Notes
-
[1]
B. Cassin (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil, Le Robert, 2004, p. 131.
-
[2]
S. Freud (1885), « Entwurf einer Psychologie », Gesammelte Werke, Nachtragsband, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1987, p. 390. En français, « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1979, traduit de l’allemand par A. Berman, p. 337.
-
[3]
Ibid., p. 410 ; en français, p. 336.
-
[4]
Ibid., p. 412 ; en français, p. 338.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid., p. 426 ; en français, p. 348.
-
[7]
S. Freud (1893) « Studien über Hysterie », Gesammelte Werke I, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1977, p. 196 ; en français, « Études sur l’hystérie », Paris, puf, 1975, traduit de l’allemand par A. Berman, p. 106.
-
[8]
P. Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 9.
-
[9]
S. Freud (1896), « Zur Ätiologie der Hysterie », Gesammelte Werke, t. 1, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1977, p. 452. C’est moi qui traduis.
-
[10]
S. Freud (1896), « Étiologie de l’hystérie », dans Névroses, psychoses et perversions, Paris, puf, 1973, traduit de l’allemand par J. Laplanche, p. 106.
-
[11]
S. Freud (1921), Gesammelte Werke XIII, « Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht », p. 195. C’est moi qui traduis.
-
[12]
S. Freud, « Triebe und Triebschicksale », Gesammelte Werke X, 1915, p. 227 ; en français « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essai », 2003, traduit de l’allemand par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, p. 36, note.
-
[13]
S. Freud (1916-1917), « Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », Gesammelte Werke XI, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1973, p. 421 ; en français, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003, traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, p. 493.
-
[14]
Ibid., p. 494.
-
[15]
Ibid., p. 411.
-
[16]
S. Freud (1926), « Hemmung, Symptom und Angst », Gesammelte Werke XIV, Frankfurt, S. Fisher Verlag, p. 197, p. 199. C’est moi qui traduis.
-
[17]
S. Freud (1927), L’avenir d’une illusion, Paris, puf, 1971, traduit de l’allemand par Michel Tort, p. 95.
-
[18]
Ibid., p. 25.
-
[19]
Ibid., p. 33.
-
[20]
S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1976, traduit de l’allemand par Ch. et J. Odier, p. 18.
-
[21]
Ibid., p. 15.
-
[22]
S. Freud (1919), L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985, traduit de l’allemand par B. Féron, p. 241.
1Hilflosigkeit est un mot du langage courant en allemand. Comment ce terme, sorte de fondation pour Freud du lien à l’autre, s’est-il construit ?
2Je relèverai les occurrences de ce terme dans les Gesammelte Werke.
3Je vous avouerai que le passage d’une langue à l’autre constitue pour moi une véritable traversée de l’abîme, l’allemand étant pour moi d’abord la langue maternelle puis celle de l’ennemi.
4Dans le Vocabulaire européen des philosophies [1] dirigé par Barbara Cassin, traduire (übersetzen) c’est « faire passer d’une rive à l’autre ». Le traducteur serait un passeur comme l’analyste parfois, ajouterai-je. C’est aussi transplanter une parole (verpflanzen) dans un sol étranger, donner aux mots une dimension autre qui dépasse leur usage. Heidegger dirait transposer le travail de pensée, dans l’esprit d’une autre langue et par là, transformer la pensée de façon féconde. La traduction, c’est alors transposer dans un autre univers, c’est conduire de l’autre côté, dans un autre contexte qui en révélera la vérité.
5Quel est ce passage ?
6Sprung über einen Graben, pour Heidegger
7Saut par-dessus un fossé
8Sprung über eine Kluft pour Gadamer
9Saut au dessus d’un abîme
10L’allemand übersetzen ne contient pas l’idée de trahir comme l’italien ou le français. Dans ces dernières langues, la traduction est trahison, car le texte ne dit pas l’original, il l’abandonne.
Hilflosigkeit, champ sémantique
11Hilflosigkeit est construit à partir du verbe helfen (aider), de l’adjectif los (sans) et du suffixe keit. Le verbe helfen veut dire, dans les dictionnaires Duden et Kluge :
- beistehen, être debout à côté.
