Notes
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[1]
On se référera en particulier aux travaux contradictoires de Jane Jacob et de Herbert Gans : J. Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, Randomn House, 1961 ; Herbert Gans, “The balanced community : homogeneity or heterogeneity in residential areas ?”, Journal of the American Institute of Planners, XXVII, n° 3, 1961, p.176-184.
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[2]
En particulier, l’utilisation qu’en fait Éric Maurin dans son ouvrage, Le ghetto français (2004), est univoque et ne tient pas compte de la pluralité et contradiction du caractère contradictoire des résultats
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[3]
K. Jackson, Crabgrass Frontier : the Suburbanization of the United States, New York, Oxford University Press, 1987 ; R. Fishman, Bourgeois Utopia, the Rise and Fall of Suburbia, Basic Books, New York,, 1985.
-
[4]
W. J. Wilson, The Truly disadvantaged : the inner-city, the underclass and public policy, The University of Chicago Press, 1987, 1987, traduit en France, Les oubliés de l’Amérique, Desclée de Brouwer, 1994.
-
[5]
A. A. Berube, W. H. Frey, “A Decade of Mixed Blessings : Urban and Suburban Poverty in Census 2000”, The Brookings Institution, Census 2000 Survey Series, 2002, 2002.
-
[6]
Cette période a vu, en particulier dans les années soixante, sous la présidence de Johnson, la mise en œuvre de nombreux programmes de lutte contre la pauvreté.
-
[7]
W.J Wilson a par la suite renoncé à utiliser le terme d’underclass, tenant compte de son passif médiatique, et l’a remplacé par celui de ghetto.
-
[8]
Voir en particulier E. Andersonlijah, Code of Street : Decency, Violence and the Moral Life of the Inner City, New York, WW. Norton, 1999 ; P. Bourgois, En quête de respect, le crack à New York, Paris, Le Seuil, 2001 ; K. Newman, No Shame in my Game, New York, Russel Sage Foundation and Knopf, 1999.
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[9]
Maryse Marpsat a proposé une revue de cette littérature : “La modélisation des «effets de quartier» aux États-Unis, une revue des travaux récents”, Population, 54(2), 1999, p. 177-204.
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[10]
L. Rubinowitz et J. Rosenbaum, Crossing the Class and Color Lines, from Public Housing to White Suburbia, University of Chicago Press, 1999.
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[11]
Lancé par l’administration Clinton, ce programme fut restreint par le Congrès, qui limita la démonstration à six villes d’au moins 400 000 habitants situées dans une aire métropolitaine d’au moins 1,5 million d’habitants. Seize villes se sont portées candidates.
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[12]
J. Goeringohn, Choosing a Better Life ? Evaluating the Moving to Opportunity Social Experiment, The Urban Institute Press, 2003.
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[13]
Il convient d’ailleurs de souligner que les ménages ayant suivi l’ensemble du processus de mobilité sont ainsi triés à trois étapes. D’une part, il s’agit de ménages suffisamment motivés pour se porter candidats ; d’autre part, sont écartées les candidatures de ceux qui ont eu affaire à la justice ou qui ont fait preuve de “problèmes comportementaux”. Enfin, les ménages sélectionnés, certes formés et assistés, doivent eux-mêmes trouver leur logement. Compte tenu du poids de la discrimination raciale, cela ne manque pas de créer des obstacles : ainsi, dans l’expérience des Gautreaux, le taux de relogement n’a atteint que 25 %. Ce processus de sélection n’est probablement pas sans incidence sur les résultats de l’expérimentation.
-
[14]
Susan Popkin et Laura Harris, Families in Transition, a Qualitative Analysis of the MTO Experience, Final Report, HUD, 2002.
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[15]
En partant d’ailleurs d’une définition statistique du quartier pauvre qui nie la diversité et l’hétérogénéité interne des quartiers concernés.
