Note
-
[1]
Claude Fischler, L?homnivore, la cuisine et le corps, Paris, Odile Jacob, 2001.
1Les pratiques alimentaires sont considérées ici comme des révélateurs d?une société. Des régulations nouvelles se constituent. L?individu est libre de choisir mais le choix est la règle et les arbitrages se révèlent difficiles. La cuisine, dégagée de ses valeurs traditionnelles, dessine le profil d?un individu cosmopolite, fait d?emprunts à des cultures variées. Mais les inégalités, là aussi, se font lourdement sentir.
2La prospective est un art plus difficile que la prévision ou que l'utopie. La prévision est en effet une démarche de nature scientifique. Certes, tout n?est pas prévisible, mais le bon prévisionniste est celui qui est capable d?évaluer les marges d?erreur de ses prévisions. Ensuite, les acteurs font ce qu?ils veulent de ses prévisions, ce n?est plus son problème, tout au moins d?un point de vue purement scientifique. À l'inverse, l'utopie n?a théoriquement rien à voir avec une réalité immédiate ou à venir. Malheureusement, tout le monde ne l'a pas considérée ainsi et cela a contribué à un certain nombre de catastrophes, tout particulièrement au XXe siècle.
3La prospective, elle, est en quelque sorte l'art du plausible. Il s?agit d?esquisser des évolutions possibles voire probables à des termes plus lointains que ceux de la prévision et dans un monde plus réel que celui de l'utopie. La prospective se place également sur le plan de la séduction ou de la répulsion, car elle ne renvoie pas à des concepts scientifiques. Il s?agit d?intéresser des lecteurs voire des acteurs à certains thèmes, à certaines images, à des scénarios acceptables ou redoutables. Cela la distingue nettement de la prévision, qui s?évalue scientifiquement, et de l'utopie, qui fonctionne à l'adhésion.
4Cela noté, les prospectivistes professionnels emploient différents instruments : les uns essaient d?identifier des phénomènes qualifiés d?émergents, les autres construisent des scénarios en modélisant approximativement la société et en faisant évoluer certaines variables, d?autres encore se servent de la dynamique de groupe, des analyses d?experts, etc.
5Pour ma part, et dans le cadre de cet article, je m?appuierai sur une approche en termes de tendances lourdes, de longue durée, et sur l'analyse d?un domaine très spécifique qui me servira de révélateur de la société, celui des pratiques alimentaires. Par tendance lourde, j?entends des évolutions qui ont commencé il y a longtemps et qui semblent appelées à durer encore un certain temps. Ainsi, il me semble que l'on peut considérer que le processus de modernisation, qui est manifeste dans les sociétés occidentales depuis déjà quelques siècles, est loin d?être achevé et qu?il se poursuivra dans les quelques dizaines d?années qui peuvent nous servir d?horizon. Il apparaît peu probable en effet que les sociétés occidentales soient susceptibles de connaître, à un terme envisageable, une alternative au processus de modernisation.
Une tendance durable : la poursuite du processus de modernisation
6Ce processus peut être caractérisé par quatre dynamiques qui se confortent réciproquement : l'individualisation, qui construit sans cesse davantage la société à partir de personnes singulières alors que c?était l'inverse précédemment et qui se traduit par une autonomie relative de plus en plus grande pour chacun ; la rationalisation, qui remplace les traditions, les croyances et les routines par une réflexivité et par une mobilisation de plus en plus directe et permanente des connaissances, des sciences et des techniques ; la différenciation sociale, qui déborde du champ de la division technique du travail dans lequel elle se poursuit également et qui engendre une complexité sociale de plus en plus grande ; l'?économisation?, qui étend les rapports marchands à des sphères sociales de plus en plus diversifiées.
