Insistance 2012/1 n° 7

Couverture de INSI_007

Article de revue

La belle indifférence de Mme Guyon

Pages 89 à 97

Notes

  • [1]
    J.-N. Vuarnet, Le dieu des femmes, Paris, L’Herne, 1989.
  • [2]
    J.-N. Vuarnet, Extases féminines, Carquefou, Arthaud, 1980.
  • [3]
    J.-N. Vuarnet, L’aigle-mère, Paris, Gallimard, 1995.
  • [4]
    M. Hulin, La mystique sauvage, Paris, puf, 1993.
  • [5]
    J. Guyon, La vie par elle-même, Paris, Éditions Honoré Champion, 2001.

1Je voudrais évoquer Jean-Noël Vuarnet, car c’est lui qui m’a lancé sur Guyon, lorsque j’ai relu, il y a trois ans, son très beau livre, Le dieu des femmes[1]. Je me suis alors plongée dans les textes de Guyon, avec l’aide et l’orientation de Jacques Le Brun, qui m’a aidée à saisir certaines choses que je comprenais mal dans la querelle du quiétisme.

2Avec Jean-Noël Vuarnet, nous avions un intérêt commun pour les mystiques, nous en discutions beaucoup ensemble. D’ailleurs, il s’y est consacré et a écrit de très beaux livres : Extases féminines[2], Le dieu des femmes, L’aigle-mère[3]. Nous divergions cependant dans nos intérêts, surtout au début de ses travaux. Il était attiré par le côté extatique, par la face de la jouissance des mystiques, la dimension de pâmoison, le ravissement, les lévitations, le côté très luxuriant dont témoigne, par exemple, Sainte-Thérèse d’Avila. Moi, j’étais davantage intéressée par la mystique rhénane, la mystique spéculative que lui-même connaissait très bien. À propos de Thérèse d’Avila, je lui disais que ce qui m’intéressait le plus, chez elle, était la septième demeure, dont il parle d’ailleurs dans Extases féminines.

3Si Guyon m’a tellement intéressée, c’est parce qu’elle est particulièrement dans ce registre-là, de cette septième demeure. Elle présente un accomplissement du trajet mystique qui est tout à fait exceptionnel et qui fait que quelqu’un comme Henri Delacroix, célèbre psychiatre du début du xxe siècle, lui a consacré une partie importante de son ouvrage sur les grands mystiques chrétiens. Il y parle de quatre mystiques, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Suso et Guyon. Ce qui caractérise pour lui les grands mystiques chrétiens, c’est qu’ils parviennent à unir la contemplation et l’action, non au sens où ils alterneraient des périodes de contemplation extatique et des périodes d’activité, comme cela était le cas de Sainte Thérèse d’Avila, mais où l’extase devient permanente, compatible avec la plus grande efficacité dans la vie courante. On a alors atteint un état que Guyon qualifie de divinisation (c’est un terme consacré par toute une tradition mystique), où l’on peut, en même temps, avoir tout à fait les pieds sur terre.

4Ce qui m’intéresse chez elle, ce ne sont pas les pâmoisons, les ravissements, ça n’est pas le versant de la jouissance – quoique l’on pourrait m’objecter qu’il y a jouissance et jouissance – mais le témoignage d’une liberté tout à fait étonnante et paradoxale, compatible avec la soumission la plus complète, pas seulement à Dieu, mais aux autorités ecclésiastiques. Une liberté également compatible avec la prison où elle resta sept ans – expédiée à Vincennes et à la Bastille par une lettre de cachet de Louis XIV. Les affaires religieuses étaient à ce moment-là des affaires d’État, d’autant plus que Fénelon, dont elle était devenue la directrice spirituelle, était le précepteur des enfants du Roi. Le quiétisme devenait alors dangereux, car trop proche du pouvoir et risquant d’avoir des incidences politiques importantes.

5Cette liberté de Guyon, dans cet état de divinisation qu’elle appelle aussi « la vie parfaite », elle en parle d’une manière spatiale, elle parle du large. Le large, c’est la vastitude, l’immense. On peut se demander de quoi est faite cette liberté dont les caractéristiques me semblent être topologiques.

