Notes
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Paolo Lollo, psychanalyste, chercheur associé à l’Unité transversale de recherche, psychogenèse et psychopathologie (utrpp) de l’université Paris 13.
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[2]
Expression utilisée par Ana O. auprès de Freud pour désigner le travail analytique.
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[3]
Jacques Hassoun (1936-1999), médecin psychiatre français puis psychanalyste lacanien.
1 Paolo Lollo : Peux-tu définir Beit Ham, dire quelle est sa spécificité ? Pouvons-nous dire que Beit Ham est une association, une institution qui a comme finalité de venir en aide aux jeunes Israéliens (juifs, musulmans ou chrétiens) en détresse ?
2 Henri Cohen Solal : Beit Ham, la « Maison chaleureuse » ou « le club », se définit comme un espace intermédiaire entre les différentes cultures, entre les jeunes et la société. Dans ce lieu d’accueil, le jeune peut se poser et se reposer. Beit Ham est un espace pour réfléchir ensemble, l’équipe et les jeunes, au malentendu social et culturel. Quand un jeune s’installe dans une maison de Beit Ham, il sait que les éducateurs ont deux oreilles. Une oreille pour les écouter comme sujet et une oreille pour écouter le champ institutionnel : l’employeur, l’école, la famille, quelquefois le voisinage… Cet éducateur va faire transiter à travers lui les paroles qui viennent d’un côté comme de l’autre, dans l’intention rarement de résoudre le problème, mais simplement de l’éclairer. Cette parole, en s’exprimant, pourra éviter qu’elle ne se transforme en agressivité, en violence, en hargne, ou ne devienne un dépôt d’imaginaire où viendront se loger l’angélisation et la diabolisation des uns et des autres. Beit Ham indique le chemin praticable d’une intervention au cœur de la colère qui alimente le malentendu. Les quatre éducateurs qui opèrent dans chaque maison sont là pour permettre de relancer la parole. Parfois, les établissements scolaires attendent de nous que nous soyons en mesure d’intervenir auprès des jeunes pour les convaincre de « bien se tenir et d’étudier ». De même, les parents et la police nous prêtent cette capacité de persuasion. Si nous sommes des éducateurs, nous devons sûrement savoir les éduquer.
3 Nous sommes placés au carrefour de ces différentes demandes, celles qui nous viennent des institutions et celles des jeunes qui se sentent dans une impasse mais qui n’osent pas la formuler. La posture de rupture et de fuite qu’ils ont adoptée risque de les conduire vers la délinquance, la prison, la drogue ou l’hospitalisation. Des lieux, il faut le dire, peu recommandables pour ces jeunes. Les jeunes voient souvent les destins brisés chez leurs frères. Ils comprennent rapidement que dans cette Maison chaleureuse, ils peuvent tracer différemment leur parcours de vie. Dans cet espace intermédiaire, il est possible de traiter autrement les conflits. C’est un espace d’accueil où les adultes sont formés avec leurs deux oreilles à la recherche d’une mise en équilibre des équations sociales auxquelles ils sont confrontés. La Maison chaleureuse offre un accueil inconditionnel. Cet énoncé est essentiel auprès du jeune. L’inconditionnalité de l’accueil permet aux jeunes qui se trouvent dans la transgression, la révolte ou la rébellion, d’apporter leur lot de colère pour y être entendu, réfléchi, remis au travail, et se reconstruire dans une parole « sensée », celle où ils trouvent du sens. Un jeune qui manifeste de la violence dans la maison, et cela arrive quelquefois, sait que pour traiter cette violence, nous n’allons pas appeler la police, nous n’allons pas jouer les gros bras avec lui mais éventuellement nous ferons juste ce qu’il faut pour calmer les esprits. Il sait aussi que le prix à payer pour avoir été violent dans cette maison est de devoir se confronter à l’éducateur puisqu’il n’y a pas de violence dans ce lieu qui ne subisse un « traitement par la parole », une forme de talking cure [2]. Le jeune sait que prendre un verre et l’envoyer contre le mur pour le fracasser produira dans la maison des éclats de quelque chose qui va pouvoir être parlé avec l’équipe d’accueillants. L’éducateur va le chercher pour lui demander : « Attends, que se passe-t-il aujourd’hui pour que tu sois dans un tel état ? » Pour pouvoir entendre de quoi il s’agit, l’éducateur lui pose une question, de la même manière que l’analyste pourrait la poser au rêveur : « Mais que s’est-il passé la veille de votre rêve ? » Dans ce contexte, l’éducateur ira chercher plutôt une scène du jour, quelque chose qui s’est passé dans le sillon de la journée. Bien au-delà de la scène du jour, des bribes du vécu antérieur peuvent émerger à travers elle. La manière avec laquelle l’éducateur est amené à rencontrer le jeune sur une scène de violence est du même ordre : « Que s’est-il passé aujourd’hui ? Tu t’es fâché avec ton père ? Avec ta mère ? Avec ton patron ? Avec l’école ? Avec tes amis ? Avec tes voisins ? Avec toi-même ? » Durant l’entretien, l’éducateur stimule le jeune par des suggestions multiples, des récits associatifs. Il est à même de permettre l’ouverture de la parole et de la recueillir. « Oui, mon père a toujours été comme ça, de toute façon je le déteste, ma mère ne peut pas le voir et moi non plus, qu’est-ce qu’il fout à la maison ? » Il revient donc sur une dispute du matin avec son père, puis il débouche sur une blessure reliée à son nom et à sa place. Les éducateurs sont formés à prendre en charge cette dimension psychique.
4 P. Lollo : Donc, la Maison contient – dans les deux sens du terme – la violence. Elle accueille la chaleur, la souffrance et les tensions des jeunes, et essaie, avec une écoute bienveillante et une proximité chaleureuse, de limiter la surchauffe en la transformant en parole.
5 H. Cohen Solal : Le nom hébreu Beit Ham ouvre un champ de travail extrêmement intéressant puisque Ham, en hébreu, peut se traduire soit par « chaleur humaine » dans le sens d’affect positif, soit par le terme « chaud » qui peut renvoyer à l’agressivité. Beit Ham peut donc signifier « maison chaleureuse » ou encore « maison chaude », avec toutes les représentations fantaisistes qui peuvent en surgir.
6 P. Lollo : Ham signifie donc chaud dans le sens de la violence mais fait allusion aussi aux émotions, aux sentiments, qui sont l’expression du corps.
7 H. Cohen Solal : La grande différence entre chaud et chaleureux réside dans le fait que pour être chaleureux, le sujet s’adresse à l’autre. Le chaud n’a pas d’adresse dans la parole, il est l’expression de sa propre pulsion. Il y a un vide du visage de l’autre. Et justement, dans la Maison, lorsque le jeune a pris ce verre pour le lancer contre le mur ou pour casser un carreau, il va buter sur la présence de l’autre ; soit sur ses copains qui vont lui dire : « Mais ça va pas, tu es dingue, qu’est-ce qui te prend ? », ses amis vont produire une interprétation sociale de son geste violent ; soit parce que l’éducateur ne va pas laisser passer cet acte sans vouloir lui attribuer un sens. Si le jeune a brisé un verre contre le mur, la question que l’éducateur est amené à lui poser se formulerait ainsi : « Mais contre qui étais-tu en colère ? Contre quoi es-tu en colère ? D’où vient-elle, cette colère ? »
8 Ce geste alerte l’éducateur et lui permet d’aller à la rencontre du jeune, de trouver une voie qui va introduire sa pulsion destructrice dans une possible négociation avec la réalité de l’autre, et de faire en sorte que cette pulsion s’exprime d’une manière supportable pour être reçue par lui et son entourage. Ce parcours permet la transhumance des terres chaudes de l’agressivité pulsionnelle vers la chaleur de la rencontre. Le jeune est accueilli avec son patrimoine pulsionnel. Si sa violence risque de menacer l’autre, nous devons bien sûr réagir différemment. L’équipe d’éducateurs suspend alors toutes les activités dans la Maison pour en parler. Nous essayons de penser ensemble ce que nous pouvons supporter de la violence de l’autre, où sont nos limites…
9 Dans des situations de violence aux « limites » du supportable, l’équipe peut même prendre la décision d’arrêter toutes les activités dans la Maison pour une période qui peut se prolonger toute la semaine. Si un jeune sort un couteau et menace ses amis, le traitement de sa violence va aussi s’appuyer sur le collectif. Si un tel acte a pu se commettre, tout le collectif est interrogé, interpellé. En général, les éducateurs expriment leurs limites, sans jamais exclure le jeune mais en lui faisant entendre leur impossibilité de poursuivre la vie de la Maison, à l’aide d’un forum de discussion avec tous les jeunes.