1L’expérience des Gautreaux à Chicago et ses prolongements auront permis à environ 15 000 familles noires de quitter le centre-ville pour des quartiers moins stigmatisants. Quels sont les résultats en termes d’insertion ? Les chercheurs s’interrogent sur la validité d’un effet qui serait propre au quartier, car d’autres dimensions apparaissent, qu’elles soient sociales, spatiales ou bien institutionnelles.
2Très sollicitée en France, la thématique de la mixité sociale est aussi mobilisée aux États-Unis pour justifier ou discuter les politiques publiques sociales et urbaines. En particulier, elle a été mise en avant dans les années soixante en réaction aux opérations d’urban renewal, puis de construction de villes nouvelles [1]. Elle est aujourd’hui au centre des débats portant sur la constitution des ghettos et une littérature médiatique et universitaire foisonnante traite des “effets de quartier” sur les familles pauvres et évalue les expériences de déségrégation financées par l’État fédéral. Ces expériences et leurs évaluations sont mal connues en France et leurs résultats sont souvent interprétés de façon schématique [2]. Il nous semble intéressant de les analyser comme contribution au débat hexagonal, en prenant soin toutefois de les replacer dans leur contexte politique et urbain.
Les processus de ségrégation urbaine aux États-Unis
3L’histoire de la ségrégation urbaine aux États-Unis est inscrite dans le développement des villes et est indissociable de la constitution de la banlieue. Engagé à la fin du XIXe siècle, le processus de peuplement de la banlieue répond au souhait des couches supérieures d’échapper aux nuisances créées par la croissance urbaine et, en particulier, à la promiscuité sociale due à l’arrivée massive d’immigrants s’installant dans les centres-villes [3]. Dans un contexte de développement économique sans précédent, la disponibilité des terrains permet le développement d’une banlieue “idéale”, fondée sur une séparation entre l’univers familial et les nuisances du monde du travail. La maison individuelle devient le symbole de cet idéal, s’appuyant sur un modèle culturel marqué par l’influence religieuse et valorisant la famille nucléaire et la vie privée, par opposition aux dangers moraux de la grande ville. La diffusion de l’automobile, qui accompagne l’enrichissement relatif de la classe ouvrière à partir des années vingt, ainsi que l’engagement d’un important programme d’équipement routier, fournissent les bases d’une “suburbanisation” qui s’intensifie après guerre. La croissance explosive de la banlieue est alimentée par l’afflux des couches moyennes blanches, fuyant les centres-villes où se sont installées une population noire d’origine rurale ainsi que les vagues d’immigration plus récentes à dominante hispanique. Les politiques publiques contribuent par ailleurs à cette expansion urbaine ségrégative en encourageant l’accession à la propriété en maison individuelle dont, par un système discriminatoire de prêts, les couches moyennes et supérieures blanches sont les seules bénéficiaires, et, à l’opposé, en créant des logements pour les plus pauvres dans les seuls quartiers les plus déshérités.
4Au cours des dernières décennies, le fossé social entre centres et banlieues a continué à se creuser, conjuguant une dynamique de ségrégation et d’agrégation. Les banlieues constituent ainsi, aujourd’hui, des espaces d’homogénéité sociale et des lieux d’agrégation privilégiés pour les couches moyennes blanches, alors que l’évolution économique des dernières décennies et la redistribution des activités dans l’espace métropolitain ont renforcé la dégradation des centres-villes et la fragilité sociale de leurs habitants. Le processus de décentralisation des activités et des emplois est allé de pair avec une différenciation socioéconomique croissante entre les villes-centres et leurs banlieues. La population noire, concentrée en majorité dans les inner cities, est la première touchée par le chômage, et sa participation au monde du travail a diminué selon une pente beaucoup plus forte que celle de la population blanche dans les trente dernières années. Sur la longue période, des années trente aux années quatre-vingt, la part de population masculine noire occupant un emploi a chuté de 80 % à 56 % [4]. Cette exclusion sans perspective du monde du travail est d’autant plus grave qu’elle touche une population reléguée, par le biais de la ségrégation résidentielle, dans des territoires de plus en plus coupés du reste de la société. Des villes comme Washington, Newark ou Detroit comptaient respectivement 65 %, 74 % et 82 % de population noire au recensement de 2000, et entre 20 % et 28 % de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. À l’échelle nationale, les villes-centres continuent d’être des espaces de concentration de la pauvreté : en 2000, près d’un habitant sur cinq y vivait en dessous du seuil de pauvreté, alors que dans les banlieues, le taux de pauvreté dépassait à peine les 8 %. Au cours de la décennie quatre-vingt-dix, qui a connu une croissance économique sans précédent et une baisse du chômage (avec un taux exceptionnellement faible de 4 % en 2000), le taux de pauvreté a diminué très légèrement dans les villes-centres et s’est accrû dans les même proportions en banlieue [5]. Malgré ces tendances récentes, la ségrégation raciale et la concentration de la pauvreté dans les villes-centres restent des caractéristiques majeures des agglomérations urbaines américaines à une échelle qui rend fort discutables les mises en parallèle avec les quartiers français.