- unterstützen, soutenir, littéralement, appuyer par le dessous.
- An die Hand gehen, tendre la main.
- Gesund machen, guérir.
- Retten, sauver.
- Objektlos, sans objet.
- Zeitlos, hors temps.
- Heillos, irrémédiable, inextricable.
12À ce sujet, dans le langage de la chimie, Losigkeit, signifie dissolution. Cette connotation implique une disparition de la vue, une déliaison.
13Keit substantifie l’adjectif hilflos.
14Hilflosigkeit est souvent traduit par détresse mais, littéralement, un passage étroit. Sentiment de délaissement, d’impuissance, de solitude, de désarroi, privation dramatique de moyens matériels, dénuement, sans recours.
15À partir de helfen, Freud décline plusieurs termes : Die Hilfe, l’aide. Die helfende Person, la personne secourable. Das hilfreiche Individuum, l’individu secourable.
16Deux autres termes construits à partir de Hilfe me paraissent pouvoir s’inscrire à la même place que ce hilfreiches Individuum.
17Die Hilfskonstruktion, construction adjuvante, et j’ajouterai das Hilfszeitwort, le verbe.
Question des origines
18À ma surprise, hilflos apparaît chez Freud dès l’Esquisse d’une psychologie scientifique, écrit presque… refoulé par lui, puisque non publié de son vivant, mais qui a produit des rejetons à travers toute son œuvre. Pourquoi ce texte a-t-il échappé à la publication pendant si longtemps ?
19En 1896, l’arc réflexe constitue le modèle scientifique, stimulus-réponse, auquel Freud se réfère. L’accent est mis sur la mesure de la réponse d’un organisme vivant en fonction de la quantité d’excitation. Quantité est l’un des termes-clés de ce texte. Deux postulats organisent la psyché. Le principe d’inertie vise à maintenir les tensions le plus bas possible et le principe de constance à maintenir les tensions à un niveau tel que les nécessités de la vie (Not des Lebens [2]) soient prises en compte.
20Comment s’origine un sujet, comment s’origine l’humanité, sont les questions qui sous-tendent cette construction freudienne.
21Je lis Befriedigungserlebnis, l’expérience de satisfaction, avec sa double acception, satisfaction et apaisement comme une mise en scène des processus primaires, une écriture, une topologie de l’inconscient.
22Le petit d’homme est tout d’abord (zunächst), impuissant (unfähig), devant les manifestations somatiques. L’accumulation des tensions endogènes nécessite une décharge, Abfuhr, par voie motrice. Les termes allemands, die Abfuhr et le verbe abführen signifient aussi rejeter, repousser, détourner, évacuer, éconduire… Cela permet d’entendre la diversité des voies que l’infans peut ou pourra emprunter face aux tensions endogènes.
23Au début, l’infans emprunte des voies modifiant l’intérieur du corps, expression d’émotions, cris, réactions vaso-motrices… Toutefois, la tension, Spannung, demeure inchangée. Les excitations endogènes, Reiz, continuent d’agir et la tension perdure.
24Reiz comporte une connotation de séduction mais signifie aussi graver, ce qui renvoie à l’idée du marquage par les excitations, à leurs traces dans la mémoire. Le soulagement, Reizaufhebung, n’est possible que grâce à une intervention, Eingriff, qui calme pour un temps la tension corporelle interne, intervention qui requiert une modification du monde extérieur, apport de nourriture, proximité de l’objet sexuel. Il s’agit d’opérer une action spécifique. L’organisme humain est d’abord incapable de conduire cette action spécifique. C’est par une aide étrangère (fremde Hilfe), par l’intervention d’un individu expérimenté (erfahrenes Individuum) et attentif à l’état de l’enfant, par exemple à ses cris, que s’effectuera cette action. Freud désigne là à la fois la fonction d’appui et celle d’étrangeté de cet Autre primordial, attentif. Notons l’insistance de Freud sur le caractère attentif, aufmerksam, trait nécessaire chez cet Autre.
