Insistance 2016/2 n° 12

Couverture de INSI_012

Article de revue

Le désir inconscient et le codicille du sujet freudien

Pages 95 à 100

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, du 19 au 23 septembre 1960.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Dans Malaise dans la civilisation (1930) Freud note également la fragilité face à la nature et la finitude de l’être humain comme causes de sa misère.
  • [4]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, leçon du 15 novembre 1962, non publié.
  • [5]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, leçon XIII, Le fantasme au-delà du principe du plaisir.
  • [6]
    J. Lacan étudie en détail ce rapport dans son Séminaire, Livre XI.
  • [7]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, op. cit., leçon du 12 février.
  • [8]
    J. Lacan, Le Séminqire, Livre IX, op. cit., leçon du 7 mars, inédit.

1 Prenant en compte le fait que l’être humain change continuellement, peut-on trouver quelque caractéristique unique ou particulière constante au cours d’une vie ? Plus précisément : malgré le fait que tout est toujours en train de changer, y aurait-il un élément constant dans le désir du sujet ?

2 Pour avancer sur cette question, il faut d’abord s’enquérir de la nature spécifique du sujet et du désir dans le champ psychanalytique. Curieux de savoir si le sujet de la psychanalyse et de la philosophie seraient les mêmes, Lacan soutient que le sujet hégélien est celui qui, « dès l’origine et jusqu’au bout, sait ce qu’il veut [1] », pendant que le sujet freudien est comme un prisonnier qui apporte sous ses cheveux un codicille qui le condamne à mort, sans connaître « ni le texte, ni en quelle langue il est écrit [2] ». Autrement dit, le sujet freudien est celui dont la souffrance provient, entre autres causes [3], du désir inconscient qui le condamne.

3 Dans ce cadre, la psychanalyse s’était présentée « au monde comme étant celle qui apportait la vraie vérité […] le dessous des cartes [4] ». C’est-à-dire, qu’elle se présente comme un champ capable d’offrir au sujet les outils qui lui permettent de reconnaître le langage de son désir inconscient, de son codicille secret.

4 « Il me semble, quand je suis devant lui, que j’agis toujours contre moi-même ! », se plaint un des mes analysants. Depuis que Freud (1897) a découvert que la réalité psychique n’est pas exactement celle des faits vécus, mais l’interprétation inconsciente condensée dans le fantasme, l’étude du fantasme est devenue une question centrale dans la clinique de la névrose.

5 Dans Fantasmes hystériques et ses relations avec la bisexualité (1908), Freud indique que la satisfaction sexuelle est composée de la fusion de l’activité physique amalgamée à l’évocation d’un fantasme. Onze ans après, il révèle un aspect déconcertant de la psyché : le sujet a du plaisir avec sa propre souffrance. Il a noté à travers plusieurs cas de femmes et d’hommes, névrotiques ou pervers, que la jouissance sexuelle était conjuguée à un fantasme, dans lequel la personne se situe en position d’objet battu et dont elle extrait une jouissance masochiste.

6 Freud fait la constatation clinique que la psyché déforme parfois la perception de la réalité extérieure, visant non seulement à faire plaisir au moi (comme il l’avait défendu jusqu’alors) mais aussi à rechercher sa propre souffrance. Il a proposé le concept de pulsion de mort en 1920 et a consacré une étude au Problème économique du masochisme en 1924. Marco Antonio Coutinho Jorge (2003) a mis en évidence que la proposition de la pulsion de mort a été annoncée l’année suivant la publication d’Un enfant est battu, où ses prémisses étaient déjà présentes.

7 Ce fantasme évoque un rapport avec une personne investie d’autorité, pour laquelle le névrosé ou le pervers a un amour important, sexualisé et refoulé. Freud (1919a) nous enseigne que ce fantasme est organisé comme un résidu de l’Œdipe. Sa présence indique que le sujet est entré dans le champ soit de la névrose, soit de la perversion, car la loi de prohibition de l’inceste a été marquée, laissant comme trace ce fantasme masochiste.

8 Ainsi, malgré la pertinence de tous les fantasmes dans la vie psychique, l’étude d’Un enfant est battu (ibid.) a acquis un statut particulier dans l’œuvre freudienne, grâce à son étrange connexion avec la pulsion de mort. Piera Aulagnier nous rappelle aussi que la pulsion de mort ne doit pas être comprise comme synonyme « d’un simple état de non-vie […] Cela n’aurait littéralement aucun sens pour la psyché qui ne peut se référer qu’au pensable» (1968, p. 51-52). La pulsion de mort opère plutôt comme ce que le sujet assume inconsciemment être « visée du désir de l’Autre » (ibid.).