5De nombreux auteurs se sont penchés sur les effets de ces divisions sociales de l’espace sur les conditions de vie, sur les pratiques et sur les chances de sortie de la pauvreté des habitants concernés. Ces travaux, qui se sont multipliés dans les années quatre-vingt à quatre-vingt-dix, sont à éclairer par un contexte sociopolitique de remise en cause tant de l’engagement de l’État fédéral dans les politiques sociales et urbaines que des principes d’affirmative action qui avaient prévalu pendant la période de la Great Society [6].
Les effets de quartier
6Dans les réflexions sur les effets de la ségrégation, le thème de l’underclass a constitué un terrain de débat important, tant dans le monde médiatique et politique qu’à l’intérieur du champ universitaire. La notion d’underclass a d’abord représenté une catégorie péjorative utilisée par les médias et les conservateurs pour stigmatiser les populations défavorisées des ghettos urbains. Elle a par ailleurs été mobilisée de façon scientifique et dans une perspective progressiste par un sociologue, William Julius Wilson, dont les travaux portant sur les ghettos noirs de Chicago ont connu un grand retentissement académique et médiatique [7]. Wilson définit l’underclass comme une entité constituée d’individus et de familles confrontés à de longues périodes de pauvreté et à un chômage structurel élevé, dépendants de l’aide sociale et vivant dans une situation d’isolement social croissant. Cette entité serait caractérisée par des traits comportementaux tels que l’affaiblissement des liens au travail, l’augmentation de la part des familles monoparentales, les difficultés à se marier, l’échec scolaire, l’autolimitation des relations sociales, le développement de la délinquance et de la criminalité. L’underclass s’inscrit dans des territoires spécifiques, puisque Wilson s’y réfère en désignant les quartiers les plus défavorisés des grands centres urbains, où le taux officiel de pauvreté atteint ou dépasse 40 %. Elle a de fait une dimension raciale, puisque la plus grande partie des individus vivant dans ces quartiers appartiennent à la minorité noire. Cette définition a pour originalité d’articuler la mise en avant de facteurs structurels comme la désindustrialisation, la perte des emplois dans les centres-villes et le départ des couches moyennes noires de ces quartiers à une analyse de traits comportementaux et à la mise en valeur d’un mode de socialisation spécifique. L’une des thèses majeures de Wilson est ainsi que, toutes choses égales par ailleurs, il serait plus handicapant de connaître des situations de chômage ou de pauvreté dans les quartiers les plus précarisés que dans les autres quartiers, du fait d’un effet de seuil dans la concentration des difficultés qui diminuerait les possibilités de réinsertion économique et favoriserait la reproduction de modèles de comportement difficilement compatibles avec un retour à l’emploi ou à une vie “normale”. Cette approche a été contestée sur plusieurs points. Du point de vue qui nous intéresse ici, des travaux ethnographiques ont discuté la vision négative qui prévaut dans la thématique de l’underclass, en montrant que les rapports sociaux dans les ghettos sont loin de se réduire à l’anomie ou à l’isolement social et que, se centrant sur les populations les plus marginalisées, elle ne rend pas compte de la diversité des situations sociales dans ces quartiers [8].