25Cette voie de décharge, Abfuhrbahn, acquiert ainsi une fonction secondaire très importante, celle de la compréhension mutuelle, Verständigung, je dirai aussi accord sur un sens commun, une sorte de langue des signes.
26Lorsque l’individu secourable, hilfreiches, a effectué le travail de l’action spécifique dans le monde extérieur pour l’enfant démuni, hilflos, celui-ci est en mesure, grâce à une organisation réflexe, de réaliser dans son corps ce qu’exige la suppression de l’excitation endogène, Reizaufhebung.
27Cela représente une expérience de satisfaction – apaisement, Befriedigungserlebnis, « qui a dans le développement de l’individu les conséquences les plus marquantes (eingreifende) : mémoire de l’expérience et mémoire de l’objet secourable s’inscrivent dans les réseaux de neurones de cet infans autarcique [3] ».
28Mémoire au sens de mnémè, mémoire inconsciente et organique, engramme.
29« Dès la réapparition de l’état de tension ou de désir, la charge, Besetzung, se transmet aux deux souvenirs et les ranime, beleben. L’image du souvenir de l’objet, Objekterinnerungsbild, anime le désir, Wunschbelebung. Cette réaction fournit quelque chose d’analogue à la perception, une hallucination. Si une action réflexe survient alors, cela ne sera pas sans déception. Déception inscrite structuralement et dès l’origine dans la vie [4]. »
30Si l’expérience de satisfaction rend compte de la levée des excitations endogènes par l’individu secourable, le Schmerzerlebnis [5] (vécu, expérience de la douleur) rend compte des avatars concernant cette Verständigung, compréhension, entre das Hilflose et das hilfreiche Individuum, entente entre l’individu démuni et l’individu secourable.
31La mémoire, nous dit Freud (force persistante d’un Erlebnis, vécu), dépend de la force de l’impression, Grösse des Eindrucks, et de la répétition de la même impression. L’irruption depuis l’extérieur de quantités excessives dans le système neuronique fait advenir une douleur qui laisse derrière elle un frayage, à la manière d’un coup de foudre. Freud distingue le déplaisir, provoqué par des tensions internes, de la douleur, provoquée par des intrusions externes.
32À cette époque de la construction freudienne, le Moi est une instance qui peut entraver le passage des quantités d’excitation. Il se débarrasse des charges au moyen de la satisfaction, il empêche par des barrières les expériences douloureuses. Mais, dit Freud, il est deux situations où le Moi risque de tomber dans une détresse et un ravage, Hilflosigkeit und Schaden :
- lorsque le Moi en proie à quelque désir investit à nouveau le souvenir d’objet, Objektserinnerung, puis déclenche le processus de décharge alors que l’objet n’est pas réellement présent, n’existant que dans l’imagination, Phantasievorstellung. Car dit Freud, pour le Moi, la perception et la représentation sont indifférenciées ;
- lorsque le Moi ne peut saisir l’indice qui permettrait d’attirer l’attention sur le réinvestissement d’une image mnémonique hostile, donc ne peut investir des frayages latéraux pour éviter le déplaisir et la nécessité de se défendre. Alors le déplaisir sera immense et la défense primaire excessive.
33Dans ce modèle scientifique, Hilflosigkeit, terme du langage banal est un Erlebnis au sens d’un vécu, d’un éprouvé, de sensations.
34Il fait effraction dans un monde conceptuel abstrait, il introduit du corps charnel, Leib, et par là, troue le tissu neuronique, marquant une hétérogénéité, il écrit un écart.
35Comme le refoulement originaire, Urverdrängung, l’être dans la détresse, der Hilflose, implique un sujet.
Le champ clinique
36Elisabeth von R. [7] associe à Hilflosigkeit, impuissance, solitude et effroi.
37Cette jeune femme de 24 ans souffrait, depuis deux ans, d’une fatigue douloureuse dans les jambes. Une série de malheurs s’était abattue sur cette famille avec la mort du père, puis celle de sa deuxième sœur, morte lors d’un accouchement.
38Enfant, Elisabeth tenait lieu pour son père de fils et d’ami, diese Tochter ersetzte ihm einen Sohn und einen Freund.