6J’ai choisi aujourd’hui de l’aborder par le thème de l’indifférence, terme qui est proche chez elle, de l’abandon, de la passivité. Le terme d’indifférence avait été utilisé dans la mystique par Saint François de Sales : il l’appelait « la sainte indifférence ». C’est un terme consacré qui désigne un certain rapport de soumission parfaite à la volonté divine. Ça ne signifie pas la résignation, mais plutôt la substitution de la volonté divine à la volonté propre. Toutefois, d’une certaine façon, il n’y a plus rien à soumettre, car la volonté propre n’existe plus et l’âme, dit Saint François de Sales, ne veut que ce que Dieu veut. Elle n’aime rien sinon pour l’amour de la volonté de Dieu. Il y a vraiment une substitution qui s’opère.

7Cette « sainte indifférence » peut être rattachée à la tradition stoïcienne. L’indifférence stoïcienne, c’est l’apatheïa, l’impassibilité. L’apatheïa n’est pas ce que l’on croit habituellement, ce n’est pas un endurcissement à la douleur, pas une façon de se blinder, de se « remparder », comme disait Lacan, de construire une forteresse face à l’adversité. À rebours, l’apatheïa stoïcienne est une acceptation, voire un acquiescement enthousiaste à l’ordre du monde. Il y a déjà, dans l’indifférence stoïcienne, une notion de décentrement, d’excentricité par rapport au Moi, comme si le sujet prenait un point de vue cosmique sur les choses. C’est quelque chose que l’on retrouve chez Guyon.

8Sur ce point, Diogène Laërce est tout à fait explicite. Il dit que cette absence de passion du sage stoïcien diffère de la mauvaise absence de passion que nous rencontrons chez l’homme dur que rien ne touche. Ainsi, pour Epictète, la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent non comme il nous plaît, mais comme elles arrivent. Selon Pierre Hadot, il était très important pour les stoïciens, d’opérer la délimitation du Moi. Il s’agit de savoir ce qui relève du Moi et ce qui n’en relève pas, de distinguer les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Cette délimitation du Moi, en revanche, on ne la retrouve pas chez Mme Guyon pour qui il s’agit davantage d’abolir le Moi que de le délimiter. On retrouve, cependant, chez Epictète un passage qui fait de Mme Guyon une vraie stoïcienne. « Montrez-moi un homme malade et heureux, mourant, en danger et heureux, exilé et heureux, discrédité et heureux, j’ai le désir, par les dieux, de contempler un stoïcien. »

9Je voudrais évoquer trois temps de son parcours qui éclairent la question de ce qu’on doit entendre par indifférence, au sens mystique du terme : le temps de l’ascèse, le temps de l’anéantissement, le temps de la vie parfaite.

10Le temps de l’ascèse est très important parce qu’il met en jeu ce que nous appelons le principe de plaisir. Notons que l’ascèse succède aux premières grâces divines. Le comportement ascétique, la recherche des austérités, comme le note Michel Hulin dans La mystique sauvage[4], vient toujours après les premières expériences mystiques qui fonctionnent comme une révélation. Ces austérités sont pour une part, volontaires, mais elles sont avant tout involontaires. C’est Dieu qui contraint Guyon, qui la pousse et aussi qui la retient, c’est lui qui rythme la démarche ascétique. Cette démarche, à la fois volontaire et involontaire, correspond à ce que l’on nomme la purification active et la purification passive, ce que Jean de la Croix appelle aussi la « Nuit des sens ». C’est une expérience mystique en ce sens qu’elle échappe à la volonté propre. Elle porte sur la douleur physique, mais aussi sur les répulsions, les dégoûts et sur les penchants. Par exemple, Guyon va porter une discipline avec des pointes qui lui tirent du sang, des ceintures de crins, et d’autres ceintures hérissées de pointes de fer, entre peau et chemise, des ronces et des épines, des orties qui lui font « faillir le cœur ». Elle prend de l’absinthe dans la bouche, met de la coloquinte dans sa nourriture, des cailloux dans ses souliers pour la marche. Les crachats lui font horreur, leur simple vue lui donne envie de vomir : il lui fallut, un jour où elle était seule, le plus vilain qu’elle ait jamais vu, le mettre dans sa bouche : « L’effort que je fis fut si étrange et j’eus des soulèvements de cœur si violents, que je crus qu’il se romprait en moi quelque veine et que je vomirais le sang. Je fis cela tout autant de temps que mon cœur y répugna, ce qui fut assez long car je ne pouvais me surmonter en ces choses [5]. »