7Les débats sur l’underclass ouvrent des questions plus générales quant aux rapports des individus et des groupes sociaux au territoire et quant à l’influence de ce dernier sur les pratiques et les trajectoires individuelles et sur la constitution de groupes sociaux. Le cumul de situations de pauvreté produit-il des effets spécifiques ? Ou, pour le dire autrement, le fait d’habiter un quartier concentrant une population pauvre est-il socialement pénalisant ? Ces questions ont suscité des travaux portant sur l’“effet de quartier” et ont rencontré d’autres approches venant en particulier de la psychosociologie, développées depuis les années soixante. Toute une littérature portant plus particulièrement sur les jeunes et sur les enfants tente ainsi de démontrer le rôle du quartier dans les structurations individuelles et collectives [9]. Ce type de recherche pose de nombreux problèmes quant à la définition du territoire du quartier, quant à la prise en compte du temps et des trajectoires, et surtout quant à la distinction entre les effets propres au quartier et ceux qui sont liés à d’autres facteurs, comme l’influence de la famille. Ce dernier point constitue un véritable enjeu pour les études centrées sur les enfants et adolescents, d’autant que la plupart d’entre elles revendiquent une utilité sociale et politique pour mieux cibler le problème et les réponses à y apporter. Si l’effet de quartier est en fait l’expression de caractéristiques familiales, ce n’est pas sur le quartier qu’il faut agir mais sur les familles pauvres en général, et cela repose sur une politique sociale plutôt que sur une politique territoriale ou de déségrégation. Or, de ces travaux ne se dégage aucune démonstration convaincante concernant l’existence d’un effet propre au quartier et les résultats produits sont incomplets et souvent contradictoires. La compréhension des processus selon lesquels le milieu influerait sur les individus, la nature de ces interactions, de même que les caractéristiques des individus les plus sensibles à cet effet de quartier, restent par ailleurs des questions ouvertes qui ne sont pas non plus sans enjeux pratiques.
8Ce bilan mitigé n’empêche cependant pas que les politiques du logement aient été infléchies, depuis les années soixante-dix, au nom d’un effet de quartier, conduisant à l’arrêt de la construction sociale, déjà marginale. C’est aussi sur cette base qu’ont été légitimées les opérations de démolition de logements sociaux et qu’ont été conduites différentes expériences de déségrégation.
Les expériences de déségrégation
9Les expériences de déségrégation renvoient à des démarches et à des enjeux différents. Certaines font suite au succès de luttes anti-ségrégatives conduites par des associations appartenant au mouvement des droits civiques, d’autres à des stratégies de gestion d’organismes bailleurs qui légitiment des transformations profondes de leur parc de logements au nom de la recherche d’une mixité sociale. Nous nous attarderons ici sur les premières, qui ont donné lieu à de nombreux travaux d’évaluation.