7Autant dire clairement que je ne me place pas du tout dans la perspective d?une postmodernité. Je pense au contraire que la modernisation se radicalise et je ne vois pas d?indices de phénomènes sociaux qui pourraient annoncer son déclin. La modernisation gagne aujourd?hui des sociétés qui avaient semblé en être à l'écart, et l'arrivée de ces nouvelles venues la conforte même dans les vieux pays modernes. De même, la question écologique me semble plus contribuer à une perspective de renforcement du processus de modernisation qu?à sa remise en cause. Certes, quelques-uns croient que l'importance des enjeux environnementaux et le fait qu?ils engagent l'avenir de la planète vont, à terme, modifier en profondeur de nombreuses pratiques et représentations sociales. Cela n?est pas impossible. Néanmoins, il me semble déjà clair que les logiques économiques non seulement s?adaptent à ce nouveau contexte, mais commencent à y trouver des perspectives de renouvellement : les énergies dites alternatives, comme les dispositifs qui permettent d?économiser de l'énergie, constituent en effet de nouveaux marchés très prometteurs. Les questions environnementales auront donc un impact sensible sur les sociétés modernes, mais je ne vois pas pourquoi elles mettraient radicalement en cause une seule des dynamiques qui caractérisent le processus de modernisation. Ainsi, dans l'urbanisme, qui est mon principal domaine d?intérêt, je ne crois pas que les problèmes d?énergie et l'enjeu de l'effet de serre vont, à terme, faire revenir tous les citadins dans de petits appartements à l'intérieur de villes compactes. Je pense que certains d?entre eux choisiront de vivre à l'intérieur des zones les plus denses des villes, pour des raisons diverses, tandis que d?autres continueront de préférer l'espace et habiteront dans des logements plus individuels et moins denses. En revanche, je suis sûr que les transports consommeront moins d?énergie et rejetteront moins de gaz à effets de serre ; je pense aussi que l'on construira autrement les maisons individuelles, de façon plus économe à tout point de vue ; enfin, les prix des différents habitats évolueront, de même que les fiscalités, et les distributions sociales dans les espaces urbains varieront probablement d?un pays à l'autre, voire d?une ville à l'autre. Je pense même que les individus choisiront de plus en plus les lieux où ils habiteront et que leurs choix varieront tout au long de leur vie, cela bien sûr sous contraintes socio-économiques, car je ne crois pas que nous allions vers une société plus homogène ou plus égalitaire.
Un domaine témoin pour l'analyse des sociétés abondantes
8Nous touchons avec cette dernière remarque une question qui me semble clef du point de vue d?une prospective des sociétés modernes. En effet, la question du choix est au c?ur de la modernité : l'individu est de plus en plus confronté non seulement à la possibilité de choisir ce qu?il fait, ce qu?il dit, ce qu?il pense, mais il est aussi obligé de le faire de plus en plus. Cela ne signifie pas que ses choix sont libres, au sens où ne pèserait sur lui aucune contrainte ou détermination sociale. Mais d?une part, il peut choisir à l'intérieur même du système de contraintes que la société lui impose et, d?autre part, ces contraintes elles-mêmes sont de nature sensiblement nouvelle. Telle est du moins l'hypothèse que je fais et que je me propose d?illustrer à partir de l'analyse des pratiques alimentaires. Celles-ci sont plus qu?une parabole pour décrire l'hyper-modernité. En effet, manger est à la fois individuellement vital et socialement très lourdement chargé. Or la quasi-totalité des individus des pays développés doivent faire le choix plusieurs fois par jour de ce qu?ils mangent. Le domaine de la nourriture est ainsi un de ceux où nos sociétés sont ?en gros? parvenues à l'abondance. De fait, la part du budget que les ménages y consacrent ne cesse de diminuer. Mais dans le même temps, jamais les individus n?ont autant pensé à ce qu?ils mangent.
9Ainsi, analyser comment ils choisissent ce qu?ils mangent, où ils le font, avec qui, à quelle heure et avec quels moyens la société régule leurs repas est potentiellement riche d?enseignements sur notre société, notamment parce que nous pouvons faire l'hypothèse que cette abondance relative touchera des domaines de plus en plus nombreux. J?insiste toutefois lourdement sur le fait qu?en affirmant cela, je ne fais pas l'impasse sur la pauvreté ou sur les inégalités sociales. Au contraire, j?essaie de prendre en compte le fait que les pauvres accèdent et accéderont probablement de plus en plus à certaines consommations, mais que la pauvreté et les inégalités individuelles et sociales ne disparaîtront pas pour autant. Ces dernières prendront des formes en partie nouvelles, dont il importe d?avoir conscience et connaissance.
