Notes
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[1]
Madame Guyon, Le Moyen court et autres récits, Grenoble, Jérôme Million, 1995.
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[2]
La vie de Madame J.M.B de la Mothe-Guyon, écrite par elle-même, Libraires
Associés, nouvelle édition, 1791, tome I et II que l’on peut trouver sur le site de la bnf. -
[3]
J.-M. Guyon et C. Morali, Les Torrents et Commentaire du Cantique des cantiques de Salomon, 1683-1684, Grenoble, Jérôme Million, 1992.
1Je me limiterai à deux questions, en m’appuyant sur le fil conducteur de ce colloque, avec son titre et plus particulièrement avec une partie de ce titre, cet hilflos, cette aide, ce recours auquel il fait allusion. Il a été bien montré que la visée, le terme de l’itinéraire de Mme Guyon conduit son indifférence à la perte de tout, de tout recours, à une mort où elle-même est perdue, le « je ne sais quoi du fond », de la perte du salut et même de la douleur. Cette réduction au néant à partir du psaume 72 V. 22 : « J’ai été réduit au néant, et je ne l’ai pas su. Tant que l’âme peut distinguer quelque chose, peut l’apercevoir, le voir et le sentir, elle n’est point véritablement anéantie, le vrai néant ne se connaît plus, il ne pense plus de soi, il ne sait ni s’il est ni s’il n’est pas, mais c’est Dieu qui réduit lui-même au néant et toutes les créatures ensemble ne peuvent point opérer ce néant, aussi quand certaines âmes disent qu’elles se sentent et se voient anéanties, que Dieu les anéantit de telle et telle manière, je dis qu’elles sont dans la vue, dans la lumière de l’anéantissement, et non pas dans l’état de l’anéantissement. » Alors, dans l’apparence, à travers ses textes, nous retrouvons ce qui m’est toujours apparu comme un des textes fondateurs de cet abandonnement, qui est le passage V. 222-227 du Chant V du Natura Rerum de Lucrèce qui court à travers toute la tradition occidentale : « L’homme à sa naissance, comme un naufragé, jeté nu sur le rivage, devant se débrouiller pour sa vie, dépouillé de toute aide pour la vie », « indignus omni vitali auxilio ». Si cette absence originaire de tout secours est reprise comme motif chez Mme Guyon, il n’est repris qu’en apparence.
2En effet, et ce sera le cœur de ma première question, ce thème de la perte de tout, de toute aide, de tout auxilium se situe dans le cadre de la mystique chrétienne, au moins de la mystique médiévale et moderne. Nous sommes là dans un régime de pensée tout à fait particulier, selon lequel un Dieu tout-puissant est posé comme soutien de la création et comme bienfaiteur de l’homme. Un Dieu qui se cache, qui se retire et qui disparaît, qui ne disparaît pas selon son essence, mais selon son action. Donc son essence même niée, obscurcie ou repoussée ne peut pas ne pas être à l’arrière-plan de la pensée. Les mystiques au moment des grandes épreuves peuvent écrire et penser qu’il n’y a pas de Dieu pour eux ou qu’il n’y a pour eux qu’un Dieu malveillant. Ce n’est pas, comme le dit Mme Guyon, une disparition de Dieu par essence, mais pour elle. On peut penser qu’il n’y a pas de Dieu, mais dans une certaine façon de penser cela, il y a, à l’arrière-plan une théologie selon laquelle il y a un secours même si ce secours n’est pas pour moi, même si pour moi il n’existe pas. Mme Guyon ne cesse de commenter ces signifiants : « Le seigneur est devenu pour mon refuge, le seigneur prend soin de moi », lorsque l’âme ne trouve plus de retraite en elle-même ni en aucune créature, ne sachant plus que devenir, elle se souvient que Dieu est son refuge, elle se cache et s’enfonce en lui…
3Le secours ultime semble perdu mais d’une part, il a été, il a existé, et d’autre part il peut être invoqué même dans le cadre de son absence. La question qui se pose en ce régime de pensée chrétienne, est de savoir où se situent nos textes de mystiques du Moyen Âge et du xviie siècle. L’anéantissement est œuvre de Dieu, le vrai néant joue sur la pensée, sur le savoir, sur la conscience d’être soi et même sur la conscience d’être. L’absence de secours peut être réelle, et pas qu’illusoire. Elle a été faite d’une expérience et d’un montage logique situés dans le cadre d’une pensée de l’essence. Nous ne pouvons que dire avec Mme Guyon dans Le Moyen-Court [1], que la destruction de notre être confesse le souverain-Être de Dieu. Nous nous trouvons donc dans une situation paradoxale, lorsque dans le commentaire du psaume 26-9, Mme Guyon dit : « Soyez mon appui, ne m’abandonnez pas. »
4Quel est le statut de cette situation ? Qu’en est-il d’un abandon en régime de pensée chrétien, entre un régime lucrécien et un régime contemporain marqué par ce que Nietzsche a appelé la mort de Dieu ? Comment penser cet oxymore, à la fois une existence de Dieu avec tous ses attributs, et en même temps une inexistence de Dieu pour le mystique.