10Dans les années soixante, s’appuyant sur la législation du Civil Right Act, des associations liées au mouvement des droits civiques engagèrent des poursuites judiciaires contre les bailleurs sociaux et contre l’administration municipale, parfois fédérale, pour dénoncer les politiques ségrégatives qui conduisaient à ne construire des logements sociaux que dans certains quartiers et à les attribuer sur des critères raciaux. La Cour suprême rendit alors plusieurs jugements condamnant les organismes bailleurs et les municipalités à mettre en œuvre des politiques de déségrégation. Ceux-ci partaient du principe que la mobilité de familles pauvres appartenant à la minorité noire vers des quartiers aisés blancs représentait le remède à la ségrégation spatiale ; il s’agissait aussi de donner le droit à la mobilité et au choix de résidence à des ménages qui avaient subi le préjudice de la ségrégation. Ces jugements furent médiatisés, ainsi que les quelques expériences de déségrégation qui virent le jour dans leur sillage. Il en est ainsi de l’expérience des Gautreaux à Chicago, du nom d’une militante du mouvement des droits civiques à l’origine de la plainte. Ce programme visait à favoriser la mobilité des familles noires par l’octroi d’une aide personnalisée au logement, celui-ci devant obligatoirement être situé dans des quartiers aisés de l’agglomération. L’expérience aura duré plus de vingt ans pour délocaliser 7 100 familles noires à faibles revenus, essentiellement des familles monoparentales [10]. Il s’agit du programme de déségrégation le plus lourd et le plus étudié jamais engagé aux États-Unis. Il a servi de modèle à une cinquantaine de programmes, et surtout à une expérimentation fédérale lancée en 1992, dénommée Moving to Opportunity. Cette dernière, financée par le HUD (ministère fédéral du Logement et de l’Urbanisme), a débuté en 1994 dans cinq villes (Baltimore, Boston, Chicago, New York et Los Angeles) [11], et a permis le relogement de 4 500 familles habitant des logements sociaux (public housing) localisés dans des quartiers dont au moins 40 % des individus étaient considérés comme pauvres, ce critère correspondant à la définition des ghettos ou de l’underclass [12].
11La thèse de l’effet de quartier sert de base à ces expériences. Il s’agit en effet, en déplaçant des familles pauvres dans des quartiers plus favorisés, de multiplier les possibilités offertes tant du point de vue de la structuration et de la qualité des équipements, notamment scolaires, que de la fréquentation de familles susceptibles d’obéir à d’autres valeurs et comportements sociaux et individuels, en particulier dans le rapport à l’école ou au travail. C’est donc avant tout sous cet angle que ces opérations sont évaluées, dans des conditions de “laboratoire” exceptionnelles. Ces évaluations s’appuient sur l’analyse des changements observés au sein du groupe des populations transplantées comparé à un groupe témoin resté dans le quartier d’habitat social. Les principaux critères retenus sont l’insertion des adultes dans le monde du travail, les résultats scolaires des enfants et l’intégration dans les réseaux sociaux. Les conditions expérimentales sont particulièrement contrôlées pour l’évaluation du programme Moving to Opportunity, programme construit à des fins démonstratives, où un second groupe témoin est constitué, formé lui aussi de ménages logés dans le parc social et auxquels est attribuée une aide personnelle au logement (voucher) sans condition de localisation de ce logement dans un quartier aisé.
12Que concluent ces évaluations ? Tout d’abord, ces expériences de mobilité semblent répondre à une demande des ménages. Dans l’opération des Gautreaux, comme dans le programme Moving to Opportunity, les candidats à la mobilité sont bien plus nombreux que les candidats retenus [13]. De façon générale, les effets de la transplantation sont ambivalents et varient fortement selon les ménages. Les individus transplantés gagnent, dans leur nouveau quartier, un sentiment de sécurité et de tranquillité qui, dans la plupart des cas, avait motivé le choix du déménagement. La satisfaction par rapport aux logements est en revanche loin d’être unanime, leur mauvais entretien étant souvent souligné. Le passage dans le secteur privé ne procure pas automatiquement un logement mieux entretenu et il met les ménages en situation de fragilité dans le jeu du marché.
13Par ailleurs, l’amélioration de l’accès au marché du travail reste difficile à mesurer. L’évaluation des Gautreaux indique que les adultes relogés dans un quartier aisé trouvent plus facilement un emploi, sans que les salaires ou la qualification ne soient néanmoins améliorés [14]. Le programme MTO montre des résultats beaucoup moins assurés. Ce programme a été engagé en même temps que la réforme du Welfare et dans une période de croissance économique. On observe ainsi, de façon générale, une baisse significative du chômage, mais celle-ci n’apparaît pas plus importante que pour les groupes témoins. Les barrières à l’emploi auxquelles sont confrontés ces ménages (en particulier leur faible qualification, la non-maîtrise de l’anglais ou de fréquents problèmes lourds de santé) ne peuvent être surmontées du seul fait de leur transplantation.