Un individu plus autonome, plus sociable?
10Les sociétés les plus riches connaissent aujourd?hui l'abondance alimentaire, voire l'opulence. Même les individus aux ressources faibles non seulement peuvent choisir, mais doivent choisir, souvent plusieurs fois par jour, ce qu?ils mangent, où ils mangent, à quelle heure et avec qui. Leurs choix sont aussi de plus en plus libres, parce que les habitudes et les contraintes sociales de toutes sortes qui déterminaient leur alimentation ont considérablement faibli.
11Les individus profitent de cette autonomie : la routine et les traditions alimentaires reculent, l'alimentation se diversifie profondément, les heures de certains repas se font plus irrégulières, la commensalité, soit le fait de manger ensemble, devient variable. Mais, contrairement à des représentations idéologiques et généralement pessimistes vis-à-vis de la modernité, cette autonomie croissante du mangeur n?engendre ni isolement ni introversion domestique. Il choisit ses convives, ou une solitude momentanée, en fonction des circonstances et des nombreux paramètres qui déterminent ses décisions. Car l'individu contemporain n?est pas en cours de désocialisation. Il passe progressivement de relations sociales qui lui étaient pour la plupart imposées à des relations sociales plus souvent choisies. La séparation grandissante, physiquement et socialement, entre les mondes de sa famille, de son travail, de son quartier et de ses activités sociales diverses lui ouvre des possibilités de plus en plus larges pour décider de ses relations et de ses pratiques sociales. Il y a de moins en moins fusion entre le parent, le voisin, le collègue, l'ami et l'amant. L?individu contemporain rencontre un nombre croissant de personnes et choisit celles avec qui il décide d?avoir des activités plus spécifiques.
? et plus sentimental
12Les sociabilités amicales se développent et s?appuient notamment sur les pratiques alimentaires. L?amitié, loin de se dissoudre dans ce que certains qualifient de ?déclin du sentiment?, joue un rôle socialement structurant de plus en plus fort. L?ami n?est plus un ami de trente ans parce qu?on le côtoie depuis toujours, mais parce que malgré des déménagements et des changements de toutes sortes, on décide encore de le rencontrer.
13Ainsi, l'individu contemporain n?est pas en train de se ?désengager?, comme le croient certains observateurs. Au contraire, alors qu?auparavant, il s?affirmait en assumant des situations et des relations qui lui étaient largement imposées, aujourd?hui, il le fait en sélectionnant celles qui lui semblent mériter son engagement. Les valeurs à l'aune desquelles se jugent ces engagements évoluent aussi avec les transformations sociétales. Aujourd?hui, dans le contexte de relations choisies par des individus réflexifs, la prudence et la progressivité de l'engagement sont des gages de qualité et de durabilité des sentiments. La confiance comme le désintéressement sont des relations de plus en plus ?pures?, selon la formule de Giddens, qui se construisent et s?expérimentent. Il en est ainsi tant dans l'amitié que dans l'amour. Il importe donc ne pas avoir des approches nostalgiques de la période dont nous sortons peu à peu, en traquant les disparitions de sentiments, car cela nous empêcherait d?identifier comment et sur quelles valeurs les individus, aujourd?hui, construisent et gèrent leur socialisation.
Une personnalité multiple
14Le régime du mangeur contemporain est apparemment très instable, ce qui perturbe les spécialistes du marketing comme certains psychosociologues qui ont du mal à cerner les contours typiques des personnalités contemporaines. L?individu hypermoderne mange en effet différemment selon les circonstances, ne se comporte pas toujours de la même manière, a des références culinaires hétéroclites. Il n?est plus classable dans un modèle alimentaire ; ses repas changent de contenus, de logiques et de sens selon les heures, les lieux, les convives, les contextes et les sentiments. Tantôt il fait un régime, tantôt il l'abandonne ; tantôt il prête de la valeur à la tradition d?un terroir, tantôt il recherche la nouveauté ; tantôt il prend son temps pour déguster, tantôt il ne cherche qu?à s?alimenter au plus vite ; tantôt il a envie de manger seul, tantôt il souhaite le faire avec d?autres. Parfois, il souhaite affirmer son identité avec d?autres, son appartenance à un groupe ; dans d?autres circonstances au contraire, il souhaite s?afficher comme une exception.
