Notes
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[1]
P. Daviot, Jacques Lacan et le sentiment religieux, Toulouse, érès, 2006.
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[2]
É. Maurot, « Ce que le psychanalyse a encore à nous dire », La Croix, 14 et 15 septembre 2019. https://www.la-croix.com/Culture/ Ce-psychanalyse encore nous-dire-2019-09-14-1201047483
1Si la psychanalyse nous a appris quelque chose, c’est que l’on ne peut dire la vérité qu’à moitié. Cela signifie que l’on ne peut pas se satisfaire d’une pensée unique, que la faculté de jugement est en permanence soumise à une dialectique selon laquelle, à chaque discours posé, correspond toujours un discours op-posé. En conséquence, les psychanalystes sont sans cesse obligés de penser contre eux-mêmes, contre leurs préjugés et contre tous les dogmatismes, fussent-ils les leurs. De ce point de vue, il ne saurait être admis, en dernière analyse, que le langage puisse se réduire à une lutte de tous contre tous, faute de s’accorder avec lui-même. Avec Alain Didier-Weill, nous nous étions rejoints sur ce point. L’horizon de la haine oblige à ramener la notion complexe de « loi » à sa signification première : celle d’une composition musicale chantée en l’honneur d’un dieu. C’est la raison pour laquelle Alain Didier-Weill voulait que je présente mon livre, Jacques Lacan et le sentiment religieux [11], lors d’une soirée d’Insistance. Je l’ai fait le 20 décembre dernier, mais sans lui. Pour lui rendre hommage, j’ai souhaité publier ici les conclusions d’un travail que je n’ai jamais cessé d’approfondir, et dont je lui avais parlé. Il s’agit d’une critique de la notion d’influx nerveux à partir d’un commentaire serré du chapitre VII de L’interprétation du rêve, de Freud.
2Die Traumdeutung nous est aujourd’hui accessible dans trois traductions : La science des rêves, d’Ignace Meyerson, parue en 1926, revue et corrigée par Denise Berger en 1950, republiée par les Presses universitaires de France en 1967 sous le titre L’interprétation des rêves ; la version des Œuvres complètes de Freud, sous la direction de Jean Laplanche, parue en 2003 ; et la traduction de Jean-Pierre Lefèbvre, aux éditions du Seuil, de 2010. Les deux dernières ont opté pour le choix, que je partage, d’un titre au singulier : L’interprétation du rêve. Le vocabulaire et le style de ces trois traductions diffèrent à tel point que l’on pourrait penser qu’elles se réfèrent à trois ouvrages distincts. De par sa nature, la Traumdeutung défie la traduction. Freud avait d’abord estimé qu’elle était intraduisible, avant de suggérer de substituer aux rêves du texte original des récits de rêve dans la langue du traducteur. Il anticipait ainsi sur le thème central de son ouvrage sur le mot d’esprit, à savoir que le rêve est un discours, et qu’il est donc indispensable de l’entendre dans sa propre langue. En ce qui me concerne, je resterai toujours fidèle à la traduction d’Ignace Meyerson, qui constitue pour moi une référence obligée. Pas seulement parce que j’ai lu pour la première fois l’ouvrage fondamental de Freud dans cette version en 1972, mais parce que j’ai toujours été sensible à l’orientation délibérément scientifique du traducteur.