10 Si la violence est collective, nous « fermons » la Maison pour une période indéterminée jusqu’à la résolution du mal-être et nous nous en servons uniquement comme lieu de parole. Il n’y a plus de ping-pong, tous les espaces ludiques que la Maison offre sont suspendus, et nous travaillons seulement sur ce que nous venons de vivre face à l’événement violent : « Qu’est-ce que nous avons ressenti ? Que s’est-il passé pour chacun d’entre nous ? »
11 P. Lollo : Donc l’acte violent pose la question du passage de l’acte (du réel) au symbolique (à la parole).
12 H. Cohen Solal : Je dirais même que Beit Ham a été mis en place pour pouvoir permettre ce travail. Je parlais de cet espace intermédiaire entre le sujet et la société. Beit Ham va représenter un travail sur le sujet social… Mais fondamentalement, le travail qui se fait est le rapport entre la pulsion, le surmoi des valeurs collectives et le moi. Ce triangle de la seconde topique freudienne est continuellement remis en traitement. Il est né du fait que Freud rencontre la guerre et va en conséquence modifier sa méthodologie, en mettant en scène une topique qui intègre la pulsion de mort. Dans les entretiens de supervision avec les éducateurs, nous travaillons beaucoup à partir de la deuxième topique. Celle du conflit qui habite le sujet entre le moi, le surmoi et le ça.
13 P. Lollo : Quand le surmoi intervient, quel rôle joue-t-il ?
14 H. Cohen Solal : Il est interdit de balancer un verre contre le mur, le jeune le sait… Nous ne lui apprenons strictement rien en le lui rappelant, il sait bien qu’il ne doit pas prendre un verre pour le fracasser au risque de blesser les autres. La question qui se pose à l’éducateur est : « Qu’est-ce qui a mis en éveil cette pensée destructrice et d’où l’a-t-il reçue ? » Si cette pensée lui est venue en voyant son père rentrer saoul, le soir, prendre la vaisselle et la jeter de tous les côtés, nous pouvons bien comprendre que le jeune a des « petits problèmes » dans la gestion de son surmoi. La figure qui transmet la loi passe à l’acte d’une manière contradictoire et effrayante. Nous allons essayer de retraverser avec lui ces épisodes traumatisants en le laissant circuler librement dans sa pensée. L’éducateur construit une forme d’entretien où il invite le jeune à lui dire « tout ce qui lui passe par la tête ».
15 Par exemple, si l’éducateur connaît le père du jeune, il pourra aussi lui dire : « Tiens, je n’ai jamais vu ça chez ton père ! » Le jeune : « Vous voulez dire que chez mon père, vous n’avez jamais vu ça ? Mais vous ne le connaissez pas vraiment, je vais vous dire, moi, qui il est. » Et cela permet d’ouvrir le boulevard d’une parole qui était censurée derrière le sacro-saint voile de l’image sociale. Le père réel, le père imaginaire et le père symbolique sont alors convoqués par sa parole pour se trouver confrontés les uns avec les autres. Le père dans la parole de la mère, le père dans la parole de ses frères, le père dans la parole de sa famille et de celle de son voisinage. De quel père parle-t-il ? Il est important, quand la violence pulsionnelle surgit sur la scène du club, de pouvoir faire parler le jeune avec l’éducateur sur le nom et la place de son père.
16 P. Lollo : Donc l’éducateur est formé à la psychanalyse.
17 H. Cohen Solal : Dans la psychothérapie institutionnelle, l’éducateur suit des modules de formation. Il reçoit une supervision individuelle et une supervision d’équipe. Tel est notre dispositif d’accompagnement de base pour l’éducateur qui travaille dans une des maisons de l’association.
18 Cette « scène seconde » de la supervision offre une caisse de résonance qui permet à l’éducateur de travailler des événements qui se sont passés dans le club sur un autre registre et d’où émerge du sens singulier. Il s’agit non pas de prendre l’événement comme une fatalité factuelle ou de le doter d’un simple jugement social, mais de lui permettre de donner un écho aux gestes, aux passages à l’acte des jeunes. Quelle place occupe le sujet à travers cet événement ?
19 Quand l’éducateur a fait face à l’agressivité du jeune, il le prend alors en entretien. Il pourra entendre des choses surprenantes de sa part : « Ma vie est foutue, ça sert à rien, j’arriverai à rien. » Il apparaît à ce moment-là que le verre brisé reflète sa propre vie qu’il entend comme brisée, en éclats, en souffrance. Si le jeune fait cette expérience qui lui permet de repérer que le verbe « briser » peut se relier à sa propre « vie brisée », il regarde et investit l’éducateur différemment. L’essentiel est que cet éducateur devienne l’objet d’un transfert. Si l’éducateur, par la suite, doit intervenir lors de moments de crise dans la maison – et il y a beaucoup de moments difficiles –, sa voix, sa présence auront une capacité d’intervention plus dense et plus riche. Il n’est plus simplement une autorité qui vient calmer la violence, c’est quelqu’un qui peut entendre que la violence est signifiante pour le sujet.
20 P. Lollo : Est-ce qu’il y a des entretiens réguliers avec les jeunes ?
21 H. Cohen Solal : Un forum exceptionnel se tient quand la Maison est en difficulté. Par exemple, des éducateurs découvrent qu’un jeune essaie de vendre de la drogue dans la Maison ; l’équipe est en émoi. Elle convoque alors tous les jeunes et essaye de réfléchir avec eux sur ce qu’est cette drogue pour eux et quelles en sont les conséquences sur le devenir de la maison. Toutefois, il y a aussi des forums plus sympathiques et détendus. Si des jeunes ont une fête à organiser pour un anniversaire ou le désir de faire un voyage dans le pays, ils s’installent ensemble et échangent avec l’équipe.
22 P. Lollo : Il y a des entretiens individuels ?
23 H. Cohen Solal : Il y en a au fur et à mesure que se présente l’occasion. C’est toujours à la demande du jeune. Par exemple, quand un jeune, dans le club, vient et nous dit : « Je me suis fait arrêter hier soir, j’avais cinquante grammes de haschich, tu crois que je vais finir en tôle ? Qu’est-ce qui va se passer si ma mère le sait et encore plus si mon père l’apprend, etc. Si ma mère le sait, si mon père le sait, ils vont me tuer… » Une porte s’ouvre à ce moment-là. Mais c’est toujours sur convocation du jeune. L’invitation à la parole de la part de l’équipe éducative ne s’opère qu’avec un événement qui dérange la vie sociale de la maison. Beit Ham est un lieu où chacun adore jouer aux « jeux de société », le backgammon, les dames, les échecs. Les échanges qui s’y font préparent à la vie sociale qui est elle-même un échiquier subtil. En effet, il faut savoir se placer et jouer dans les règles pour avancer. Au backgammon en particulier, lorsque le jeune jette les dés, il a cette sensation de tenir « son destin » entre ses mains. Il se plaint souvent qu’il n’a jamais de chance, les dés sont contre lui, la chance est du côté de l’autre. Il lui arrive de dire dans ces moments perdus au sein du jeu : « De toute façon, c’est pourri, je vais me barrer de chez moi », cela tout en jetant les dés. L’éducateur répond en jetant à son tour les dés qui servent à mettre en scène un espace de rencontre au travers du médiateur qui est le jeu. Le jeu laisse défiler entre eux le train de la vie, une saga symbolique de l’existence. L’éducateur et le jeune sont déplacés sur une autre scène. L’un et l’autre sont absorbés par le jeu, objet transitionnel du destin. Ils regardent les coups de dés incertains et précaires qui font tourner la roue de la vie. Le jeune parle de son destin à travers les dés. L’éducateur peut répondre à sa question par une métaphore : « Si tu as perdu une partie, tu peux gagner la prochaine », il lui propose de penser en termes de résilience.