9 Lacan élabore son concept du fantasme en prenant appui sur le texte freudien Un enfant est battu, après lequel « tout ce qui a été dit […] n’est que de la petite monnaie » (1999, p. 230). En conformité avec Freud, il lie la constitution du fantasme au moment logique de l’inscription de la fonction paternelle et décante les rôles imaginaires, précisant que « le fantasme où le sujet figure en tant qu’enfant battu – devient la relation avec l’Autre dont il s’agit d’être aimé [5] ».

10 Dans l’article « Kant avec Sade », Lacan concevait le désir comme « volonté de jouissance » puisqu’il consiste en la rencontre avec la Loi, celle par laquelle le Nom-du-Père s’inscrit ou pas. Après cette rencontre avec la Loi qui lui permet d’entrer soit dans la névrose, soit dans la perversion, le sujet sera divisé entre ce qu’il veut consciemment et ce qu’il désire inconsciemment.

11 Toujours en prenant ce fantasme masochiste étudié par Freud (1919a), Lacan indique que la naissance du sujet du désir est indissociable de son propre fantasme. Ainsi, soutenue par des études de Lacan et de Marco Anotonio Coutinho Jorge (2006), je propose de synthétiser ce fantasme « où le sujet figure en tant qu’enfant battu », qui traduit le rapport du fantasme « avec l’Autre dont il s’agit d’être aimé », par le mathème :

12 S ◊ a

13 Dans lequel S – correspond au sujet divisé par la castration symbolique ; a – objet a est constitué comme une réponse singulière devant l’énigme du désir de l’Autre – Che vuoi ? ; ◊ indique qui il’existe un rapport [6]6, entre les deux termes, S et a, donc, la valeur d’un terme dépend de l’autre.

14 Pour Lacan (1999), dans la recherche que l’enfant poursuit au sujet de la cause des choses, ce qui vraiment se pose est : quel est le désir de l’Autre ? Quelle est sa jouissance ? Le rapport particulier condensé en fantasme correspond à la réponse inconsciente à ce que le sujet imagine servir à la jouissance de l’Autre. « Le fantasme est construit en étroite relation avec l’énigme du désir de l’Autre, Che vuoi ? Question à laquelle répondra le sujet avec la construction fantasmatique primordiale » (Jorge, 2006, p. 64).

15 En conséquence, quand on parle du sujet du désir, il faut garder à l’esprit que Lacan connecte le sujet névrosé, c’est-à‑dire divisé par son désir inconscient, à ce rapport particulier dans le fantasme, dont le paradigme est Un enfant est battu. Autrement dit, le fantasme se constitue devant l’énigme du désir de l’Autre et de la castration symbolique. Il correspond à l’interprétation inconsciente et singulière du sujet de ce que l’Autre désirerait de lui. Lacan note que cette relation unique entre S et l’objet a recouvre le fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel et exprime la réponse particulière et inconsciente du sujet devant le fait que le désir de l’Autre est dirigé ailleurs.

16 Sacher-Masoch (1870), auteur dont le nom est devenu illustration de cette tendance de la psyché, a magistralement décrit comment la jouissance du sujet est subjuguée par la répétition d’un certain fantasme fixé. À cause de cela, je propose de comprendre la dimension masochiste du fantasme comme un plaisir causé par la répétition d’une configuration de douleur psychique. Le rapport spécifique établi dans le fantasme répond à l’interrogation sur le désir et la jouissance de l’Autre – Che vuoi ? Sa construction inconsciente met le sujet comme objet a, et produit l’effet de le diviser. Cette position secrète et refoulée du rapport à l’Autre, qui se répète, et grâce à laquelle le sujet jouit sexuellement, compose son axiome fantasmatique inconscient.

17 En effet, le fantasme inclut ce qui est le plus particulier et le plus étranger à chacun : la position devant l’Autre par laquelle il jouit. Évidemment, Un enfant est battu n’est qu’un paradigme utilisé par Freud pour analyser la structure de fantasme.

18 Bien que chaque sujet, dans la névrose, ait sa propre construction, l’identification du sujet dans le fantasme, avec la position d’objet de jouissance de l’Autre semble être constant, en particulier dans la clinique de ceux qui occupent la position féminine. Comme la clinique l’illustre et comme Lacan le remarque dans son œuvre, cette position d’objet, qui caractérise la position féminine, peut être occupée par tous les genres sexuels, névroses ou perversions.

19 Lacan qualifie ce fantasme de « terminal », « dernier », « celui qui reste [7] ». Il est tout à fait vrai que le désir a une nature métonymique, mais il est régi par un point de jouissance sur lequel le sujet se trouve structurellement fixé et qui produit des effets sur d’autres champs sociaux, comme ceux de l’amour ou du travail. Précisément pour cette raison, selon J.-A.Miller (1983-1987, p. 125), « le sujet parle de ses symptômes abondamment [mais…] sur le fantasme, rien. Bouche cousue. Pas un mot » (ibid., p. 101).