11C’est donc Dieu qui la pousse et qui la retient, c’est Dieu qui décide des austérités qui conviennent et de celles qu’il faut laisser. Tout ce qui pouvait flatter son goût lui est ainsi refusé, tout ce qui lui fait le plus de peine lui est donné. « Lorsque je pensais faire quelque chose, vous m’arrêtiez tout court, vous me faisiez faire, sans y penser, toutes vos volontés et tout ce qui répugnait à mes sens, jusqu’à ce qu’ils fussent si souples qu’ils n’eussent plus le moindre penchant ni la moindre répugnance. » Dès que le but est atteint, la mortification n’a plus lieu d’être et doit être abandonnée. Mme Guyon n’a pas cultivé l’ascétisme toute sa vie, c’est un temps seulement de son parcours mystique. « Sitôt que le cœur ne répugnait plus et qu’il prenait également les plus horribles choses comme les meilleures, la pensée m’en était ôtée et je n’y pensais plus depuis. »

12En un an, ses sens furent assujettis. « Il faut ensuite laisser ce travail par une parfaite indifférence, prendre également le bon et le mauvais, le doux et l’amer, pour rentrer dans un travail plus utile qui est la mortification du propre esprit et de la propre volonté. » Car, dit-elle, à trop insister sur les sens, on risque de s’y fixer et d’empêcher le progrès spirituel.

13L’ascèse consiste non pas à rechercher la souffrance pour elle-même, ni même à des fins d’expiation ou d’autopunition. Cette recherche de la souffrance a pour but de mettre hors-jeu le principe du plaisir, d’en défaire les mécanismes psychophysiologiques. Il s’agit d’opérer le forçage de quelque chose qui fait barrière et empêche l’accès à un certain champ qui a nom ici le divin. Le divin se situe au-delà du principe du plaisir. Il s’agit ici de transgresser la loi du déplaisir, à laquelle nous sommes naturellement soumis, et c’est justement la Loi divine qui opère cette transgression.

14Devrait-on parler, à ce propos, de masochisme ? Lacan, dans son séminaire sur l’Éthique, se demande si « la douleur qui défend la marge est tout le contenu du champ. Tous ceux qui manifestent les exigences de ce champ sont-ils des masochistes ? » Guyon, incontestablement, est quelqu’un chez qui se manifestent les exigences de ce champ. À cette question, Lacan répond : « Je ne crois pas. »

15Ce franchissement de la barrière que représente la douleur est le premier temps du parcours mystique, que l’on retrouve, bien sûr, chez Saint Jean de la Croix et qui est extrêmement codifié, cadré. Mme Guyon n’était pas une mystique spontanée, elle avait des directeurs spirituels : Maur de l’Enfant Jésus, Bertot. Elle s’inscrit dans une tradition où l’on repère l’influence des carmélites espagnoles, mais aussi de la mystique rhénane.

16Quand on lit Guyon, on reconnaît les thèmes des lettres que Bertot lui adressaient et qui sont parvenues jusqu’à nous. Si l’on se penche sur cette correspondance, on peut voir qu’il parle du parcours mystique dans les termes qui seront plus tard ceux de Guyon. Ce qui la différencie, c’est qu’elle est une grande styliste, un magnifique écrivain. Elle tire sa force de cette écriture et du fait qu’elle soit allée, dans le champ mystique, jusqu’au bout du parcours, jusqu’à la « vie parfaite ».