24 P. Lollo : Beit Ham, maison chaude. Chaud est le corps, est-ce que le corps joue un rôle dans la maison à travers la danse, le chant ?
25 H. Cohen Solal : Les jeunes de nos clubs sont invités à partager des activités diverses. À Jérusalem, ils participent avec la mairie à plusieurs équipes de football regroupant juifs et arabes, religieux et laïques, issus de tous les quartiers ; ils jouent ensemble. La danse et la musique aussi occupent une place importante dans les relations entre les clubs, en particulier entre les jeunes juifs et arabes. Dans nos activités, le sport, la danse et la musique renforcent les processus de médiations sociale et interculturelle. La musique, le théâtre, par exemple, permettent au jeune de sortir sur la place publique et d’y être exposé, non pas en position de marginalité, mais au centre de la vie de sa cité.
26 P. Lollo : Maison chaude renvoie aussi à l’amour, à la relation d’amitié entre jeunes. Comment ça se passe du point de vue sexuel ?
27 H. Cohen Solal : L’équipe gère un interdit autour de la relation sexuelle à l’intérieur de la Maison. Le comportement doit être respectueux socialement, un petit baiser par-ci par-là, et toujours dans la limite de ce qui est acceptable. Si des jeunes en couple s’allongent sur un canapé, cela peut être considéré comme une attitude trop exposée et provocante. Il faut penser aussi qu’à Jérusalem, nous appartenons à des cultures où le concept de pudeur occupe une place très forte. Si nous maintenons que cette Maison accueille sans exclusion des personnes pratiquantes et non pratiquantes, des jeunes juifs et des jeunes arabes, l’équipe éducative doit être en mesure de préserver un climat de sécurité pour les jeunes filles à l’intérieur de la Maison. En général, les jeunes filles se tournent plus facilement vers les éducatrices que vers les éducateurs. Il faut qu’elles se sentent protégées. Il y a aussi des histoires de grands frères dans leur entourage. Ils ne supporteraient pas que leur sœur « traîne » avec « je ne sais qui » dans la Maison. Si nous voulons éviter de les mettre dans une attitude de haute surveillance qui va finir par les décourager de venir dans la Maison, il faut créer un climat suffisamment chaleureux et sécurisant dans les rapports humains.
28 P. Lollo : Qui sont les éducateurs ? Quelle est leur fonction ? Comment sont-ils formés ?
29 H. Cohen Solal : De nombreux éducateurs qui travaillent dans Beit Ham ont eu eux-mêmes un parcours de vie dans la Maison. Ils y ont vécu leur adolescence puis ont été intégrés dans nos centres de formation. Ils ont pu établir ainsi une certaine distanciation avec le terrain affectif, acquérir des éléments de théorisation, et se forger des outils de pratiques psycho-socio-éducatives. Il faut savoir aussi s’adresser à son propre transfert, ce que l’analyse des pratiques permet de remettre au travail.
30 Jusqu’en 2012, nous gérions quatre centres de formation à l’intérieur du pays. Aujourd’hui, nous avons changé de stratégie de développement et mettons l’accent sur la formation continue autour de la psychothérapie institutionnelle et de la médiation psychosociale et interculturelle.
31 Paolo Lollo : Du point de vue religieux, comment ça se passe entre jeunes musulmans, juifs, chrétiens ou laïcs ?
32 H. Cohen Solal : Nous aurions bien aimé idéaliser nos maisons avec l’idée qu’en laissant la porte ouverte à tous les horizons et à toutes les religions, cela nous permettrait de créer facilement un brassage du vivre-ensemble à l’intérieur de Beit Ham. Mais la question est un peu plus complexe.
33 Nous avons des maisons implantées en milieu arabe et d’autres en milieu juif. Certaines sont situées dans le centre-ville et d’autres dans les quartiers défavorisés. À chaque fois, nous relevons des problématiques adolescentes très différentes. La fonction de médiation interculturelle s’exerce au travers du sport, de la musique, de la danse, de l’art plastique, de la photo… Grâce à ces activités partagées, les jeunes se rencontrent, ils font des projets ensemble et désirent réussir ensemble. Ce sentiment en commun de réussite est une clef de la bonne entente entre eux. La plupart des jeunes que nous rencontrons ont une image très dévalorisée d’eux-mêmes. Ils partagent le douloureux sentiment que « de toute façon, ils n’y arriveront pas ». Dans la Maison, ils éprouvent le sentiment positif de faire quelque chose d’intéressant de leur vie.
34 P. Lollo : En revenant à Beit Ham : la Maison est un conteneur, elle est du vide, et elle peut contenir le multiple, la différence. Ce vide serait-il aussi un lieu laïc ?
35 H. Cohen Solal : Oui, bien sûr, par excellence, puisqu’en enseignant le dispositif de la Maison, nous insistons sur le vacuum, cet espace qui va permettre aux jeunes de circuler dans ce lieu. Sans vacuum, il n’y a pas de circulation possible. Sans lui, le climat de la Maison se fige. Le vacuum est une sorte de garantie d’humanité. La loi « il est interdit d’exclure », qui participe à la construction de la Maison, sert à la maintenir. Le mot hébreu qui traduit vacuum est hallal, il signifie un espace qui n’est pas occupé. Ce qui le caractérise, ce n’est pas qu’il est vide, mais qu’il est non occupé. Il faut bien laisser en jachère un espace pour que chacun puisse venir avec lui-même et s’y retrouver.
36 Par rapport à ta question plus précise sur la laïcité, je dois rajouter que le mot hol en hébreu, qui désigne la laïcité, est de la même racine que le mot hallal. L’écoute flottante que propose le cheminement analytique indique une position de l’analyste, sa renonciation à classer, à juger ou encore à gouverner, soigner et éduquer. Cette écoute de l’analyste permettra à l’analysant d’avancer par lui-même vers sa part d’inconnu. Les quatre éducateurs sont les garants de ce hallal-vacuum en refusant de préétablir des programmes, en animant des processus collégiaux et autogestionnaires, ou encore en laissant émerger l’imprévu, ce qui vient à l’insu, celui des moments de détresse comme celui des moments de joie.
37 Si la première règle « folle » de Beit Ham consiste en somme à dire qu’« il est interdit d’interdire » ou encore qu’« il est exclu d’exclure », la deuxième règle pas moins folle que la première est de « faire cogérer cette maison » avec les jeunes et les éducateurs.
38 P. Lollo : Peux-tu dire quelque chose de plus sur l’interdit d’exclure ?
39 H. Cohen Solal : Cet interdit est une pièce maîtresse du travail dans la Maison. Ces jeunes disent aux éducateurs qu’ils souffrent de l’exclusion ou du sentiment d’être abandonnés. Dotés de notre proposition : « Dans ce lieu, il est interdit d’exclure », nous prenons le contrepied de l’exclusion. Il existe bien sûr une règle de réciprocité concernant l’interdit d’exclure. Elle pourrait se formuler ainsi : « Si vous m’accueillez parce qu’il est interdit d’exclure, cela signifie que moi aussi je ne peux pas exclure dans cette maison et donc je ne peux pas choisir de nouveaux objets pour continuer la répétition et la projection de mon schème traumatique, je t’exclus, tu m’exclus, il s’exclut, nous nous excluons… » Une conjugaison qui marche bien. Les jeunes ne pourront pas choisir dans la Maison pour reproduire leur sentiment d’exclusion : ni les filles, ni les homos, les Arabes, les Russes, les religieux… Chacun a sûrement ses objets d’exclusion, mais dans cette Maison, ils ne peuvent pas utiliser ces rejets, ils doivent forcément faire avec et les accepter. Ici se tient le vrai travail sur la question de l’exclusion.