14Les résultats en termes de scolarité sont aussi mitigés. Il faut ici rappeler que les écoles publiques des ghettos sont à double titre les écoles du pauvre. Non seulement elles accueillent des enfants venant de ménages socialement défavorisés, mais elles sont aussi pauvres en moyens et en encadrement car leur financement repose essentiellement sur les impôts locaux. Le niveau scolaire des écoles de banlieue est bien supérieur à celui des écoles de centre-ville. Aussi, une part des enfants ayant déménagé connaît-elle des difficultés en arrivant dans un nouvel établissement, qui se traduisent soit par leur rétrogradation dans une classe de niveau inférieur, soit par le placement dans une classe spécialisée. Les témoignages des parents et des enfants sont très contrastés : certains soulignent un meilleur suivi scolaire de la part des enseignants et un sentiment de sécurité au sein de l’école, d’autres insistent sur les comportements racistes ou stigmatisants qui rendent difficile l’insertion des enfants. Nombre de familles du programme MTO ont ainsi choisi de ne pas scolariser leurs enfants dans leur nouveau quartier. Pour les enfants qui surmontent ces difficultés, les résultats scolaires atteignent de meilleurs scores et semblent ouvrir plus de perspectives d’accès à un emploi ou à l’université. Mais dans quelle mesure ces résultats n’indiquent-ils pas avant tout qu’il est plus facile de réussir dans des écoles mieux dotées en équipements et en enseignants ?
15Enfin, l’insertion sociale des familles dans leur environnement social se fait de façon contrastée, même si la sécurité gagnée dans le nouveau quartier est largement soulignée. Certains ménages ont à affronter des réactions racistes ou de rejet social, et une violence symbolique feutrée semble parfois remplacer la violence physique des ghettos noirs. Plusieurs d’entre eux relatent des problèmes avec les voisins ou le propriétaire concernant les enfants et leur utilisation de l’espace public. La dispersion a parfois aussi comme revers la perte des liens sociaux et familiaux, et c’est sans doute ce qui a conduit 30 % des ménages de l’expérience Gautreaux à revenir en centre-ville.
16Au bout du compte, les résultats de ces expériences de déségrégation ne semblent pas confirmer les hypothèses de départ, pas plus d’ailleurs qu’ils ne les infirment. Le déménagement a certes permis à certains d’engager des parcours de mobilité, mais ceux-ci sont jalonnés d’obstacles qui renvoient aux caractéristiques sociales de ces ménages. Pour d’autres, il s’est traduit par un isolement social accentué et par de nouvelles difficultés. Dès lors, si les effets de contexte jouent bien dans le destin des ménages, on ne saurait pour autant les appréhender de façon simpliste et homogène. Interviennent ici les trajectoires sociales et familiales mais aussi différentes dimensions sociales, spatiales et institutionnelles de l’organisation urbaine des quartiers dont ne rendent pas compte les catégories de quartier pauvre ou de quartier aisé.
17Ces expériences américaines posent la question des effets à long terme de la ségrégation sociale et raciale sur les individus qui en sont victimes et alimentent un débat émergeant en France sur le rôle du “contexte” ou du “milieu” sur le destin social des habitants d’un quartier. Intéressantes de ce point de vue, elles s’appuient cependant sur l’hypothèse qu’elles ne parviennent pas à démontrer selon laquelle le fait de résider dans un quartier pauvre [15] n’aurait que des effets négatifs sur les habitants. Elles négligent en cela la dimension du quartier comme espace de ressources, qui est pourtant mise en avant dans un autre volet important des politiques urbaines américaines, fondé sur l’empowerment et le développement communautaire. Les politiques urbaines semblent ainsi balancer entre déségrégation et revitalisation des quartiers pauvres, tout comme coexistent en France les politiques de mixité sociale et celles visant à un développement plus endogène des quartiers en difficulté.
18Cette politique expérimentale représente par ailleurs une goutte d’eau au regard des puissants processus ségrégatifs qui continuent à caractériser les villes américaines. Si elle a le mérite indéniable d’ouvrir des perspectives de mobilité pour quelques milliers de ménages, ses évaluations interrogent cependant le postulat des bénéfices de la mixité sociale qui oriente aujourd’hui fortement les politiques publiques. ?