17Le deuxième temps de ce parcours, c’est l’anéantissement, la nuit de l’esprit, la mort spirituelle. L’indifférence est l’état qui correspond à cette mort accomplie. Mort qui passe par la perte des faveurs divines, des consolations, des grâces que lui avait values la pratique de l’oraison de quiétude. Ce temps se présente d’abord comme soumis à l’alternance de la présence et de l’absence divine. Puis vient un moment où Dieu s’absente complètement, où il n’y a plus de grâce divine.

18Cette perte est la moindre des épreuves dans la nuit de l’esprit, la plus importante étant la perte des vertus. Guyon éprouve une régression complète sur le plan spirituel. Elle perd toute maîtrise d’elle-même, sa volonté est comme anéantie (et c’est justement le but de cette épreuve). Ainsi, il lui arrive d’être prise de crises de boulimie, elle détaille les mensonges qu’elle se sent poussée à faire. Presque tous les péchés capitaux y passent, surtout sur le mode des tentations. Elle doit également endurer la perte de sa réputation, la peur et la certitude de la damnation. Elle est convaincue que Dieu l’abandonne, au sens fort de la déréliction, celui de la perte du salut. Elle perd aussi tout recours humain. Son directeur spirituel, Bertot, l’abandonne à ce moment-là.

19Dans ce parcours d’anéantissement, c’est avant tout le Moi qui en est l’objet. Marc Morali note que l’on retrouve chez Spinoza ou Kierkegaard l’importance d’en finir avec une expérience qui s’appelle « Moi » et qui est, dit-il, « un verrou empêchant la libre circulation divine ». Le Moi agit comme un rempart, une protection, comme une organisation pour résister à la passivité essentielle du sujet à l’égard de l’Autre.

20C’est à la fois une instance de maîtrise et un principe régulateur des entrées et des sorties dans le rapport au monde extérieur. Mais le Moi est aussi objet libidinal, une image chérie, l’objet de l’amour-propre, de cet amour qui se recourbe vers soi. Guyon insiste sur le thème de la réflexion. Ce qu’il faut abolir, c’est la réflexion au sens optique du terme. Il ne faut pas que quoi que ce soit se réfléchisse sur la personne. Il faut empêcher cette réflexion, par exemple sous la forme de ce qu’elle appelle les « retours », comme dans les scrupules ou dans le fait de trop s’appesantir sur ses péchés : les retours sur soi renforcent le Moi.

21Le Moi, dit Lacan, porte en soi la dépossession et la mort imaginaire. Les mystiques sont ceux qui sont poussés à accomplir cette dépossession et cette mort. Il faut aller dans cette dépossession et dans cette perte de l’amour de soi et du propre, jusqu’à perdre le plus précieux, le plus caché, ce je ne sais quoi qui soutient dans le fond, dit-elle, et qui est l’assurance secrète d’être enfant de Dieu. C’est la perte de cet imperceptible soutien qui met la mort dans l’âme et qui est le vrai désespoir et le froid de la mort.

22Mais cette mort ne suffit pas encore. Ce Moi auquel nous tenions tant, nous y tenions en raison de ce qu’il nous permettait de couvrir d’un voile la pourriture qui est notre vérité dernière. Il faut donc être enseveli et pourrir, perdre toute figure humaine et s’enfoncer dans la pourriture comme en soi-même, endurer jusqu’au bout la corruption et demeurer sans un soupir, « comme les morts éternels qui ne doivent jamais revivre », « comme les morts effacés du cœur », dit-elle en citant les paroles du psaume. Ce n’est donc pas seulement le Moi qui doit être anéanti, mais au-delà, un reste d’être, fût-il horrible, quelque chose qui subsiste encore, un résidu, un rebut. Être une ordure, c’est encore être quelque chose et il faut pourrir jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.