15Mais ces jeux d?identité et d?altérité deviennent de plus en plus complexes et difficiles à interpréter pour un observateur extérieur dans cette société hypertexte où les individus non seulement appartiennent en même temps à plusieurs groupes, mais agissent quasi simultanément dans divers mondes. Émerge ainsi une personnalité multiple à caractère non pathologique, qui nécessite toutefois des dispositions et des compétences spécifiques qui ne sont pas également réparties dans la société. Passer d?un monde à un autre suppose en effet la connaissance des divers codes et règles de ces différents mondes, et la capacité de jouer sur les uns et sur les autres successivement, voire parfois simultanément. Les individus qui ne disposent pas de ces connaissances et de ces compétences sont handicapés socialement ; ils peuvent aussi en souffrir individuellement et verser dans des comportements pathologiques.
Un comportement de maîtrise et de réflexivité
16Jongler avec les mondes, leurs règles et leurs codes nécessite la maîtrise de soi, c?est-à-dire une capacité de prendre de la distance par rapport au monde dans lequel on se trouve, pour être à même de s?y positionner et d?y agir. Cela implique aussi une réflexivité accrue, c?est-à-dire la mobilisation de la réflexion pour informer les choix de l'action. Le mangeur contemporain choisit ce qu?il mange notamment en fonction des mondes et des circonstances dans lesquels il se trouve ; mais il doit aussi arbitrer entre des finalités et des rationalités diverses, voire divergentes ou contradictoires. Non seulement, malgré l'abondance, il ne peut manger de tout en même temps, mais encore, ce qui est bon au regard d?une finalité (le plaisir, par exemple) peut être mauvais au regard d?une autre (la santé). L?individu contemporain ne cesse donc de penser avant de manger, et d?essayer de rationaliser ses choix alimentaires de façons variées. L?un des problèmes est qu?il ne respecte pas nécessairement ce qu?il considère comme le bon choix. Cela engendre des sentiments d?échec, voire de la ?déprime?, là où il éprouvait autrefois de la honte ou de la culpabilité.
Liberté conditionnelle et paradoxe des nouvelles régulations
17Divers sociologues ont mis en évidence les processus de déstructuration des pratiques alimentaires et Claude Fischler, dans L?homnivore [1], a introduit la notion de ?gastro-anomie? pour rendre compte de ce qu?il percevait être la situation des individus dans un contexte où se dissolvent les règles collectives encadrant la nourriture. Mais dans le même temps où la religion, la tradition et diverses institutions perdent de leur influence, se reconstituent de nouvelles régulations des comportements alimentaires individuels et collectifs. La déstructuration est aussi restructuration. Celle-ci s?effectue sur des bases nouvelles et s?appuie sur des régulations qui opèrent de façons différentes. L?individu est considéré comme responsable de son corps et il est sommé, par différentes procédures, d?en être le maître. C?est une discipline plus procédurale que substantielle qui encadre le nouveau rapport des individus à leur alimentation. Il leur est moins dit ce qu?ils ont droit de manger ou de ne pas manger, mais il leur est répété de façons diverses que manger est un acte de volonté, et que ce qu?ils mangent et ce que devient leur corps dépendent de leur capacité à exercer cette volonté.