40 Chaque fois qu’un jeune est sous l’emprise d’un groupe qui lui interdit de penser par lui-même ou simplement de penser différemment, l’éducateur intervient et s’adresse au groupe : « Écoutez, nous ne pouvons pas marcher ainsi. » Chaque sujet peut être entendu pour lui-même et chacun est en mesure de l’entendre sans l’exclure. Si le jeune qui s’exprime est dans une phase délirante, nous allons travailler avec lui, mais nous ne pouvons pas le jeter hors de la maison. Il me vient à l’esprit une très belle histoire, qui pourrait poser un petit problème, puisque normalement la Maison accueille des jeunes entre 13 et 21 ans. Sur cette période appelée adolescente, le jeune est considéré comme membre du club, position éminemment symbolique puisqu’il n’existe pas de carte plastifiée ni de liste attestant qu’il est membre. Après 21 ans, les jeunes redeviennent « des invités » dans la Maison. C’est donc l’histoire d’un jeune un peu plus âgé, il avait 22 ans. Il arrivait, puis il s’installait dans un coin de la maison et c’est tout, il ne bougeait pas. Il sortait d’une hospitalisation, regardait autour de lui, sans expression véritable sur son visage. Extérieurement, il semblait autiste. Les jeunes nous disaient : « Laissez-le. » C’est eux qui nous demandaient de déroger à la loi des limites de l’âge dans la maison. Pendant six mois, il est venu et il restait assis sur une chaise. Au bout de six mois de cette attitude, protégé par les jeunes, il se dirige vers un des éducateurs et lui demande : « Je voudrais jouer au backgammon avec toi. » L’éducateur apporte le jeu, ils se sourient mutuellement. Le passage était tracé, la porte s’était ouverte. Il aura fallu six mois pour qu’il trouve une parole. Il fallait être patient. Il est resté longtemps fidèle au club où il prenait part d’une manière de plus en plus active.
41 P. Lollo : Ça se passe à Jérusalem ?
42 H. Cohen Solal : Oui, à Jérusalem, c’est une histoire déjà ancienne. Elle date de 1980. Le premier centre s’appelait Beit Ham Ir ganim ; Ir ganim, en hébreu, signifie la « ville des jardins ». C’est le nom du quartier où la première Maison a vu le jour. Ir ganim était constituée de deux zones : une zone pavillonnaire à laquelle s’était accolée une nouvelle zone constituée de quelques tours de béton. Des immeubles de fortune avaient été construits pour reloger les nouveaux immigrants très démunis, en majorité originaires des pays arabes. Ils pouvaient ainsi quitter leur cité de transit installée depuis plusieurs mois dans la vallée de la « ville des jardins ».
43 P. Lollo : Quand est né Beit Ham ? Avec quel projet ? Porté par qui ?
44 H. Cohen Solal : Tu entres dans l’historique. Les monteurs du projet étaient tous des professionnels touchés par le courant de l’antipsychiatrie, la psychothérapie institutionnelle, le club de prévention. Ils partageaient, dans le courant de Mai 68, une réflexion entre Freud et Marx qui interpellait la fonction sociale de la psychiatrie. Les monteurs du projet viennent directement ou indirectement de cette expérience. Nous avions déjà mis en place des lieux de vie en France, avant de partir en Israël. Puis à un moment donné de nos parcours, nous avons rencontré la mairie de Jérusalem. Elle trouvait très intéressant le modèle de club de prévention que nous menions en France à Garges-lès-Gonesse et à Sarcelles, sous l’égide de l’Œuvre de protection de l’enfance et de la jeunesse (opej) avec qui nous avons gardé jusqu’à aujourd’hui un fort lien d’amitié et de collaboration. Les services sociaux de la jeunesse en difficulté de la mairie pensaient que nous pourrions importer cette expérience à Jérusalem. L’équipe des pionniers originaire de France prend ses bagages de nouveaux immigrants et s’installe à Jérusalem. Notre discours professionnel était si étranger à la culture sociale de l’époque, essentiellement d’inspiration américaine, que nous ne faisions même pas l’objet d’une véritable discussion au départ. Dans nos séminaires de formation, nous parlions de Lacan, Dolto, Mannoni, Freud, Ouri, Tosquelles, Foucault. Leurs noms n’avaient pas encore trouvé leur place dans l’enseignement des programmes sociaux israéliens. Donc, nous pouvons considérer que nous racontions des choses bizarres avec des noms de gens bizarres qui n’étaient mêmes pas traduits en hébreu. Nous faisions nous-mêmes la traduction au fur et à mesure que nous enseignions. Il est fort probable que le caractère exotique de notre projet au départ nous a beaucoup aidés pour être tolérés, acceptés et même écoutés.
45 Teddy Kollek, le maire de la ville, aimait beaucoup les francophones et la France. Il parlait un français hésitant mais avec plaisir. Pour lui, l’esprit français avait su apporter la laïcité et la démocratie dans les institutions. Il pensait que pour une ville comme Jérusalem, c’était une matière précieuse pour « le vivre-ensemble » qu’il fallait importer. La laïcité et la démocratie protégeraient la ville de la violence. Il nous a donné un ancrage dans la ville.
46 Longtemps, nous avons été perçus comme des professionnels étranges qui débarquaient en Israël avec des lois et des propos très singuliers : « Il est interdit d’exclure. » Comment cela est-il possible ? Est-ce vraiment souhaitable ? Certaines réflexions faisaient la preuve de l’incompréhension de ceux qui nous entouraient : « Vous n’allez pas appeler la police ? S’il y a des bagarres, comment allez-vous faire ? Vous ne connaissez pas les jeunes Israéliens, ils sont extrêmement violents, vous ne vous en sortirez pas ! Votre maison ne tiendra jamais plus de six mois… » Notre première Maison, aujourd’hui gérée par la mairie de Jérusalem, est toujours debout, elle accueille de nouvelles générations d’adolescents. Nous n’avons jamais appelé la police. Donc, il devait y avoir un « truc ». Un truc qui marche, mais quoi ? La deuxième loi dans les maisons, qui déroutait profondément, était reliée à la protection de l’anonymat. Nous ne donnions aucune liste des jeunes, ni à la mairie, ni à la police. Pour arriver à soutenir cette position, nous avons géré quelques affrontements pénibles avec des menaces de fermeture du club et de renvoi de l’équipe. Cette bataille, nous l’avons aussi gagnée. Le troisième front était le plus comique : comment faire entendre aux professionnels du travail social que des psychologues cliniciens puissent être payés pour jouer au ping-pong, au jeu de dames, au backgammon, au foot. « Vous n’avez pas fait six ans d’études pour jouer au ping-pong, ce n’est pas votre métier. » Des « psys » qui travaillent au cœur de la vie quotidienne des jeunes sans divan et sans bureau, comment les identifier ? Nous sommes devenus franchement troublants en invitant un certain nombre de jeunes de ces maisons pour les former aux métiers d’animateurs et d’éducateurs spécialisés en prenant appui sur l’enseignement de la médiation psychosociale et interculturelle. Nous avions ouvert plusieurs centres de formation. Nous étions certes accueillis comme un produit exotique, mais dans nos confrontations institutionnelles, au fur et à mesure que nous progressions, nous sentions se lever des résistances de tous les côtés. Sur le plan institutionnel, nous avons vécu un très long parcours de tensions, de discussions et de confrontations qui nous épuisaient et nous enrichissaient. Mais, au cours de ces quarante ans de route de Paris à Jérusalem, nous avons tenu nos objectifs : des jeunes se sont retrouvés dans leur maison, ils se l’ont appropriée de génération en génération. Ils ne sont pas restés rivés à la rue et la police n’avait plus besoin de courir derrière eux dans leur quartier pour jouer aux cow-boys et aux indiens. Néanmoins une bizarrerie persistait pour les travailleurs sociaux : « Que peut fabriquer la psychanalyse dans un centre pour des jeunes délinquants ? »
47 P. Lollo : Lacan est traduit en hébreu ?
48 H. Cohen Solal : Une partie de ses séminaires est traduite. Nos amis psychanalystes argentins ont emmené Lacan avec eux dans leurs bagages jusqu’en Israël. Ils ont fait un grand travail pour la traduction de ses textes et impulsé de nombreux séminaires et des formations d’analystes avec l’École de la Cause. Ils étaient moins orientés vers le social et l’antipsychiatrie que nous ne l’étions, mais ils éprouvaient souvent une vraie passion pour la culture et la clinique lacaniennes.