3Né à Varsovie en 1888 et mort à Paris en 1983, Meyerson a joué un rôle-clé dans les sciences humaines de l’entre-deux-guerres. Il était directeur-adjoint de l’École pratique des hautes études quand il a traduit La science des rêves, en 1923. Autrement dit, il était au cœur des débats linguistique et sémiotique qui, avec Greimas, préparaient le structuralisme. C’est ce qui lui a permis d’envisager le texte de Freud sous un angle radicalement moderne, que je crois conforme à la lettre et à l’esprit de l’original. Cette position a déterminé les orientations et le style qui ont guidé la première traduction française de la Traumdeutung, et qui en font aujourd’hui la valeur. Pour Ignace Meyerson, les œuvres artistiques, philosophiques, politiques ou religieuses, étaient ce que les objets de la nature sont au physicien. Comme toutes les créations de l’esprit, les rêves étaient pour lui de même nature que les objets mathématiques. La seule différence, pourrait-on dire, est que les objets mathématiques sont morts, tandis que les rêves sont vivants. Pour étudier ces « systèmes complexes », Meyerson privilégiait une approche pluridisciplinaire, dans le but de saisir les variations de ce qu’il appelait « les structures de base de la pensée ».
4La nouveauté intrinsèque de l’œuvre de Freud résidait pour lui dans sa capacité à rendre compte en termes logiques de la vitalité de ces « structures de base de la pensée », de cette « chimie syllabique » que Jacques Lacan réduirait bientôt à sa quintessence en ramenant la Triméthylamine du rêve de L’injection faite à Irma aux seuls signifiants de sa formule chimique : N(CH3)3, privés non seulement de toute poésie, mais de toute signification. Il fallait donc prendre garde à ne pas se laisser distraire de l’aridité d’un message dont la publication fut si pénible pour Freud qu’il affirmait avoir repoussé de plus d’un an l’impression du manuscrit déjà prêt. C’est cette prise en compte des aspects à la fois scientifiques et tragiques du texte freudien qui m’a ouvert la voie d’une critique de la notion d’influx nerveux à laquelle les deux autres traductions de L’interprétation du rêve ne m’auraient probablement jamais permis d’accéder. Celle de Jean Laplanche, dont la syntaxe et le vocabulaire sont conformes à des choix méthodologiques anciens, m’a toujours parue si rébarbative que je n’ai jamais pu la lire en entier. Son souci d’une fidélité littérale au texte original, allié à la volonté de lui rendre son « irréductible étrangeté », m’en interdisent l’accès. Je ne comprends toujours pas quel mystère le traducteur a cru déceler dans la Traumdeutung.
5J’aurais regretté une fois de plus de ne pas comprendre l’allemand, si la traduction de Jean-Pierre Lefèbvre, en revanche, ne m’avait semblé respectueuse des concepts et sensible au génie littéraire de Freud. De nombreux passages révèlent une sensibilité que la version de Meyerson ne laissait aucunement soupçonner. On sourit beaucoup en lisant ce texte, dans lequel Freud déploie toute la gamme qui va de l’ironie la plus fine au comique le plus trivial. Plus d’un siècle sépare cette traduction de l’original, mais sa limpidité suffit à convaincre qu’elle reste fidèle aux subtilités et aux nuances de la Traumdeutung. Jean-Pierre Lefèbvre est un germaniste remarquable, traducteur de Hegel, de Marx et de Celan. Mais il est probable que la mise en valeur des qualités littéraires du texte freudien m’aurait distrait de l’extrême rigueur, pour ne pas dire du caractère systématique, voire structural, que j’ai toujours reconnu aux développements discursifs qui forment le cœur de l’ouvrage, et qui trouvent leur plus haut niveau d’abstraction dans son septième et dernier chapitre. La Traumdeutung n’est pas une œuvre de pure littérature, ce n’est pas un livre de psychologie, ni un manuel d’ésotérisme censé dévoiler ses arcanes au profane. C’est avant tout un traité de logique, et c’est ce qui en fait pour moi le prix.