18Un paradoxe de certaines de ces nouvelles prescriptions sociales est qu?elles se présentent effectivement à l'individu comme venant de la société, alors qu?elles résultent en partie des propres logiques des individus eux-mêmes. La mode de la minceur, par exemple, à laquelle on attribue un peu trop rapidement la responsabilité des régimes draconiens auxquels se livrent de nombreuses femmes, est en fait d?abord une résultante de l'exigence de la maîtrise de soi et de l'idée que chacun est responsable de ce que devient son corps. De même, les mécanismes de savoir-pouvoir en matière alimentaire et diététique ne semblent pas aujourd?hui fonder un nouveau ?bio-pouvoir?, au sens donné par Michel Foucault à cette notion, mais plutôt être les instruments d?un auto-pouvoir que la société semble exiger de ses membres. L?addiction et quelques autres pathologies résultent à la fois de la possibilité de choisir et de l'apparente défaillance de ce savoir-auto-pouvoir.
De nouvelles concrétisations des inégalités individuelles et collectives
19Toutefois, les nouvelles régulations des pratiques alimentaires ne se mettent pas en place au même rythme que progresse l'abondance alimentaire et que faiblissent les règles anciennes qui leur correspondaient. Il en résulte des dysfonctionnements, éventuellement des situations ?gastro-anomiques? transitoires. L?obésité en est une des manifestations. C?est un phénomène qui prend de l'ampleur : aux États-Unis, selon les normes internationales, 34 % des adultes sont trop gros et 27 % sont obèses ; en France, l'obésité touche déjà 10 % des adultes de 20 ans à 64 ans et 12 % des enfants et adolescents. L?Organisation mondiale de la santé l'a catégorisée comme une épidémie et le président Bush a ?déclaré la guerre? à ce ?fléau?.
20Certes, l'obésité est à l'origine ou augmente la prévalence de plusieurs pathologies et est devenue un problème de santé publique important. Mais la débauche d?articles, de prises de positions politiques, de programmes de lutte sanitaire et nutritionnelle, de dénonciations de l'industrie agroalimentaire, voire de nouvelles lois et de nouveaux impôts (la fat-tax, notamment) ne prennent pas toujours suffisamment en compte les facteurs qui sont à l'origine de ce phénomène et, d?une certaine manière, tendent à stigmatiser les gros.
21Il faut en effet souligner que l'obésité est socialement très inégalement répartie et qu?elle touche beaucoup plus les catégories sociales les plus modestes et les moins diplômées. De fait, on peut considérer qu?elle est très largement un effet de l'abondance alimentaire nouvelle dans des groupes sociaux qui ont été marqués, jusqu?à une période très récente, par la faim et par la peur de manquer. Cela s?ajoute à la dénormalisation des pratiques nutritives, à la baisse des activités physiques, à la mise sur le marché de produits industriels très attractifs (parce que peu chers, souvent gras et fortement salés ou sucrés), voire à une image assez positive de la grosseur (de prestige, de réussite, de plaisir de la vie, de sensualité aussi). Cet ensemble de facteurs engendrent ce que notre société considère ? depuis peu ? non seulement comme un excès pondéral, mais comme une véritable maladie.
22En revanche, les groupes sociaux qui connaissent depuis plus longtemps la liberté et l'abondance alimentaire ont développé de nouveaux modèles nutritionnels et corporels, et l'excès pondéral y est beaucoup moins fréquent. De fait, ces modèles se diffusent assez rapidement dans d?autres groupes sociaux, parfois même de façon elle-même excessive : la minceur ou le manger sain créent des références saisies de plus en plus souvent par diverses pathologies, en particulier l'anorexie et l'?orthorexie? (l'obsession du manger juste du point de vue sanitaire). On peut considérer qu?en même temps que l'obésité se développe, les éléments d?un nouvel équilibre alimentaire, d?une transition alimentaire se diffusent, un peu comme il y a eu une transition démographique (l'amélioration de la santé a provoqué d?abord un boom des naissances, puis de nouveaux modèles familiaux ont remplacé les anciens). L?obésité est certes aujourd?hui sur une pente croissante, mais il est probable que la culture alimentaire des couches sociales aisées va progressivement se diffuser dans d?autres milieux. Il y a également un certain parallélisme entre obésité et tabagisme, y compris dans les manières dont la société traite de ces questions.