49 P. Lollo : Tu parles de jeunes délinquants, ceux qui viennent à Beit Ham sont-ils issus des classes défavorisées ?
50 H. Cohen Solal : Le terme de « délinquant » est une désignation sociale que nous ne reprenons pas à notre compte, elle est dévalorisante et réductrice pour des adolescents. Quand je l’ai citée, je me référais à ceux qui s’interrogent sur la présence de la psychanalyse dans un club de jeunes dans les quartiers défavorisés. Beit Ham est effectivement implanté en majorité dans des cités. L’expérience française réalisée dans les banlieues parisiennes, à Garges-lès-Gonesse, à Sarcelles ou à Saint-Denis, reflète particulièrement le choix de ces maisons. À Jérusalem, le centre-ville concentrait la problématique d’une jeunesse désœuvrée en prise avec des échanges autour de la drogue et quelquefois de la prostitution. La forte présence de touristes renforçait le dispositif des « petits trafics » avec ces adolescents. Nous avons ouvert, en 1990 dans ce centre-ville, un premier club, puis une école de musique. Elle conserve jusqu’à ce jour une forte résonance dans les milieux adolescents. Aujourd’hui, le centre-ville est doté de cinq lieux d’accueil pour les jeunes ; ils sont animés par des options bien différentes même si nous avons participé largement à la formation de certains de leurs éducateurs.
51 Au centre-ville, nous avons accueilli des adolescents très brisés. Ce n’est pas un verre qui était cassé contre le mur, c’est le service complet. Ces jeunes originaires de milieux différents vivaient un état d’abandon à partir duquel ils avaient développé des sentiments de non-être, celui de ne pas être aimés. Un jeune issu du centre-ville devient un leader parce qu’il sait parler, convaincre, ou encore qu’il possède de l’argent. Un jeune issu des « quartiers » possède la force physique pour s’imposer et se nourrit de la revente de produits illicites. Les éducateurs ont appris à se positionner face à cette nouvelle forme de leadership des jeunes du centre-ville. Dans une banlieue, l’éducateur peut être contesté, bousculé même, mais il y existe une forme suffisante de respect à son égard. Les jeunes que nous accueillons dans le centre-ville sont souvent issus de milieux favorisés. L’éducateur doit construire sa place autrement que par l’image sociale d’un statut plus confortable de salarié dans la société. Les problèmes de toxicomanie dans cette population de jeunes nous ouvraient des horizons complexes. Les leaders parmi ces jeunes possédaient en général suffisamment d’argent pour s’acheter sans difficulté les « produits ». Ils pouvaient se défoncer ou se détruire à une échelle plus grande de toxicité. Les problèmes d’anorexie chez les adolescentes nécessitaient une attention particulière de la part des éducatrices. Elles avaient effectué de nombreux séjours en milieu hospitalier. Leur vie affective et sexuelle était en désordre.
52 P. Lollo : Combien de Beit Ham y a-t-il ?
53 H. Cohen Solal : Il y a eu un « âge d’or » de Beit Ham : l’association gérait trente-trois maisons dans tout le pays et plus de cent vingt éducateurs et formateurs. Toutefois, arrivés à cette dimension, nous étions en train de perdre quelque chose d’essentiel, la nature de l’identité spécifique insufflée par les équipes de Beit Ham. Il nous fallait donc nous décentraliser pour ne pas nous asphyxier. La structure devenait trop contraignante et difficile à gérer sur les plans financier et humain.
54 En mai 2012, nous avons transmis les rênes de l’association Beit Ham à ceux qui la finançaient depuis longtemps, afin qu’ils puissent continuer de lever des fonds et soutenir correctement les clubs existants et à venir. Ils voulaient donner à Beit Ham une dimension nationale et plus étendue. Le processus autogestionnaire des Maisons chaleureuses était en difficulté face à l’agrandissement de la structure associative. Les décisions demandaient du temps, elles étaient difficiles à prendre et l’efficacité du dispositif de gestion en souffrait. Nous avons conclu un accord où nous continuerions à gérer la formation des éducateurs, mais il n’a pas vraiment fonctionné. Les gestionnaires ne voulaient pas se faire doubler par des formateurs qui étaient aussi les fondateurs, et les formateurs ne se sentaient pas à l’aise dans l’énonciation des nouvelles règles de gestion fondées sur le reporting, le contrôle social, l’efficacité démontrable de la prévention et les statistiques de réussite. Comment l’autogestion pouvait-elle se perpétuer dans un climat devenu « hiérarchique », qui affirmait pourtant soutenir la collégialité des équipes et le processus d’autonomisation des jeunes ? L’anonymat, l’accueil inconditionnel, la règle de non-exclusion, la pluridisciplinarité étaient conservés. Toutefois, de nombreux centres ont fermé leurs portes, puis la grande association Beit Ham a cessé ses activités. Les Maisons chaleureuses se sont alors réparties dans trois associations différentes. Jérusalem et ses environs continuent de transmettre la psychothérapie institutionnelle dans le cadre de l’association Beit Esther/Beit Ham gérée par les fondateurs, Dominique Rividi et moi-même. Les équipes militantes du nord et de la Galilée viennent de prendre l’initiative de fonder une nouvelle association Beit Ham Nord, constituée d’éducateurs juifs et arabes. Ils cherchent aussi à initier prochainement un programme de formation de médiation psycho-sociale et interculturelle en collaboration avec l’association Beit Esther. Les clubs du centre du pays ont été répartis dans les différentes municipalités partenaires des lieux d’accueil et parmi les nouvelles associations constituées. Les Maisons chaleureuses du sud du pays ont été transférées à l’association de l’Alliance israélite universelle pour être gérées désormais avec sa puissante équipe de financeurs et de gestionnaires. Lors de l’ouverture de notre premier club à Ir ganim, l’équipe des fondateurs avait adopté une formule tirée de nos rencontres avec Françoise Dolto. Elle soutenait que la « Maison verte » qui nous avait servi de référence institutionnelle ne peut pas se cloner : « Si vous voulez, venez, inspirez-vous, mais partez et faites vos projets singuliers, trouvez-lui aussi un nom propre. » La Maison verte peut se multiplier mais elle ne peut pas se cloner. Dans notre développement, les municipalités nous ont poussés à ouvrir et à reproduire le modèle des maisons Beit Ham, c’était bien, c’était même agréable de pouvoir protéger des centaines de jeunes. Nous recevions assez d’argent pour assurer leur fonctionnement, mais dans nos programmes de formation, il était clair que nous ne pouvions pas cloner Beit Ham. Même si nous avions des lignes communes à l’intérieur de Beit Ham, il fallait repenser dans chaque contexte culturel et social, l’essentiel de notre présence auprès des jeunes.
55 De plus, un nouveau monde du lien social s’est mis en place dans la vie des adolescents. Ils ont trouvé un lieu de la convivialité et du vivre-ensemble dans leur quartier autre que la Maison chaleureuse. C’est le monde du petit écran, Internet. Aujourd’hui, il est devenu le terrain privilégié de leurs rencontres, ils y vivent leurs aventures sociales, construisent leur récit de vie. La dimension de la Maison comme espace de rencontre existe toujours, elle a toujours son sens, mais l’influence et la présence du « petit écran » ont réorganisé une grande partie de leurs réseaux sociaux et, pour certains d’entre eux, la quasi-totalité de leurs liens sociaux.
56 Les jeunes se retrouvent dans Internet avec la sensation d’appartenir au monde dans sa globalité et de devenir citoyens du monde libre. L’activité sexuelle devient accessible sans peine. L’interculturalité est ouverte et foisonnante. Les petits commerces de vente et d’achat sont nombreux et fructueux. La possibilité d’une apparition de soi sur la scène publique va les dégager provisoirement du sentiment de réclusion sociale et d’abandon affectif par une société fermée dans laquelle ils se sentaient prisonniers, rejetés. Certes, la superficialité de ce lien social, son aspect virtuel, fragile et fictif, peuvent nous interroger, mais nous ne pouvons pas négliger, dans notre réflexion, l’existence puissante de ce monde parallèle dans le renouveau du lien social chez les adolescents.