20 Le but de la cure d’un sujet inscrit dans le champ de la névrose peut être compris comme l’acquisition d’un savoir sur sa propre position dans son « dernier » fantasme, qui lui permet de ne pas répéter indistinctement son fantasme dans les autres champs de la réalité. Bref, à savoir y faire avec son codicille. Je soutiens que le codicille, précédemment mentionné, correspond au fantasme de chaque sujet : S ◊ a, où chaque sujet occupe une position inconsciente et désirée d’être l’objet de l’Autre, position du fantasme par lequel le sujet atteint sa petite mort.

21 C’est pourquoi l’image précitée de condamné à mort se trouve très appropriée, puisque le fantasme reste pour chaque sujet du désir comme un point de jouissance fixe et refoulé.

22 Selon J.-A. Miller (1983-1987), il ne s’agit pas de guérir le sujet de son fantasme : « Ce qui est recherché est une certaine modification de la position subjective […] le fantasme est quelque chose comme un résidu de l’élaboration d’une analyse » (ibid., p. 111). Autrement dit, une cure menée assez loin permet au sujet de ne pas répéter automatiquement dans sa vie « sa singularité signifiante [8] ».

Bibliographie

  • Aulagnier, P. 1968. « Remarques sur le masochisme primaire », L’arc, numéro spécial sur Freud, n° 34, p. 47-54.
  • Freud, S. 1897. « Carta 69 (21 de Setembro) », dans Edição standard brasileira das Obras psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 1, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 309-319.
  • Freud, S. 1908. « Fantasias histéricas e sua relação com a bissexualidade », dans Edição standard brasileira de Obras Psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 9, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 145-154.
  • Freud, S. 1919a. « Uma criança é espancada », dans Edição standard brasileira das Obras psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 17, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 193-218.
  • Freud, S. 1919b. « O Estranho », dans Edição standard brasileira das Obras psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 17, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 235-273.
  • Freud, S. 1920. « Além do princípio do prazer », dans Edição standard brasileira das Obras psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 18, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 11-76.
  • Freud, S. 1924. « O problema econômico do masoquismo », dans Edição standard brasileira das Obras psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 19, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 173-188.
  • Freud, S. 1930. « O mal-estar na civilização », dans Edição standard brasileira das Obras psicológicas completas de Sigmund Freud, vol. 21, Rio de Janeiro, Imago, 1996, p. 64-148.
  • Jorge, M. A. C. 2003. « A Pulsão de morte », Estudos de Psicanálise, n° 26, 2003, p. 23-39.
  • Jorge, M. A. C. 2006. « Arte e travessia da fantasia », dans T. Rivera, V. Safatle (sous la direction de), Sobre arte e psicanálise, São Paulo, Escuta, p. 61-78.
  • Jorge, M. A. C. 2010. « Fundamentos da Psicanálise de Freud a Lacan », Aclínica da fantasia, vol. 2, Rio de Janeiro, J. Zahar.
  • Lacan, J. 1995. O seminário, livro 4, A relação de objeto (1956-1957), Rio de Janeiro, J. Zahar.
  • Lacan, J. 1998. O seminário, livro 11, Os quatro conceitos da psicanálise (1964), Rio de Janeiro, J. Zahar.
  • Lacan, J. 1999. O seminário, livro 5, As formações do inconsciente (1957-1958), Rio de Janeiro, J. Zahar.
  • Lacan, J. O seminário, livro 9, L’identification (1961-1962), inédit.
  • Lacan, J. O seminário, livro 14, La lógica del fantasma (1966-1967), inédit.
  • Miller, J.‑A. 1983/1987. « Duas dimensões clínicas : síntoma e fantasia », dans Percurso de Lacan, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 1986.
  • Miller, J.‑A. ; Rabinovich, D.S. 1984. Dos dimensiones clinicas: sintoma y fantasma, Buenos Aires, Manantial srl, 1987, p. 91-149.
  • Sacher-Masoch, L. 1870. A Vênus das peles, São Paulo, Editora Hedra, 2015.

Mots-clés éditeurs : fantasme, jouissance, Désir, névrose, masochisme

Date de mise en ligne : 18/04/2017

https://doi.org/10.3917/insi.012.0095

Notes

  • [1]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, du 19 au 23 septembre 1960.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Dans Malaise dans la civilisation (1930) Freud note également la fragilité face à la nature et la finitude de l’être humain comme causes de sa misère.
  • [4]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, leçon du 15 novembre 1962, non publié.
  • [5]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, leçon XIII, Le fantasme au-delà du principe du plaisir.
  • [6]
    J. Lacan étudie en détail ce rapport dans son Séminaire, Livre XI.
  • [7]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, op. cit., leçon du 12 février.
  • [8]
    J. Lacan, Le Séminqire, Livre IX, op. cit., leçon du 7 mars, inédit.

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