39Le père tomba malade puis mourut.
40Elisabeth se consacra à sa mère maladive (die überlebende Mutter, la mère survivante).
41Le mariage de sa sœur aînée avec un homme sans égards pour sa mère plongea Elisabeth dans une déception douloureuse quant à la reconstruction du bonheur familial. À cette occasion, elle éprouva clairement son Hilflosigkeit, son impuissance à offrir un recours de bonheur à sa mère.
42L’été suivant, les familles se retrouvèrent pour un séjour balnéaire. À ce moment-là, les douleurs et la faiblesse d’Elisabeth apparurent (ausbrechen).
43Sa sœur bien-aimée mourut. Son beau-frère inconsolable s’éloigna de la famille de sa femme. Déçue, douloureuse, seule, Elisabeth resta avec sa mère.
44Plusieurs scènes vont articuler mort et désir.
45Lorsqu’on ramena le père qui venait d’avoir une crise cardiaque, elle resta debout, comme enracinée par l’effroi, Sie blieb im Schreck wie angewurtzelt stehen.
46À cette scène elle associa la scène d’effroi, Schreck im Stehen, lorsqu’elle fut debout, comme captivée, fascinée devant le lit de sa sœur morte, Sie stand wie gebannt an dem Bette der toten Schwester.
47« La fascination est la perception de l’angle mort du langage [8]. »
48Et puis cette scène : par un bel après-midi, une promenade en aimable compagnie fut organisée.
49Elle s’y rendit seule avec son beau-frère. Elle se trouvait sur la même longueur d’onde, im Einklange, pour tout ce qu’il disait et souhaitait ardemment posséder un homme semblable à lui, einen Mann besetzen.
50Elle revint fatiguée, éprouvant de violentes douleurs. Douleurs physiques associées à la douleur psychique devant le contraste entre sa solitude, Vereinsamung, et le bonheur conjugal de sa sœur.
51Quelques jours plus tard, sœur et beau-frère étant partis, elle se sentait nostalgique et d’humeur nerveuse. Elle se leva tôt le matin et grimpa sur une petite colline à l’endroit où ils s’étaient retrouvés ensemble. Ses pensées retrouvèrent sa solitude, le destin de sa famille et… le désir ardent, der heissen Wunsch, d’être aussi heureuse que sa sœur avec un homme.
52Chaque récit de sa cure se terminait par le fait d’avoir éprouvé un douloureux sentiment de solitude, sie habe ihr Alleinstehen schmerzlich empfunden. D’autre part, elle ne se lassait pas de répéter que le plus douloureux était un sentiment de Hilflosigkeit noué à la sensation de rester clouée sur place, Sie komme nicht von der Stelle. Hilflos devant un désir et son interdit que le symptôme met en scène.
53Et enfin, l’idée de sa sœur morte associée à cette pensée : maintenant il est à nouveau libre et je peux devenir sa femme, jetzt ist er wieder frei und ich kann seine Frau werden.
La personne secourable, Die Hilfende Person ?
54Personne secourable, personne étrangère, autre semblable, Nebenmensch, l’Autre primordial peut infliger excès, privation, méconnaissance de ses besoins à l’infans.
55Cet autre se constitue alors comme objet trop présent, trop absent, objet en trop de toute façon.
56Dans sa détresse (in seiner Hilflosigkeit), l’enfant est à la merci des adultes qui n’ont aucun scrupule à satisfaire leurs besoins sexuels sur eux [9]. Ce texte a une résonance particulière pour moi dans la mesure où il m’arrive d’accueillir des enfants placés à l’ase, enfants, ayant pour la plupart, subi de telles violences. Voici dans quels termes s’exprime Freud : « D’un côté, l’adulte qui ne peut se soustraire à la part de dépendance mutuelle résultant nécessairement de toute relation sexuelle, mais, qui lui, est armé de l’autorité absolue et du droit de punir, et qui peut échanger un rôle contre l’autre afin de satisfaire librement ses humeurs, de l’autre côté, l’enfant sans recours, hilflos, à la merci de cet arbitraire, prématurément éveillé à toutes les sensations, exposé à toutes les déceptions, souvent interrompu dans la pratique des actes sexuels… par sa maîtrise imparfaite des besoins naturels, toutes ces incongruités tragiques impriment dans le développement futur de l’individu et de sa névrose, un nombre incalculable d’effets durables qui mériteraient d’être étudiés dans les moindres détails [10]. »
57Cette question est reprise dans quelques « Mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », malgré l’abandon de la théorie de la séduction [11].