6La traduction de Meyerson m’a donc accompagné pendant quarante-cinq ans. Ce livre a déterminé mon engagement dans la psychanalyse, avant de devenir le guide fiable de ma pratique de l’interprétation des rêves. Je n’ai jamais cessé de le lire et de le relire, en particulier ce fameux chapitre VII dont le commentaire est à l’origine de la présente critique de la notion d’influx nerveux, abordée brièvement dans Jacques Lacan et le sentiment religieux. On le sait, L’interprétation du rêve (1900) constitue, avec La psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient (1905), l’un des volets du triptyque dans lequel Freud développe son intuition première d’une théorie neurologique de la mémoire ébauchée dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, adressée à Fliess à l’automne 1895. Nous trouvons dans L’interprétation du rêve, c’est vrai, tous les concepts fondamentaux de la théorie freudienne (résistance, transfert, refoulement, condensation, déplacement, etc.). Seulement voilà. Tout, dans la présentation du chapitre VII, rappelle que sa rédaction est contemporaine des machines à vapeur. C’est dans le langage de la physique que sont décrites, avec une grande précision, les contraintes qui s’imposent au système nerveux pour mettre en œuvre la logique. Les choses, pour résumer, se présentent de la façon suivante :
7– les contraintes logiques qui s’exercent sur les rêves s’expriment sous la forme de condensations et de déplacements des représentations psychiques ;
8– la scène sur laquelle se produisent ces processus de condensation et de déplacement est un espace virtuel. Tout ce qui peut devenir objet de perception à l’intérieur de l’appareil psychique est virtuel, à la manière de l’image produite par le passage des rayons dans une longue-vue, un télescope, un microscope compliqué ou un appareil photographique. Le « lieu psychique » du rêve se situe exactement au point où se forme l’image. Ce point idéal ne correspondant à aucune partie tangible de l’appareil, il faut écarter toute notion de localisation anatomique ;
9– le cours des représentations psychiques condensées et déplacées est sous la dépendance d’un écoulement de quantités. Une quantité d’excitation, appelée « énergie d’investissement », parcourt l’appareil psychique. La fonction de cet appareil est régie par des sensations de plaisir et de déplaisir qui règlent automatiquement la marche des processus d’« investissement ». Le système perceptif ne conserve aucune trace de ces « investissements ». Il n’a pas de mémoire ;
10– les traces mnésiques qui permettent l’association des perceptions par condensation et déplacement reposent sur les « frayages » qui s’établissent entre les différents éléments du système nerveux. Les représentations, les pensées, les formations psychiques en général, ne sauraient en aucun cas être localisées dans des éléments organiques de ce système, mais en quelque sorte entre eux, là où se trouvent les résistances ou les « frayages » qui leur correspondent. L’association entre les perceptions s’effectue par diminution de la résistance et par ouverture des « frayages » ;
11– la mémoire et la conscience s’excluent mutuellement. Pour accéder à la conscience, les souvenirs les plus profondément gravés dans la mémoire doivent subir une série de transformations qui n’appartiennent plus à la catégorie « des processus psychiques normaux » mais se présentent comme de véritables constructions « psycho-pathologiques » : accumulation sur un seul élément représentatif de l’intensité de tout un courant de pensées ; formation de représentations intermédiaires de compromis par libre transfert des intensités ; associations des représentations qui transfèrent ces intensités dans des constructions que notre pensée méprise ou qu’elle n’emploie que dans les lapsus, les jeux de mots ou les erreurs de lecture ; équivalence des associations par simple homophonie ou assonance avec les autres ; absence de contradiction dans l’association de pensées pourtant contradictoires, qui tendent non pas à se détruire, mais à se juxtaposer ou à se condenser ;