23Alors vient le temps qu’elle décrit où l’on ne sent plus rien. C’est là une autre version de l’indifférence. « On perd jusqu’à la douleur d’avoir perdu Dieu. Il n’y a plus d’amour. On ne pense plus à aimer ou à ne pas aimer. Il n’y a plus que cendres et poussière et c’est alors que commence l’anéantissement. Elle (l’âme) ne voit plus rien. Elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais. Elle ne sait ni bien ni mal. Tout est devenu égal, elle va à la Communion comme à table, tout naturellement. Il n’y a plus rien, ni peine ni plaisir, rien, ni dehors ni dedans ne la touchent plus. Elle est réduite dans le non-être. » Cet anéantissement doit s’accomplir au-delà de toute putréfaction, comme s’il s’agissait de s’effacer entièrement du texte du monde. On peut évoquer ce vers de Valéry que cite Lacan dans Subversion du sujet et dialectique du désir : « L’univers n’est qu’un défaut dans la pureté du non-être. » Le mystique s’acharne à effacer la tache qu’il fait dans le tableau.

24Ce mort effacé du cœur, celui qui n’est même plus enfant de Dieu, s’avance alors dans le creux que l’image abolie laisse vide. Et au-delà encore, il s’avance dans le rien de sa propre soustraction à l’être, au cœur de cette omission fondamentale de soi-même qui est peut-être la place du sujet, un sujet à l’état pur, un sujet sans ego, acéphale, un sujet comme arraché à la structure, simple instrument destitué de sa propre vie, qui s’avance dans un espace aux lois paradoxales où l’on est d’autant plus fortement que l’on a plus radicalement rayé son être.

25Cet état d’anéantissement subsiste d’une certaine manière dans « la vie parfaite », mais il change de signe et quelque chose qu’elle décrit comme étant une force secrète, une vigueur secrète, ressurgit des cendres. Cette force et cette vigueur secrètes sont tout ce qui reste d’elle. Tout le reste a disparu. C’est ainsi qu’au sortir de sa première prison : « Je pensais hier au matin : mais qui es-tu ? Que fais-tu ? Que penses-tu ? Es-tu en vie que tu ne prends non plus de part à ce qui te touche qu’à ce qui ne te touche point ? J’en suis bien dans l’étonnement et il faut que je m’applique pour savoir si j’ai un être, une vie et une subsistance. »

26Cet espace qui est d’abord engendré par son propre effacement, c’est celui de la vie nouvelle à laquelle elle va renaître, « la vie parfaite », la vie en Dieu, la vie où l’on se perd en Dieu comme le torrent dans la mer. Cet état est l’état de la « paix-Dieu », de la vastitude. « Mon âme fut mise dans une largeur immense. » Autant les ascèses et les nuits durent des années (la nuit la plus profonde dure à peu près sept ans), autant l’accès à « la paix-Dieu », à « la vie parfaite », s’opère du jour au lendemain : pour elle, ce fut le « jour de la Madeleine ».

27« Auparavant, tout se recueillait et se concentrait au-dehors et je possédais Dieu en mon fond et dans l’intime de mon âme. Mais après, j’en étais possédée et d’une manière si vaste, si pure et si immense, qu’il n’y a rien d’égal. Autrefois, Dieu était comme renfermé en moi et j’étais unie à lui au fond, mais après, j’étais comme abîmée dans la mer même » Cette vastitude s’accroît chaque jour, « en sorte qu’il semble que cette âme, en participant aux qualités de son époux, participe surtout à son immensité ».

28La perte des frontières signe la perte de l’ego. C’est une perte de l’intériorité, il n’y a plus de dedans, l’âme est tout entière passée au-dehors. Il s’agit d’une extase permanente, d’une sortie définitive, mais aussi d’un retournement topologique.

29Dieu était dedans et l’âme est désormais en Dieu : c’est un renversement. L’indifférence, ici, est non-différence entre soi et Dieu, car l’âme est devenue Dieu comme un fleuve confond ses eaux avec la mer.

30« L’âme, dit-elle, est ici en Dieu comme dans l’air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie. »

31Elle ne le sent pas plus que l’air que nous respirons. Dans « la vie parfaite », Dieu est aussi dissous que le Moi, il n’y a plus que la Nature. Elle ne le voit plus, elle ne le connaît plus, pas plus qu’elle-même. « À ce point d’indistinction, il n’y a plus d’amour. » L’indifférence, ici, est sous le signe de l’égalité, de la similitude, de l’égalité de l’âme avec Dieu. On pense à la Gleichheit de Maître Eckhart.