57 Nous sommes amenés à repenser des choses essentielles sur la structure d’accueil et de réconfort que les Maisons chaleureuses ont offerte pendant ces décennies passées. Le monde nouveau dont nous parlons s’accompagne aussi de la concentration des capitaux, avec la création des grandes associations humanitaires et sociales, et l’introduction de l’esprit de l’entreprise pour les gérer. Cependant, nous essayons de garder le format familial et amical des Maisons chaleureuses. Il s’agit pour nous de protéger la singularité et la créativité de chaque sujet. Nous accompagnons le jeune avec des éducateurs initiés à la profondeur et à l’épaisseur de la parole, au poids des mots, au sentiment de sécurité et de confiance en soi. L’éducateur intervient dans sa relation avec le jeune par sa qualité d’écoute. Il élabore un dialogue autour du sens et de la quête de vérité. Il met au travail la recherche d’un chemin praticable pour construire son parcours de vie. Il transmet l’usage de la médiation pour résoudre les conflits et les dilemmes avec cette insistance permanente dans l’esprit de la médiation, du respect de l’autre et de soi-même.
58 P. Lollo : Les grandes associations sont-elles froides ? Perdent-elles de la chaleur, sans moyen de l’acquérir ?
59 H. Cohen Solal : Je le crains. Les associations du social s’orientent de plus en plus vers le contrôle social. Elles donnent des réponses aux demandes matérielles de formations professionnelles, de réussites scolaires, d’aides financières, tandis que les municipalités et les ministères deviennent de plus en plus exigeants sur les dossiers, la liste des noms, les rapports détaillés et les programmes structurés d’activités. Ces nouveaux éléments ne font que refroidir et dissoudre la qualité des rapports humains. La Maison chaleureuse vise en premier lieu l’épanouissement du sujet, la confiance en soi et dans l’autre, l’écoute sensible, la parole réparatrice, la capacité créative, afin de doter le jeune d’une force morale et subjective qui l’accompagnera toute sa vie. Elle participera à long terme et d’une manière durable à sa réussite sociale et à sa fonction de parent. Combien de jeunes rencontrons-nous dans la ville, qui se promènent avec leurs enfants ! Ils nous saluent et se tournent vers eux pour leur expliquer qui nous sommes : « C’est grâce à eux, tu vois, que j’ai appris mon métier de père. »
60 Le terrain nous enseigne qu’un jeune qui ne trouve pas en lui le désir pour se construire, travailler, s’inscrire socialement, aller vers les autres, porte le fardeau d’une image négative de lui-même. Cette image est un boulet qui l’empêche de progresser. Dans certains cas, le jeune est écorché vif par quelque sentiment de culpabilité, celui de ne pas avoir été à la hauteur de ce qu’on attendait de lui. Il cherche même parfois à se punir, à se flageller, à s’automutiler. D’autres encore voudraient faire payer à leurs parents les souffrances parce qu’ils pensent que ce sont eux qui les leur ont infligées. Toutes leurs actions sociales liées aux études et au travail sont alors saisies dans le sillon d’un échec répétitif. Il faut payer, il faut faire payer.
61 P. Lollo : Comment Beit Ham conçoit-il l’Institution ? S’agit-il de quelque chose qui ne serait pas rigide, institué, figé et figeant ?
62 H. Cohen Solal : Par excellence, cela constitue un thème de notre enseignement sur le bon usage de l’Institution. Il se développe pour penser comment une institution peut être bien utilisée pour donner de la place à un sujet entrant dans la vie sociale, et pour produire du respect mutuel. Pour cela, il faut que l’institution soit « soignée ». En psychothérapie institutionnelle, l’institution est soignante, mais elle doit être aussi « soignée ». Le soin se répartit des deux côtés. L’analyste, avant de recevoir des analysants, a mené sa propre analyse. Il s’agit d’une condition fondamentale pour déterminer la construction d’un champ thérapeutique. Pourquoi en serait-il autrement pour certaines institutions où des postes de direction déclenchent, chez des personnalités particulières, de la jouissance à la soumission et de l’assujettissement de l’autre ? L’institution a aussi des tendances claniques de repli sur soi, de mégalomanie rampante et de surévaluation paranoïde et narcissique. Ne mérite-t-elle pas un dispositif d’analyse institutionnelle avant de se déclarer « soignante » ou « thérapeutique » au service du bien-être de ses éducateurs et de ses jeunes ?
63 Le mot hébreu « soignant » possède une ambiguïté. L’institution soignante (mossad tipouli) peut nous renvoyer vers cet apport de l’école lacanienne qui appelle « analysant », non pas l’analyste mais celui qui fait son analyse. Si l’institution est soignante, peut-on considérer qu’elle se soigne elle-même pour donner du soin à ses usagers ? Si elle est dans une modalité de toute-puissance, l’adolescent ne s’y retrouvera pas. Il a besoin de se construire. Freud a traité des dangers d’une dérive institutionnelle avec les exemples de l’Église et de l’armée. L’enseignement de Freud nous éclaire sur la capacité de l’institution à produire de l’assujettissement ou encore à exploiter la pulsion de mort pour la mettre à son service.
64 P. Lollo : N’y a-t-il pas de danger que les Maisons chaleureuses qui sont données aux mairies deviennent des institutions rigides et de contrôle social ?
65 H. Cohen Solal : Le danger existe. Nous devons simplement savoir y faire face. Préparer le terrain pour la passation, assurer une continuité, constituent des axes pour la transmission de l’association vers les municipalités. La plupart des centres que nous avons transférés aux municipalités fonctionnent avec des éducateurs que nous avons formés. Le courant interne qui traverse ces lieux garde l’identité de l’esprit Beit Ham. Le programme de formation que nous menons nous permettra-t-il de maintenir les concepts de la psychothérapie institutionnelle ? C’est une vraie question ; nous n’avons pas encore assez de recul pour y répondre correctement.
66 P. Lollo : Alors peux-tu dire deux mots sur la psychothérapie institutionnelle qui est née ici en France ? Pourquoi avez-vous choisi le mot « psychothérapie » et pas « psychanalyse » ? Certes, psychanalyse institutionnelle aurait été un oxymoron ?
67 H. Cohen Solal : Certains formateurs, peu nombreux, ont choisi le mot « psychanalyse institutionnelle ». Dans le milieu professionnel, le mot « psychothérapie » a une représentation qui se rapporte au fonctionnement classique de sa clinique. Le mot « psychanalyse » paraît encore plus incongru que le mot « psychothérapie ». Nous avons choisi un concept qui nous permettait d’être suffisamment entendus. « Psychanalyse », dans le milieu israélien, se limite à un petit nombre de personnes qui sont peu concernées par l’action sociale. La psychothérapie est considérée comme appartenant à toutes les couches sociales qui nécessitent une thérapie. La psychanalyse est perçue comme étant adressée à une seule couche sociale. En France aussi, nous retrouvons les fondements de ces mêmes représentations. En Israël, il n’y a pas eu cette grande rencontre entre la psychanalyse et le social qui s’est opérée dans le mouvement de Mai 68 et celui de l’anti-psychiatrie.
68 P. Lollo : Je te poserai encore la question de l’amitié et du désir. Beit Ham comme lieu de l’amitié et du désir naît en Israël, même si en France il y avait déjà l’expérience de la psychothérapie institutionnelle. Pourquoi en Israël et pas ailleurs ?
69 H. Cohen Solal : Beit Ham naît à l’initiative de psychanalystes et d’éducateurs émigrants français. La mairie de Jérusalem nous a ouvert un espace de reconnaissance dans son département d’action sociale pour la jeunesse, qui a accueilli le caractère innovant de notre projet. Nous avons été appuyés par la confiance qu’elle accordait à notre professionnalisme.
70 Beit Ham a été confronté, par son expérience dans Jérusalem, à la gestion d’une société d’adolescents composée avec la pluralité des identités qui la constituent. Nous avons essayé, pour aménager cette palette d’identités dans une maison, d’engager notre expérience française et européenne de la psychanalyse, de l’analyse institutionnelle, de la prévention et de l’éducation spécialisée. En 2008, j’ai reçu une distinction du Sénat français pour la présence des Français à l’étranger appelés « les expatriés ». Cette distinction prenait place pour nous en face du prix de Jérusalem que nous avions reçu, en 2002, des mains de Teddy Kollek, le maire qui nous avait accueillis dans sa ville, vingt ans plus tôt. Nous avons appris que les Maisons chaleureuses avaient une résonance aussi bien à Jérusalem qu’à Paris.