12– pour expliquer ces formations anormales caractéristiques du travail du rêve, Freud postule l’intervention de deux systèmes. Un premier système est à l’origine d’un processus primaire qui vise à faire s’écouler librement les quantités d’excitation de façon à faire baisser la tension dans l’appareil psychique, c’est-à‑dire à réduire la sensation de déplaisir qui résulterait de l’augmentation de cette tension. Freud appelle ce processus « principe du plaisir » ;
13– le premier système ne conduirait qu’à la formation d’hallucinations si n’intervenait pas un second système qui vise à pallier l’inadéqua-tion foncière du premier à procurer la satisfaction attendue. Le rôle du processus secondaire mis en œuvre par ce second système est de détourner la quantité d’excitation vers la motilité volontaire, dans le but de modifier le monde extérieur de façon à faire apparaître la perception réelle de l’objet de satisfaction. Freud appelle ce processus secondaire « principe de réalité ». Pour parvenir à ses fins, ce processus doit pouvoir disposer de l’intégralité des souvenirs, c’est-à‑dire de tout ce que la mémoire a retenu des expériences de plaisir et de déplaisir qu’elle a éprouvées dans ses rapports avec le monde extérieur. Les processus primaires sont donnés dès le début, tandis que les processus secondaires ne se forment que peu à peu, au cours de la vie ;
14– toutes les formations anormales observées au cours de l’élaboration du rêve résultent de l’interaction de ces deux systèmes, dont l’un soumet l’activité de l’autre à sa critique. Freud s’en tient à l’idée que le premier système tend à faire s’écouler librement des quantités d’excitation, tandis que le second, par ses tâtonnements et ses fluctuations, tend à inhiber cet écoulement. Pour expliquer le mécanisme de cette interaction, il a de nouveau recours à une -analogie physique : le passage des rayons lumineux dans un nouveau milieu.
15L’ensemble de cette argumentation repose sur deux hypothèses, et deux seulement : d’une part le travail du rêve résulte de processus rationnels ; d’autre part les contraintes auxquelles ce travail est soumis répondent à la logique d’un dispositif dont le substrat matériel a son siège dans le cerveau. Conformément à ces deux hypothèses, les deux conditions auxquelles doivent souscrire les processus primaire et secondaire à l’origine du rêve sont les suivantes : non seulement ces processus doivent obéir à des lois, au sens fort du terme, mais ces lois doivent être corrélatives de l’organisation du système nerveux en réseau. Cette théorie de la mémoire, qui prend pour modèle l’arc réflexe, est tout entière fondée sur la notion de quantités circulant dans un réseau constitué de particules matérielles distinguables appelés « neurones ». Elle fait appel à des concepts radicalement nouveaux, comme ceux de transfert, de résistance ou de frayages, mais elle se heurte à un obstacle insurmontable qui a conduit Freud à renoncer définitivement, en 1915, à élaborer une théorie neurologique de la mémoire capable de rendre compte de ses observations. La découverte de la cellule nerveuse par Ramon y Cajal n’a été reconnue officiellement qu’en 1906, et la théorie du neurone, comme le concept de synapse, qui permet d’expliquer les éventuels « frayages » entre ces particules matérielles distinguables que sont les cellules nerveuses, n’étaient pas encore établis au moment où Freud rédigeait la Traumdeutung. Encore moins l’existence des neuromédiateurs, dont le rôle dans la transmission de « l’influx nerveux » allait bientôt servir de fondement à la reconnaissance de la théorie électrique du nerf. Sans parler du modèle des machines digitales, qui est venu conforter cette théorie, mais qui a permis aussi de concevoir des dispositifs d’une autre nature capables d’abstraire les procédures logiques des contraintes mécaniques de leur support, et par conséquent de surmonter, cinquante ans plus tard, l’obstacle rédhibitoire rencontré par Freud.