5Une seconde question est la suite de la première, et pas sans rapport avec le sujet de colloque. Elle part de ce qui a été dit de l’écriture mystique : Mme Guyon est un grand écrivain, c’est Dieu qui la fait écrire, qui désire en elle et elle ne peut pas résister. Elle témoigne dans sa Vie [2] de la manière dont elle a écrit Les Torrents [3], et son commentaire sur la Bible. Il s’agit, la concernant, d’une pulsion à écrire, à « écrire », absolument. Il s’agit, dit-elle d’un « simple instinct ». Un parallélisme peut s’établir avec la façon dont est conçue l’inspiration biblique, selon laquelle cette inspiration serait un discours soufflé à l’oreille de l’écrivain sacré par Dieu lui-même. Ainsi dans un tableau de Rembrandt, un ange souffle à l’oreille de Matthieu. Il s’agit d’une dictée divine où l’homme est un intermédiaire et ne sait pas ce qu’il écrit. L’écriture vient d’un fonds inconnu, alors de même, concernant le commentaire biblique, Mme Guyon écrit sans savoir ce qu’elle écrit, écrit sur un texte qui a lui-même été écrit sans savoir ce que l’écrivain sacré savait qu’il écrivait. L’écriture donc est un acte de désappropriation ; comme l’Écriture est aussi acte de désappropriation.
6Peut-être pouvons-nous nous interroger sur le rapport entre la perte, la désappropriation, l’absence de tout recours et l’acte d’écrire lui-même. Ce rapport est nécessaire et non pas expérimental, entre ces deux réalités, la perte, l’acte d’écrire. Non pas l’acte d’écrire la perte, mais écrire comme conséquence de la perte. Est-ce un moyen de conjurer la perte, de témoigner pour d’autres de ce qu’il en est de cette perte ? Est-ce que c’est la seule possibilité dans l’absence à soi-même d’exprimer ce qu’il est impossible de penser ? On peut écrire ce qu’on ne peut pas penser, donc une éclipse d’un autre tout-puissant, une mort totale, le néant qui sauve ce qui ne peut pas être pensé dans ce régime de pensée chrétien, mais peut-être qui peut s’écrire sans pouvoir se penser, dans la mesure où il s’écrit dans une absence de la pensée et de la réflexion théologique sur ce qui n’est jamais nié. Mais il n’est pas question de penser que ces mystiques auraient été des « athées », qui auraient professé un athéisme philosophique.
Catherine Millot
7L’écriture, chez elle est prise dans la vie apostolique, dans l’exigence de convertir les autres à l’oraison et de les faire participer à cette « vie parfaite ». Ce qu’elle y décrit, c’est que l’ego, on peut s’en passer.
8Pour n’importe qui faisant l’expérience a minima de l’écriture, cela vient comme ça, cela vous traverse, et après on voit ce que ça produit. Pour que ça vienne, certaines résistances doivent être levées. Il y a quand même un certain rapport à l’inconscient extrêmement policé et qui n’a aucune malignité.
Jacques Le Brun
9Est-ce que l’aporie de la mystique moderne serait de ne pas pouvoir être pensée ? Aucune théorie n’a pu être élaborée. Fénelon a essayé de former un système une deuxième, une troisième fois, mais à chaque fois, il s’est aperçu qu’il était impossible d’y arriver. Cette mystique moderne peut-elle être écrite, mais ne pas être pensée, ne pas être justifiée ? Ce qui explique toutes les difficultés qu’ont eues les mystiques à l’extérieur mais aussi toutes les difficultés qu’ils ont eu à l’intérieur, à construire une théorie. Nous étions, à l’époque de Mme Guyon, à la fin du xviie siècle, déjà dans une période très tardive. Nous ne sommes plus à l’époque où il y avait une philosophie platonicienne de Denys l’Aréopagite, qui pouvait soutenir tout ce système. Denys n’est plus, comme le disait Bossuet, qu’un illustre inconnu sur lequel on ne peut pas faire fonds. Clément d’Alexandrie est un père de l’Église suspect, etc.
10Il n’y a plus cette théorie de rechange que pouvait donner le néoplatonisme à la mystique. Tout cela s’est effondré vers le milieu du xviie. Bossuet a essayé toute sa vie de construire un système, puis il s’est aperçu qu’il butait à partir du moment où il mettait en cause, pour rendre compte de cette expérience mystique, toute la théologie. À chaque fois, il essaie de penser ça, et dans le cadre où il était, il ne le pouvait pas.
Catherine Millot
11Cet espace paradoxal, ne peut pas être abordé par la parole, mais dans la mesure où les contraires y coexistent, il y faut l’artifice de l’écrit, de la figure de style. Alors peut-être que si les mystiques de ce temps avaient eu connaissance de la géométrie projective de Desargues, qui est l’origine de la topologie, ils auraient pu aborder cela différemment.
12Chez les chrétiens, c’est comme si il y avait une impossibilité d’être vraiment dans la déréliction.
Jacques Le Brun
13Cette déréliction est réelle, ce n’est pas seulement une déréliction construite ou imaginaire. C’est une véritable déréliction qui suppose la perte de quelque chose qui essentiellement existe, ce Dieu chrétien. Ce Dieu est un Dieu perdu. Les mystiques pourraient dire, comme Blanchot dans L’Écriture du désastre : « Puisse le bonheur venir pour tous, à condition que j’en sois exclu. »
Notes
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[1]
Madame Guyon, Le Moyen court et autres récits, Grenoble, Jérôme Million, 1995.
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[2]
La vie de Madame J.M.B de la Mothe-Guyon, écrite par elle-même, Libraires
Associés, nouvelle édition, 1791, tome I et II que l’on peut trouver sur le site de la bnf. -
[3]
J.-M. Guyon et C. Morali, Les Torrents et Commentaire du Cantique des cantiques de Salomon, 1683-1684, Grenoble, Jérôme Million, 1992.