71 P. Lollo : N’y a-t-il pas là l’union entre l’humanisme qui vient de la France, par le biais des droits de l’homme, et le messianisme biblique ?
72 H. Cohen Solal : Jacques Hassoun [3] nous avait beaucoup suivis sur le parcours du développement de Beit Ham. Il était venu nous voir à Jérusalem avec quelques amis. Il nous avait alors déclaré : « Ce que vous faites, c’est exactement l’Israël dont je rêve. » Il est évident qu’il y a un substrat idéologique dans Beit Ham.
73 Nous l’avons puisé lorsque les courants européens antifascistes, après la Seconde Guerre mondiale, ont réaffirmé les droits de l’homme et monté une charte internationale à l’onu pour les soutenir. Nous sommes une brindille attachée à cette page de l’histoire dans l’humanité. Quand le journal Haaretz nous a gratifiés de deux pages magnifiques sur Beit Ham, le titre était surprenant : « Le souffle de Mai 68 est entré en Israël. » Pour les Israéliens, nous étions porteurs de ce souffle, de cette réflexion sur la justice sociale qui a traversé la France.
74 Il nous reste une grande question sur le chemin du souffle de « Mai 68 » et de l’esprit de l’antipsychiatrie quand ils s’estompent l’un et l’autre. Quelles seront les nouvelles formes de transmission à mettre en place ? L’expérience biblique portée à Jérusalem par la voix de ses prophètes nous offre-t-elle un nouveau point d’appui ? Pourtant, nous n’avons jamais enseigné, ni Isaïe, ni Jérémie, ni Amos… Mais Freud et Lacan n’étaient-ils pas déjà les héritiers marranes de l’esprit du monothéisme juif et catholique ?
75 P. Lollo : Je me demande si Beit Ham peut survivre quand la Maison tient seulement sur une forme de souffle. Pour qu’elle survive, il faut toujours et encore du souffle, comme pour les êtres humains.
76 H. Cohen Solal : Il y a deux ou trois ans, nous avons renoué avec nos rêves anciens sur le plan social. En Israël, un mouvement allait naître, qui surgissait dans le souffle de démocratisation des printemps arabes qui secouaient la région. Il allait prendre en Israël le nom de Tsedek Hevrati, « justice sociale ». Nous y avons retrouvé un peu d’élan et de confiance dans les valeurs qu’il agitait. Israël est un pays en guerre depuis plus de soixante ans, la question de la sécurité met au second plan en général celle de la condition sociale. L’économie libérale a supplanté l’économie socialiste des pionniers de la création de l’État. Des enclaves de populations qui ont perdu confiance dans la souveraineté de l’État peuplent le territoire du nord au sud. La démocratie s’affaiblit. En Israël, cette menace est extrêmement préoccupante.
77 La résistance palestinienne produisait des actes abominables de terreur mais ils appartenaient à une violence barbare enregistrée dans les faits de guerre. Le jour où les Israéliens découvrent trois de leurs jeunes adolescents capables de se rendre dans un camp palestinien, d’attaquer un jeune de 16 ans et de le brûler dans des conditions effroyables, un réveil brutal de conscience s’opère : « Quelle éducation ces trois jeunes ont-ils reçue pour s’autoriser à commettre un tel acte ? » Ce signal d’alarme ébranle des convictions sur le bon droit. Que se passe-t-il dans le monde des adolescents pour qu’ils se laissent emporter par une telle folie ? Le regard des adultes se tourne vers eux, inquiet et scrutateur. Que faut-il leur apporter pour qu’ils se pensent différemment dans le monde ? De quoi manquent-ils ? Leurs actes fous risquent de déstabiliser une région entière, le savent-ils ?
78 P. Lollo : Dernière question : Beit Ham dans le monde ?
79 H. Cohen Solal : Nous avons une responsabilité particulière dans notre travail auprès des adolescents de Jérusalem. Leur mal-être peut se trouver manipulé et servir des causes extrémistes dont les conséquences sont très lourdes. La question se pose aujourd’hui en France avec ces centaines de jeunes qui partent vers la Syrie et l’État islamique. Leur retour en France n’est pas moins problématique. Certains d’entre eux, conditionnés, radicalisés, habitués à combattre d’une manière sauvage, à ne plus avoir peur de la mort, ni de la recevoir ni de la répandre, peuvent devenir des terroristes, mettre à mal la démocratie, les États et les gouvernements qui la représentent.
80 Notre travail à Jérusalem trouve un écho trente ans plus tard en France, pour aller vers ces jeunes qui se vivent comme abandonnés, humilies, rejetés. De tels lieux d’accueil font toujours sens au cœur de ces paysages urbains où la violence est devenue quelquefois le maître à penser.
81 Les Maisons chaleureuses sont aussi invitées à se développer au cœur du continent africain traversé par la pauvreté, la déchéance sociale et la difficulté de se construire un horizon, identitaire et social.
82 Transmettre nos pratiques professionnelles, la médiation sociale et interculturelle, la psychothérapie institutionnelle, les valeurs et les dispositifs qui protègent l’adolescent dans ce temps sensible de conflits et de dérives, reste une vocation profonde pour les Maisons chaleureuses. Nous avons créé récemment une Fondation des Maisons chaleureuses, sous l’égide de la Fondation de France, pour soutenir ce développement international. Les programmes de formation cheminent aujourd’hui de pays en pays, avec notre indéracinable désir de vivre ensemble, entre les peuples et entre les générations.
83 Il faut simplement retenir de l’enseignement de Freud que « gouverner, soigner et éduquer » sont trois métiers impossibles auxquels il nous faut renoncer pour accompagner dignement un jeune en mouvement, un être en quête de lui-même, encore inaccompli.
Des chiffres et des lettres à Beit Ham
84 P. Lollo : Peux-tu revenir un instant sur Beit Ham ? Beit est aussi la deuxième lettre de l’alphabet hébraïque. Cela a-t-il une importance pour toi ?
85 H. Cohen Solal : Beit est effectivement la deuxième lettre de l’alphabet. Elle ouvre le livre de la Genèse. L’interrogation menée par les sages du Talmud sur sa présence comme première lettre du texte est intéressante. Leur enseignement rappelle que le monde où nous sommes engagés à travers le narratif de cette création est d’entrée de jeu structuré en duel ; le monde se présente avec un Dieu unique mais il est construit sur la dualité. Dans ce monde-là, dans lequel nous sommes introduits, il est bon de bâtir une maison pour que le duel puisse se tenir dans une unité. La maison ouverte aux jeunes est celle qui accueille cette dualité. Elle accueille aussi celui qui a dévié : « J’étais dans un supermarché, je n’ai pas pu résister, j’ai piqué un parfum pour l’offrir à ma copine. Je sais qu’elle l’aime beaucoup. Ensuite ils m’ont arrêté, maintenant je suis très embêté. » La Maison accueille le conflit et le trouble ressenti par le jeune. S’est-il laissé embarquer dans une mauvaise histoire ?… Chacun s’interroge : comment a-t-il pu se laisser entraîner à cette déviance, lui qui n’avait jamais d’histoires ? Peut-être sa copine lui a-t-elle demandé de voler le parfum ? La Maison permet d’accueillir son récit : « J’ai piqué le parfum, il m’a tenté ! » Et de recevoir de l’autre côté : « Je crois que j’ai fait une bêtise. Je fais n’importe quoi. Le directeur du super-marché me poursuit, il m’a fait un renom dans le quartier. » Beit Ham va accueillir toutes les versions de l’événement pour que le jeune puisse les confronter et essayer de s’y retrouver. Il ne faut pas qu’il reste dans une sorte d’éclatement interne où il ne sait plus quoi faire de ces différents morceaux. Il y a un morceau de son désir pour faire plaisir à sa copine. Il s’est engagé à son insu, mais pas sans connaissance, dans une fonction de prince charmant adossée à une valeur de générosité. De l’autre côté, il a transgressé une loi sociale. Comment se débrouiller avec tout ce fatras ? Cette situation de conflit se pose pour un adolescent qui va voler dans un supermarché, mais aussi pour un adolescent qui prend de la drogue et se sent mal dans sa tête et dans son corps. Que faire ? Comment se faire aimer avec ce corps ?