16De fait, la conception de la mémoire sur laquelle repose tout le chapitre VII s’appuie entièrement sur le modèle des machines analogiques, dans lequel les nombres sont représentés par des quantités physiques (quantités d’énergie, arbres à cames, intensités de courant dans un circuit, flots lumineux, etc.) En 1900, il ne pouvait pas en être autrement. Freud ne disposait pas du modèle des machines digitales (électroniques, optiques ou autres), dans lequel les nombres ne sont plus représentés par des quantités physiques, mais par des symboles, le terme de symbole devant être pris dans son acception mathématique qui en fait l’élément d’un système de notation. Faute de disposer d’un modèle adéquat capable d’abstraire les procédures logiques des contraintes mécaniques de leur support, il se heurtait à une difficulté insurmontable : l’impossibilité de traduire en termes de physique et de chimie des procédures logiques de nature purement symbolique. C’est la raison pour laquelle il est sans cesse contraint d’employer des métaphores empruntées à la physique pour nous éclairer sur la façon dont il conçoit les processus qu’il décrit. Une fois levé l’obstacle d’une confusion entre des quantités physiques et des abstractions numériques, rien n’interdit plus d’élaborer une théorie de la mémoire conçue comme dispositif matériel ayant son siège dans le cerveau, selon une organisation d’ensemble qui se laisse réduire à des séries d’éléments discrets indécomposables, dont l’interaction est capable de rendre compte des avancées freudiennes en reproduisant le schéma de l’organisation signifiante. Autrement dit, rien n’interdit plus de tenter une transcription dans le langage des systèmes formels des processus mentaux décrits par Freud au chapitre VII de L’interprétation du rêve.
17Les outils mathématiques d’optimisation combinatoire (théorie des graphes et programmation linéaire) se révèlent particulièrement adaptés à cette « traduction » des élaborations freudiennes. Ils permettent notamment de formaliser de façon rigoureuse les procédures à l’œuvre dans un dispositif dont les éléments organisés en réseau constituent un système de notation au sein duquel s’opèrent des transferts et des retenues d’information. La modélisation des processus mentaux qui se déduit de l’utilisation de ces outils mathématiques repose au départ sur un simple artifice méthodologique qui consiste à projeter le système nerveux dans le plan. La plaque neurale embryonnaire à partir de laquelle se développe ce système est constituée à l’origine d’une couche cellulaire unique. La prolifération, la migration et la différenciation de ces cellules souches, conduisent à la formation d’une structure tridimensionnelle d’une très grande complexité, mais à travers ses remaniements épigénétiques successifs, fondés sur l’interconnexion des gènes et de leur environnement immédiat, le système nerveux conserve les caractères d’une surface plane. Projetés dans le plan, ses éléments constituent un système de notation dans lequel s’opèrent des transferts et des retenues d’information, qui jouent un rôle de tampon entre le corps propre et le milieu extérieur.
18Ceux qui s’intéressent aux tentatives réitérées de Freud d’expliquer les processus mentaux à partir d’un modèle biologique peuvent se reporter à l’analyse d’une grande crise d’hystérie que j’ai publiée dans Jacques Lacan et le sentiment religieux. La démonstration mathématique qui l’accompagne permet d’identifier le processus primaire à la circulation d’un flux dans un graphe, et le processus secondaire aux phénomènes de mémorisation qui se produisent dans une matrice de programmation dynamique (les fameuses chaînes de Markov α, β, γ, δ, que Lacan présente dans l’Introduction du Séminaire sur « La lettre volée » pour rendre compte de la détermination symbolique qui s’exerce au-delà du principe du plaisir). Il est remarquable de constater qu’aucune propriété spécifique du tissu vivant n’est requise par cette démonstration ; qu’elle met en évidence des processus qui se distinguent radicalement des procédures à l’œuvre dans les ordinateurs, ainsi que l’avait noté le premier concepteur de ces machines John von Neumann. Enfin, qu’en identifiant au langage le « logiciel » qui permet au système nerveux de mettre en œuvre la logique, elle apporte une réponse à la question déterminante des modalités de transmission des ordres qui contrôlent les opérations élémentaires dans la mémoire.