Notes
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[1]
On se référera en particulier aux travaux contradictoires de Jane Jacob et de Herbert Gans : J. Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, Randomn House, 1961 ; Herbert Gans, “The balanced community : homogeneity or heterogeneity in residential areas ?”, Journal of the American Institute of Planners, XXVII, n° 3, 1961, p.176-184.
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[2]
En particulier, l’utilisation qu’en fait Éric Maurin dans son ouvrage, Le ghetto français (2004), est univoque et ne tient pas compte de la pluralité et contradiction du caractère contradictoire des résultats
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[3]
K. Jackson, Crabgrass Frontier : the Suburbanization of the United States, New York, Oxford University Press, 1987 ; R. Fishman, Bourgeois Utopia, the Rise and Fall of Suburbia, Basic Books, New York,, 1985.
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[4]
W. J. Wilson, The Truly disadvantaged : the inner-city, the underclass and public policy, The University of Chicago Press, 1987, 1987, traduit en France, Les oubliés de l’Amérique, Desclée de Brouwer, 1994.
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[5]
A. A. Berube, W. H. Frey, “A Decade of Mixed Blessings : Urban and Suburban Poverty in Census 2000”, The Brookings Institution, Census 2000 Survey Series, 2002, 2002.
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[6]
Cette période a vu, en particulier dans les années soixante, sous la présidence de Johnson, la mise en œuvre de nombreux programmes de lutte contre la pauvreté.
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[7]
W.J Wilson a par la suite renoncé à utiliser le terme d’underclass, tenant compte de son passif médiatique, et l’a remplacé par celui de ghetto.
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[8]
Voir en particulier E. Andersonlijah, Code of Street : Decency, Violence and the Moral Life of the Inner City, New York, WW. Norton, 1999 ; P. Bourgois, En quête de respect, le crack à New York, Paris, Le Seuil, 2001 ; K. Newman, No Shame in my Game, New York, Russel Sage Foundation and Knopf, 1999.
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[9]
Maryse Marpsat a proposé une revue de cette littérature : “La modélisation des «effets de quartier» aux États-Unis, une revue des travaux récents”, Population, 54(2), 1999, p. 177-204.
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[10]
L. Rubinowitz et J. Rosenbaum, Crossing the Class and Color Lines, from Public Housing to White Suburbia, University of Chicago Press, 1999.
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[11]
Lancé par l’administration Clinton, ce programme fut restreint par le Congrès, qui limita la démonstration à six villes d’au moins 400 000 habitants situées dans une aire métropolitaine d’au moins 1,5 million d’habitants. Seize villes se sont portées candidates.
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[12]
J. Goeringohn, Choosing a Better Life ? Evaluating the Moving to Opportunity Social Experiment, The Urban Institute Press, 2003.
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[13]
Il convient d’ailleurs de souligner que les ménages ayant suivi l’ensemble du processus de mobilité sont ainsi triés à trois étapes. D’une part, il s’agit de ménages suffisamment motivés pour se porter candidats ; d’autre part, sont écartées les candidatures de ceux qui ont eu affaire à la justice ou qui ont fait preuve de “problèmes comportementaux”. Enfin, les ménages sélectionnés, certes formés et assistés, doivent eux-mêmes trouver leur logement. Compte tenu du poids de la discrimination raciale, cela ne manque pas de créer des obstacles : ainsi, dans l’expérience des Gautreaux, le taux de relogement n’a atteint que 25 %. Ce processus de sélection n’est probablement pas sans incidence sur les résultats de l’expérimentation.
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[14]
Susan Popkin et Laura Harris, Families in Transition, a Qualitative Analysis of the MTO Experience, Final Report, HUD, 2002.
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[15]
En partant d’ailleurs d’une définition statistique du quartier pauvre qui nie la diversité et l’hétérogénéité interne des quartiers concernés.