86 Les adolescentes sont très sensibles à ce sujet. Les éducatrices sont très ouvertes sur ces questions. Où peuvent-elles en parler ? Entre copines ? Mais dans ce cas, elles le font aussi un peu pour se vanter d’être séduisantes ou pour dénigrer en groupe les hommes. À l’éducatrice, elles peuvent même dire : « Je ne sais même pas pourquoi je suis allée avec lui. Il ne me plaisait pas mais j’y suis allée quand même. J’étais dans sa chambre, je suis dégoûtée de moi-même, mais en même temps c’était bien. J’ai passé une bonne nuit avec lui. » L’éducatrice peut entendre les deux côtés de la plainte et du plaisir qui s’interpellent en elle : « J’étais bien, mais je suis dégoûtée de moi-même. »
87 P. Lollo : Nous pouvons dire que dans la maison, qui est une, il y a le duel ?
88 H. Cohen Solal : Par excellence. L’éducateur entend toujours la dualité du sujet en conflit, peut-être prisonnier de son dilemme ou rempli de doute. L’éducateur, par sa présence bienveillante, l’aide à se reconstruire une cohérence suffisante, une ligne de conduite praticable, un axe de pensée articulée.
89 Dans le judaïsme, une très belle tradition enseigne à propos de la figure du « juste » que, d’un côté, il s’élève vers des valeurs de plus en plus hautes, mais de l’autre côté, il doit redoubler de vigilance. Tandis qu’il s’élève vers la grandeur, la force du Yetser arah, le mauvais penchant, se renforce en lui, en parallèle. Tu ne peux pas monter sur l’échelle de l’élévation sans être invité à résister à une autre force qui cherche à te faire tomber.
90 P. Lollo : Nous avons parlé de la deuxième lettre de l’alphabet, Beit, mais alors qu’elle rôle joue l’Aleph, la première lettre ?
91 H. Cohen Solal : L’Aleph est la lettre hébraïque de l’impossible, puisque nous n’arriverons pas à réunifier tous les morceaux nous-mêmes. Nous faisons tout ce qui est dans nos moyens parce qu’il faut que ça tienne. Parfois, nous demandons au Moi de nous fournir une petite maison pour placer tous nos bagages d’une manière suffisamment organisée. Nous en mettrons un peu dans le grenier, un peu dans la cave. Dans l’échange que le jeune peut avoir avec l’éducateur, ce qui est convoqué, ce sont aussi le grenier et la cave, mais avant tout le sentiment d’impuissance de ne pas y arriver : « Je ne sais pas gérer, je n’y arrive pas. » Cela laisse entendre que cet éducateur est un « sujet supposé savoir gérer ». S’il touche un salaire, arrive à l’heure au travail, tient sa parole, s’habille correctement, s’il sait parler au directeur de l’école, au patron et aux parents du jeune, c’est qu’il doit savoir, cet homme, quelque chose d’essentiel sur le lien social. Le jeune s’adresse à lui avec sa dimension transférentielle comme sujet supposé savoir gérer sa vie. Sur le terrain, ils sont des éducateurs, pas des psychanalystes. Même s’ils ont une supervision individuelle et collective, ils sont invités à être extrêmement prudents ; ils ne se lancent pas dans le champ de l’interprétation sans contrôle.
92 L’Aleph est une lettre très remarquable dans sa graphie. En hébreu, elle a une forme particulière. Elle est constituée d’une sorte de barre centrale penchée, oblique et orientée vers les quatre directions accrochées à cette barre. Elle indique la nécessité, à un moment donné, de constituer en soi une voie du milieu qui tienne la route pour se repérer et avancer. Cette barre peut ressembler à l’instance du moi, mais elle ne se réduit pas en lui. Elle doit pouvoir capter les quatre directions dans lesquelles le sujet se trouve sollicité. Non seulement la dimension du ça, du moi ou du surmoi, mais aussi les quatre dimensions de l’être. Dans la tradition hébraïque, les quatre directions sont les quatre manières de se trouver engagé dans le monde. Nous pouvons rencontrer cette image aussi à partir de la voie bouddhiste du Tao avec ses quatre signes fondamentaux Yin, Yang, Yin-Yang et Yang-Yin.
93 L’Aleph se tient dans cette capacité de produire un trait unaire qui permet de faire coller un certain nombre de dimensions. Évidemment, l’équipe éducative se soucie d’une forme de maintien de ce trait qui contient les quatre dimensions.
94 Quatre éducateurs dans l’équipe d’une Maison : ce n’est pas le fruit du hasard. Le chiffre indique pour nous une structure à partir de laquelle le sujet peut se construire.
95 P. Lollo : Le chiffre 4 renvoie aussi aux quatre murs d’une maison ?
96 H. Cohen Solal : Oui, ce chiffre-là indique que nous avons posé un fondement pour nous tenir debout, un carré, par exemple, permet de faire tenir les choses d’une manière ordonnée. Il s’agit toujours d’un carré ouvert. L’Aleph sert ici de référence. Il y a quatre éducateurs dans une Maison mais il y a aussi quatre lieux différents. Une maison type est constituée avec un espace extérieur (une cour, un jardin), très précieux. Il permet de sortir de la Maison tout en y étant intégré puisqu’il appartient à la maison. Il trace une ligne de séparation entre l’extérieur et l’intérieur, comme la peau sait le faire. L’espace intérieur de la maison est constitué de trois dimensions. La principale : une agora, une cafétéria, un espace pour tous ; puis un espace réservé aux petits groupes pour faire des ateliers de musique, de théâtre, d’art plastique ; enfin un bureau qui occupe une fonction importante, c’est le lieu des entretiens. Les jeunes circulent entre ces quatre espaces.
97 Si tu regardes la figure de l’Aleph, si nous le mettons en représentation graphique, tu vois que ce trait unaire a pour tâche d’articuler une sorte de colonne vertébrale pour les quatre dimensions. Le chiffre 4 crée un espace de stabilisation qui doit tenir sur un trait. L’hébreu entend le chiffre comme un support de pensée par rapport à la structure psychique. Il est passionnant de voir, dans les premières recherches de Freud et de Fliess, cette quête du chiffre structurant « 23 et 28 ». Ils vont leur accorder, à l’un et à l’autre, de soutenir la structure féminine puis la masculine, le rapport de différenciation qu’il y a entre les deux structures, entre le 23 et le 28, constitue le chiffre 5. Dans la grammaire hébraïque, la lettre He, qui équivaut au chiffre 5, est celle qui indique la différenciation entre le masculin et le féminin.
98 P. Lollo : Le chiffre 5 correspond à la lettre He aussi, qui, dans sa prononciation, mime le souffle.
99 H. Cohen Solal : Oui, si nous poursuivons ensemble la traversée du monde hébraïque et son rapport avec les chiffres, nous nous apercevrons que la force significative des chiffres n’a jamais vraiment quitté Freud. Il ne les a jamais rationalisés dans sa théorie, même si le triangle œdipien, la dyade mère-enfant et l’unité de l’appareil psychique structurent sa pensée analytique.
100 L’hébreu est très marqué par le chiffre, et en particulier par les correspondances entre les chiffres et les lettres, appelées Guematria. Nous retrouvons aussi ce travail de correspondance dans la Grèce des philosophes, chez les pythagoriciens par exemple. Lacan lui-même partira à la conquête des mathèmes pour retrouver les correspondances entre l’appareil psychique et l’univers des chiffres géométriques et dénombrables. Beaucoup de jeunes sont très sensibles aux chiffres et à leur signification, mais ils n’en parlent que timidement pour ne pas être perçus comme des mystiques.
Notes
-
[1]
Paolo Lollo, psychanalyste, chercheur associé à l’Unité transversale de recherche, psychogenèse et psychopathologie (utrpp) de l’université Paris 13.
-
[2]
Expression utilisée par Ana O. auprès de Freud pour désigner le travail analytique.
-
[3]
Jacques Hassoun (1936-1999), médecin psychiatre français puis psychanalyste lacanien.