19La conséquence la plus importante que j’ai retenue de cette démonstration est la suivante. Toutes les machines réalisées par la technologie humaine ont pour origine une activité cérébrale. Les principes logiques auxquels cette activité obéit doivent nécessairement contenir ceux qui sont en action dans les machines issues de la technologie humaine, puisque c’est le langage lui-même qui les a conçues, construites et programmées. L’inverse n’est pas vrai. L’origine biologique du système nerveux exclut que l’on puisse résoudre le problème de sa logique première en l’assimilant à une machine. Étant donné que la structure du cerveau contient en elle-même sa propre cause ou justification, elle ne peut être comprise qu’à partir des principes qui l’engendrent automatiquement. La seule interprétation qui tienne compte de cet impératif biologique est celle qui fait intervenir l’histogenèse du cerveau : elle exige que les composants de base qui permettent l’exercice d’une fonction de contrôle logique sur l’activité cérébrale aient un lien avec les mécanismes génétiques du corps. Ces composants matériels qui entrent dans la composition de la mémoire doivent être sous le contrôle direct du code génétique, et être sensibles aux modifications environnementales.
20Si les composants en question sont sous le contrôle du code génétique, il est nettement plus avantageux d’envisager l’activité du neurone sous son aspect chimique, plutôt que sous son aspect électrique. En effet, les instructions reçues par le système nerveux du milieu extérieur ou du corps propre ne sont que des séquences de signaux « marche » ou « arrêt ». Tandis que dans un ordinateur, ces séquences obéissent à la logique préexistante de l’activité cérébrale qui les a programmées, cette logique première ne peut elle-même obéir qu’aux principes qui ont engendré le système nerveux automatiquement. Pour que les instructions reçues par ce système du milieu extérieur ou du corps propre puissent être intégrées dans sa mémoire, il faut impérativement qu’elles soient transcrites dans le « code machine », c’est-à‑dire dans des termes compatibles avec les ordres du code génétique.
21Cette transcription ne peut pas s’opérer autrement que par un transfert d’organisation dans l’ordre de la cellule nerveuse, et il n’est pas possible que ce transfert d’organisation n’ait pas un lien direct avec le phénomène physique ou chimique qu’il traduit. Le métabolisme du neurone doit donc être lié au type d’information qu’il reçoit, du fait de la place qu’il occupe dans le réseau et à cause de cette place, métabolisme actif au point de rendre possible la reconnaissance de son identité par d’autres neurones intégrateurs plus profonds, ou par des cellules cibles. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que les différents types d’informations peuvent entretenir entre eux des rapports de structure, sur les plans à la fois successif et simultané. Dans ce cas, l’activité cérébrale peut effectivement être considérée comme l’expression d’une mémoire : celle qui conserve le souvenir de l’action des forces physico-chimiques qui ont engendré le code génétique automatiquement.
22La caractéristique essentielle du neurone est précisément d’être une cellule glandulaire. Il a la même origine embryologique que d’autres cellules qui interviennent dans les processus d’équilibration des fonctions corporelles (cellules chromaffines de la médullo-surrénale, mélanocytes de la peau, cellules de l’épiphyse, etc.). Il possède les mêmes mécanismes biochimiques que ces cellules, ce qui lui permet de synthétiser comme elles une molécule spécifique (le neuromédiateur pour le neurone, l’adrénaline pour les cellules chromaffines, la mélanine pour les mélanocytes, la mélatonine pour les cellules de l’épiphyse). Ces molécules ont pour caractère commun d’appartenir toutes à des chaînes métaboliques faisant intervenir les acides aminés indispensables, dont elles dérivent en quelques étapes enzymatiques seulement. Leur synthèse s’effectue sous le contrôle direct du code génétique.