32C’est aussi l’égalité des choses en Dieu : tout est égal en lui. Mais, au-delà encore, il y a la non-différence entre la Nature et la Grâce, entre l’activité et la passivité. Agir et non agir sont devenus entièrement équivalents. Ce que l’on atteint alors s’appelle l’égalité d’âme : « L’âme est indifférente d’être d’une manière ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre, tout lui est égal. Cette vie est comme rendue naturelle, et l’âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l’entraîne, sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans peine ni souci d’elle, ne pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler. L’âme n’en a plus, elle fait tout ce que l’on lui fait faire et souffre tout ce qu’on lui fait souffrir. Sa paix est inaltérable mais toute naturelle. Elle est passée en nature. Mais quelle différence de cette âme à une personne toute dans l’humain ? La différence c’est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache, et c’était la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien, ni mal, mais elle vit contente et paisible, faisant ce qu’on lui fait faire, d’une manière égale et inébranlable. »

33L’indifférence ici, c’est que l’âme veut tout ce que Dieu veut et qu’elle ne veut rien d’autre que ce que Dieu veut. En un sens, elle ne veut plus rien, car il n’y a plus de propre, c’est la volonté de Dieu qui la traverse et qui agit à travers elle. C’est en cela qu’elle peut à la fois concilier la contemplation (elle est toute en Dieu) et en même temps l’action (car Dieu agit en elle), qui devient plus efficace que jamais. « Une telle âme ne peut rien désirer, ni rien craindre, elle ne soucie ni d’honneur, ni de bien, ni de vie, ainsi n’a-t-elle plus rien à ménager. » Plus rien à ménager : c’est dire sa liberté.

34Mais elle n’est pas sans désir puisque Dieu désire en elle et à travers elle. La manière dont le désir de Dieu la meut, n’est pas sans évoquer la manière dont le désir inconscient se manifeste, court-circuitant la réflexion, voire même la conscience. Il faut se laisser aller à ce qui vous pousse, ou vous meut. Le premier mouvement de l’âme transformée est de Dieu, c’est le bon. On a pu parler, à son propos, de somnambulisme divin, par exemple dans son rapport à l’écriture, où c’est Dieu qui écrit à travers elle.

35L’indifférence, dans « la vie parfaite », est le fond sur lequel le désir de Dieu se fait connaître. Elle réalise la vacuité, l’ouverture qui est nécessaire à la manifestation du désir de Dieu. Elle signifie, avec l’abolition de soi, l’abolition de toutes les résistances, à l’égard de Dieu, mais aussi du dehors, c’est-à-dire de tout ce qui arrive. L’âme anéantie n’est pas apathique, c’est un sujet entièrement allopathique, théopathique. L’âme dans « la vie parfaite » est devenue poreuse, perméable à l’Autre, voire à tous les autres, mais surtout à l’Autre divin. Elle est le lieu d’un libre passage pour que toutes choses, et Dieu même, entrent et sortent librement. Elle le dira plus tard à Fénelon : « Votre cœur doit toujours être également ouvert, il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir. » La liberté revient ici à se faire radicalement sans défense, je dirai hilflos. L’indifférence est alors le nom de ce fond sans fond qui est tout perdu, tout nu, et qui n’est plus empêché de rien, car il n’est plus soutenu, et ne se soutient plus de rien.

Notes

  • [1]
    J.-N. Vuarnet, Le dieu des femmes, Paris, L’Herne, 1989.
  • [2]
    J.-N. Vuarnet, Extases féminines, Carquefou, Arthaud, 1980.
  • [3]
    J.-N. Vuarnet, L’aigle-mère, Paris, Gallimard, 1995.
  • [4]
    M. Hulin, La mystique sauvage, Paris, puf, 1993.
  • [5]
    J. Guyon, La vie par elle-même, Paris, Éditions Honoré Champion, 2001.
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