23Ainsi, des individus de plus en plus nombreux privilégient déjà les produits sains, sûrs, allégés, diversifiés, et la dynamique économique se saisit de ce nouveau marché et amplifie le processus. Un nouveau modèle de performance et de croissance économique s?esquisse donc dans l'agroalimentaire, probablement tout aussi lucratif que le précédent, même s?il implique des transformations des appareils de production et de distribution. Le même type d?évolution est observable dans d?autres secteurs industriels, pour lesquels l'esthétique, la santé, la sécurité, l'écologie, voire l'éthique jouent un rôle de plus en plus significatif. Car l'enjeu pour l'industrie contemporaine n?est plus la massification des consommations, mais leur différenciation.
Une classe créative qui esthétise le quotidien
24Un groupe social hétéroclite émerge aujourd?hui, agglomérant des individus qui, au-delà de métiers différents, ont le même type de pratiques professionnelles (créatives), des rapports au travail identiques (caractérisés par un très fort investissement), des modes de vie voisins (ouverts et innovants), des références culturelles communes (liées notamment à des diplômes universitaires de haut niveau) et des revenus élevés. Les individus de ce groupe social ont déjà achevé leur transition alimentaire : ils mangent sain, sûr, diversifié, équilibré, ethnique, terroir, bio voire éthique. Les nourritures sont largement débarrassées de leurs significations anciennes et recomposées dans des perspectives nouvelles, qui conjuguent des valeurs d?usage, des valeurs hédonistes et des valeurs symboliques multiples. Ces individus ont l'ambition d?inventer leur vie, de la personnaliser, au travail comme en dehors. Leurs choix s?effectuent certes dans un contexte où émergent de nouvelles régulations, mais ils s?ouvrent sur une très large diversité qui fait une large place aux goûts personnels et contribue à une esthétisation croissante du quotidien en général, des repas en particulier. Pour ces membres de la classe créative, les mets perdent en partie les significations qui étaient associées à leurs origines : la cuisine se révèle ainsi être le creuset d?une société non pas multiculturelle, mais cosmopolite. Avec ces individus esthètes du quotidien, la gastronomie sort de la grande cuisine et se diffuse dans des pratiques alimentaires plus courantes et moins distinctives. Ce faisant, elle renforce le processus d?esthétisation en introduisant des dimensions artistiques dans la nourriture.
Un individu éclectique, multirationnel et cosmopolite
25Nous avons plus particulièrement insisté sur ce qui fait la société aujourd?hui, sans pour autant négliger ce qui défait aussi cette dernière et les individus eux-mêmes. La société étant en transition, se mêlent les crises et dysfonctionnements de la phase moderne précédente, qui perdurent, les crises de la transition à proprement parler, et les nouveaux conflits et contradictions propres à ce que nous avons appelé l'hypermodernité. Beaucoup d?analystes insistent plus sur ce qui se décompose dans la société que sur ce qui s?y recompose. Ce faisant, ils se privent non seulement de la compréhension des transformations en cours, mais aussi de ce qui pourrait servir de points d?appui à une action d?ordre plus politique.
26Le scénario prospectif de l'hypermodernité que nous avons esquissé au travers de l'analyse des pratiques alimentaires met en évidence un double processus d?approfondissement de l'autonomie, par la diversité et la variabilité des individus d?une part, par le développement de nouveaux types de régulations sociales, plus subtiles d?une certaine manière, mais non moins efficaces, d?autre part : la société semble en effet dire aux individus que même les règles sont à choisir, mais elle ne leur laisse pas le choix de ne pas choisir. Le choix est devenu la règle. Dans le domaine alimentaire, cette évolution n?engendre pas un multiculturalisme, c?est-à-dire des individus qui construisent collectivement leur identité autour de pratiques nutritives communes, mais plutôt un cosmopolitisme, c?est-à-dire des individus qui se fabriquent une culture singulière à partir de multiples emprunts à des cultures variées.
27Mais l'individu hypermoderne est-il vraiment à l'image de ses pratiques alimentaires ? L?optimiste que je suis répond à cette question par cette formule ancienne, empruntée à Brillat-Savarin et Feuerbach : ?Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es.? ?
Note
-
[1]
Claude Fischler, L?homnivore, la cuisine et le corps, Paris, Odile Jacob, 2001.