23Si les composants de base de la mémoire cérébrale qui exercent une fonction de contrôle logique sur ses opérations élémentaires, conformément aux ordres du code génétique, sont les neuromédiateurs, la conception communément admise du fonctionnement de la cellule nerveuse doit être complètement révisée : loin de permettre le passage de l’influx nerveux grâce à son neuromédiateur, le neurone est traversé par cet influx dans le seul but de libérer le neuromédiateur. L’activité électrique permet de gagner du temps en signalant instantanément à l’extrémité distale des neurones l’arrivée d’une information à leur extrémité proximale, mais elle n’intervient pas dans le traitement proprement dit de cette information ni dans sa mémorisation [22]. Autrement dit, comme l’a noté Georges Canguilhem dans ses Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, « l’usage du modèle électrique dans les neurosciences ne représente sans doute pas, sur le plan de l’élaboration théorique, une mutation aussi radicale que celle qui a permis, sur le plan de la technologie, la construction des machines électroniques. Si du côté de la fonction ce modèle a pu, dans un contexte théorique déterminé, paraître simuler une performance, du côté de la structure, rien n’autorise à le considérer comme un double. En définitive, le modèle électrique du nerf ne prouve pas, du fait sa plus grande efficacité, que l’activité du nerf soit de nature électrique ».
24Le dispositif matériel de la mémoire cérébrale ne peut donc pas être représenté par un ensemble de circuits composés d’éléments actifs qui se stimuleraient les uns les autres selon différentes modalités. Il faut plutôt considérer ce dispositif comme une juxtaposition de formes, ou d’éléments de notation, qui entretiennent entre eux des rapports de structure, sur les plans à la fois successif et simultané. Comme celle des langues naturelles ou du jeu d’échec, la logique de ce dispositif est contenue tout entière dans la combinaison de ses figures. Ce qui constitue phénoménalement et physiquement ces figures en tant que telles est sans importance. Ce qui détermine leur signification en tant que figures, ce qui les constitue réellement comme figures, ce sont les règles du jeu, c’est-à‑dire un certain nombre de procédures. La règle du jeu à laquelle est soumise l’activité cérébrale serait alors contenue tout entière dans les processus que Freud a décrits au chapitre VII de L’interprétation du rêve, et que Lacan a identifiés comme étant ceux de la métaphore (condensation) et de la métonymie (déplacement), à l’origine des rêves et des symptômes hystériques.
25Cette critique de la notion d’influx nerveux répond aux trois questions cruciales que le modèle électrique laissait en suspens, à savoir la nature des éléments matériels qui entrent dans la composition de la mémoire cérébrale, l’organisation du langage premier utilisé par ce dispositif pour mettre en œuvre la logique, et la nature du « logiciel » par l’intermédiaire duquel sont transmis les ordres qui contrôlent les opérations élémentaires. Ce faisant, elle permet de rendre compte des avancées freudiennes. Aucune des procédures décrites n’obéissant aux lois de la contradiction ni de la grammaire, tous les présupposés de la philosophie classique, et du discours courant lui-même, sont remis en cause. Si toute vérité ne peut se dire qu’à moitié, sous une forme ironique, par l’intermédiaire d’une plaisanterie ou d’un jeu de mots, c’est à une véritable refondation poétique du discours qu’incombe la tâche politique d’interrompre le flot insensé de phrases et de mots qui ravagent périodiquement, telles des tempêtes solaires, notre champ politique et social. J’aurais bien voulu, dans le présent contexte, poursuivre avec Alain Didier-Weill notre discussion sur la haine à la lumière de la proposition de Lacan inspirée d’Alexandre Kojève : « Rhégelez-vous, dirais-je. » Rien ne pouvait mieux convenir à nos échanges que la reprise du débat impossible entre Parménide et Héraclite sur l’Un jamais atteint, dont le centre est partout et les limites nulle part, mais dont la notion est seule capable de délimiter un horizon où la haine n’aurait pas toujours le dernier mot, dans un monde qui croyait déjà avoir tout dit, mais où la simple formule E=mc2 a suffi à déchirer son ciel de papier.
Notes
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[1]
P. Daviot, Jacques Lacan et le sentiment religieux, Toulouse, érès, 2006.
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[2]
É. Maurot, « Ce que le psychanalyse a encore à nous dire », La Croix, 14 et 15 septembre 2019. https://www.la-croix.com/Culture/ Ce-psychanalyse encore nous-dire-2019-09-14-1201047483