sens à leur présence, je leur propose de me dicter des événements ou des histoires qui leur tiennent à cœur et que je consigne dans un grand classeur.
5Qui sont donc ces enfants qui ne semblent pas avoir conscience de l’importance de notre institution ? Ils revendiquent leur appartenance à une communauté qu’ils nomment “voyageurs” ou “Manouches”, par opposition aux autres, les Gadjé. À leurs yeux, l’important est de ne pas devenir Gadjo, et l’école, c’est l’école des Gadjé, qui dispense des apprentissages pour les Gadjé. À tort, ils considèrent qu’ils n’ont pas besoin des Gadjé pour trouver une formation et de nouveaux métiers. Cependant, l’univers administratif et la citoyenneté sont très liés à l’écriture, contrairement au mode de communication des gens du voyage, essentiellement tourné vers l’oralité. Comme le remarque Alain Reyniers [2], “Ce n’est pas nécessairement l’enfant qu’il va falloir convaincre de la nécessité de la scolarisation, ce sont les parents.” Et Arlette Laurent-Fahier [3] de surenchérir : “Ce ne sont pas les feuilles que l’on arrose, c’est la racine !”
6Or les parents ont une expérience du rejet et de la précarité. Ils éprouvent de la méfiance vis-à-vis de l’école, qu’ils considèrent comme un milieu hostile. S’il faut avec les enfants user et abuser de la pédagogie du détour, il sera aussi nécessaire de rencontrer les parents, de démythifier l’école et d’essayer de les convaincre.
7Aussi, l’année suivante, en 1994, je lance l’idée d’inviter les parents à une soirée lecture en présence des autres enseignants. “Oui, répondent les enfants, mais on n’a pas le droit de tout dire aux Gadjé.” Alors, nous avons organisé un comité de lecture avant ladite soirée. Tous les parents se sont déplacés, beaucoup ont pleuré en voyant lire leurs enfants, et c’est ce jour-là, me semble-t-il, que l’école a changé de dimension. Ceux qui l’avaient fréquentée en leur temps n’en gardaient que des souvenirs hostiles et humiliants. Après cette soirée, il a été plus facile de les rencontrer, d’expliquer notre mission, de les rassurer quant à l’accueil réservé à leurs enfants.
8Parallèlement, les enseignants ont pris conscience que ces enfants – qui avaient montré jusque-là des conduites réactionnelles passives ou au contraire perturbatrices – changeaient dès lors qu’ils étaient dans une position valorisante. Il est apparu très vite qu’ils étaient attirés par les innovations techniques et technologiques. Ils aiment fonctionner par projet et font des apprentissages en picorant selon la situation et l’envie. La confiance installée entre parents, enfants et enseignants, il a été plus facile de se rencontrer, de se connaître. Les contacts à l’école se sont développés, sans vraiment déboucher sur un travail “en profondeur”.
9En 1995, nous décidons ensemble, familles et enseignants, de créer une association qui formaliserait nos rencontres. C’est le point de départ d’une réflexion, de part et d’autre, sur le vivre ensemble. Il apparaît très vite à l’équipe de départ que nous, Gadjé, avons autant à apprendre des Tsiganes qu’ils ont à apprendre de nous. Et c’est ainsi qu’est née l’association interculturelle Manouches-Gadjé, dont le bureau est composé à parité de “Manouches” et de Gadjé, et dont le but se décline en trois pôles : créer des liens d’amitié entre les deux communautés ; viser à une intégration scolaire satisfaisante ; être partenaire des institutions couvrant le champ social afin d’améliorer les conditions de vie des gens du voyage.
À la croisée des chemins
10Ainsi, il a été plus facile d’exprimer les attentes de chacun. Les parents ont pu dire, sans honte, qu’ils souhaitaient que leur enfant sache lire (“Écrire, c’est moins important, on a le téléphone”), et les enseignants ont pu préciser un peu mieux le rôle qui leur est dévolu. Il n’y a plus dans notre école d’absentéisme non justifié, et les petits arrivent à l’école à trois ans, voire à deux ans et demi. L’école, en général mal préparée à une réalité nouvelle, agit au coup par coup, par réaction plus que par anticipation et propose des aménagements variables. Les apprentissages mis en place vis-à-vis de ces enfants sont très différents selon les lieux… et selon les volontés.
11À l’école du Péglé, nous avons opté pour une intégration respectueuse du mode de vie des enfants. Il apparaît très vite que les difficultés sont de trois ordres : difficultés spatio-temporelles ; difficultés langagières (les enfants sont habitués à parler un inter-langage : le “parler-voyageur”) ; difficultés comportementales (rester assis, obéir à des règles simples de la classe). Peu à peu, et avec le consentement des parents, nous avons pu travailler à partir de ce repérage.
12Le collège reste le point noir : les parents n’en comprennent pas les enjeux, ont peur d’y envoyer leurs enfants, tous parlent du mauvais accueil ou du non-accueil qu’ils y rencontrent. Des élèves qui avaient un niveau correct au sortir de l’école élémentaire “désapprennent”. Comme les familles ne peuvent pas se projeter dans le futur, elles disent qu’“il vaut mieux que le petit aille travailler avec son père”.
13“L’enfant tsigane, dit Arlette Laurent-Fahier, est à la croisée des chemins de la tradition et du renouveau.” En ce qui concerne les familles du “camp du Rond”, la proximité de l’école et du terrain a facilité les contacts et les échanges. Ainsi, il nous a paru important de proposer à la population montoise de découvrir la culture tsigane au travers de concerts annuels où se retrouvent les plus grands noms du jazz tsigane (Bireli Lagrène, Tchavolo Schmitt, Dorado Schmitt, Mandino Reinhardt, etc.) et des conférences animées par des universitaires de renom autour de thèmes aussi différents que “Les Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale” ou “Quelle place pour les Tsiganes dans la société actuelle ?”, d’expositions et de films. Notre but est de redonner une dignité à cette population si souvent décriée.
14L’association a permis une prise de conscience citoyenne car bien que se sentant délaissés ou même bafoués, les Tsiganes sont allés s’inscrire sur les listes électorales, “pour être reconnus comme les autres Montois”. La tâche cependant reste dure car les mentalités n’évoluent guère.
15Les projets menés à l’école se font avec l’assentiment des parents, pour une présentation devant les autres parents, et avec l’appui de l’inspection académique, du conseil général, du MRAP et, la plupart du temps, l’aide financière de la Fondation de France. Ainsi, en 1995, à l’occasion du premier colloque, nous avions présenté le premier recueil de textes, issu de ceux qui avaient été collectés depuis 1993. L’expression y était encore maladroite, pleine de retenue. Les enfants de l’époque lui avaient donné pour titre : Nous, les gitans. En 2002, une autre cohorte d’enfants a voulu, elle aussi, “faire un livre”. Si la syntaxe reste encore fantaisiste, l’expression est plus aisée, il y a moins de retenue, et puis, “il faut dire aux Gadjé qui nous sommes”. C’est ce recueil de textes qui a obtenu le prix de la Fondation de France [4] et qui a pour titre Manouches et Gadjé, faisons le voyage ensemble. Pour la remise du prix, tous les parents, “Manouches” et Gadjé, étaient là : c’était l’école qui était récompensée grâce au travail des petits Tsiganes.
16En 2004, nous avons présenté deux nouveaux projets. En premier lieu, un court-métrage entièrement imaginé par un petit groupe d’enfants tsiganes et gadjé, et tourné dans le camp avec la participation de tous les habitants. Le titre est Bienvenue chez nous ! Il raconte l’histoire de six petits Tsiganes qui, rentrant de l’école, trouvent dans la déchetterie qui jouxte le camp des enfants gadjé abandonnés par leurs parents et qu’ils accueillent chez eux pour vivre leur vie de voyageurs. Le second projet est la construction d’un local sur le terrain qui servira de lieu de réunion, d’information, d’alphabétisation, de soutien scolaire, à la demande de certaines mères illettrées. Cette construction s’effectue sous la houlette d’un Gadjo et d’un Tsigane. Tous participent, selon les moyens et les compétences, à la finalisation du projet. Lorsqu’il sera terminé, nous élaborerons ensemble un règlement intérieur afin que soit préservé ce local auquel nous tenons tous ; les “Manouches” car un tel lieu leur faisait défaut, et les Gadjé pour prouver que, dans le respect de l’autre et de sa culture, tout est possible. Ces deux derniers projets ont eux aussi été remarqués et primés par la Fondation de France, et au-delà de la fierté qu’éprouve l’association, des familles tsiganes entament un travail de confiance retrouvée et de revalorisation des racines.
17Actuellement, certains des anciens élèves du Péglé ont monté des micro-entreprises car, s’il leur est difficile de travailler “chez un patron”, le travail indépendant ou temporaire leur convient bien. Il n’existe pratiquement plus de travaux traditionnels (vannerie, rempaillage, ferraille…).
18Pour nous, il n’a jamais été question de faire de ces enfants des Gadjé et nous ne sommes pas devenus pour autant des Tsiganes, mais nous savons que nous nous enrichissons les uns et les autres par nos différences. Peut-être pouvons-nous leur expliciter les règles de notre société, et sans doute peuvent-ils nous rappeler quelques valeurs fondamentales que nous avons un peu oubliées. La solidarité, par exemple. ?
Notes
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[1]
Patrick Williams, “Nous, on n’en parle pas”, les vivants et les morts chez les Manouches, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, réimpression 2001.
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[2]
Alain Reyniers, “Tsiganes, voyageurs : identité, rapport au voyage, économie, éducation et rapport à l’école dans le contexte de la société contemporaine”, conférence donnée le 12 février 2003 au CASNAV-CAREP de Nancy-Metz.
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[3]
Arlette Laurent-Fahier, “Les Tsiganes et l’école”, Le nouvel éducateur, n° 227, 1991.
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[4]
Cette action a été sélectionnée et primée par la Fondation de France, prix école 2002 et 2003, la coopération parents-enseignants à l’école primaire. Voir “Les rencontres de la Fondation de France”, actes des journées de Strasbourg, 26 mai 2004, et Paris, 2 et 6 juin 2004. wwww. fdf. org