58« Je connais un homme qui souffrait cruellement d’accès de jalousie et qui […] endurait les pires tourments dans la permutation (Versetzung) consciente avec la femme infidèle.
59Die Hilflosigkeit qu’il éprouvait alors, les images qu’il trouvait pour son état – c’est comme s’il avait été livré, tel Prométhée, à la voracité d’un vautour ou jeté enchaîné dans un nid de serpents –, lui-même les rapportait à l’impression laissée par plusieurs attentats (Angriffe) homosexuels qu’il avait subis étant jeune garçon. »
60La langue allemande dit, Angriff, attentat, et Eingriff, intervention, par la hilfende Person. Cette proximité sémantique permet d’entendre la dimension intrusive, l’énigme du désir et de la jouissance de cette hilfende Person.
61Notons la dimension intrusive et traumatique de l’Autre par qui advient également tout sujet.
62En 1915, Freud pose l’Hilflosigkeit comme cause de l’entrée dans le lien à l’autre [12] : « Une partie des pulsions sexuelles est apte à cette satisfaction autoérotique et se prête donc à être le porteur du développement qui s’opère sous la domination du principe du plaisir.
63Quant aux pulsions sexuelles qui exigent d’emblée un objet et aux besoins des pulsions du Moi qui ne peuvent jamais être satisfaites de façon autoérotique, ils ne peuvent que troubler cet état et préparer la progression. De fait, l’état originaire narcissique ne pourrait connaître ce développement si chaque être individuel ne passait par une période de Hilflosigkeit et de soins pendant laquelle ses besoins pressants sont satisfaits par l’intervention de l’extérieur et ainsi préservés de tout développement… du principe de plaisir. »
64Sans cet état originaire qu’est l’Hilflosigkeit, la nécessité du lien à l’Autre serait abolie.
65Si l’Hilflosigkeit fonde le lien à l’Autre et, dans le même mouvement, l’advenue du sujet, la séparation a pour effet l’angoisse, masque ou défense contre l’Hilflosigkeit dont l’émergence reste possible à certains moments.
66Associée à l’entente mutuelle, cette rencontre première de l’infans avec la personne tutélaire (helfende Person), la « Hilflosigkeit primitive est la source originaire (Urquelle) de toutes les motivations morales » dit Freud dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, puis dans Malaise dans la civilisation.
67Propos énigmatique qui s’explicite dans Malaise dans la civilisation. On peut y lire que le nourrisson, hilflos, cherche l’accomplissement de tous les souhaits des contes de fées. Le mal n’est pas ce qui est nuisible ou dangereux, il est même souhaité et lui procure du contentement, voire de la jouissance, Schadenfroh.
68Quelle est l’influence étrangère, se demande Freud, qui pousse au bien, c’est-à-dire à l’inhibition quant aux buts de la pulsion de mort et de ses rejetons ?
69L’extrême dépendance aux autres liée à la Hilflosigkeit, l’angoisse devant la perte de leur amour, la surpuissance de ces autres qui pourraient punir, poussent l’enfant à ce renoncement.
Hilflosigkeit et angoisse
70L’angoisse chez l’enfant se manifeste lors de l’absence de la personne aimée, das Vermissen der geliebten, ersehnten Person, ardemment désirée, la mère, un objet tenu en haute estime, geschätztes Objekt [13].
71L’état originaire du petit d’homme redouble l’état originaire de l’humanité et serait donc une sorte de mémoire, un héritage de la généalogie, de l’espèce humaine. « Il n’est pas étonnant que l’enfant éprouve de l’angoisse en présence de nouvelles personnes, de nouvelles situations, de nouveaux objets. Nous expliquons sans peine cette réaction par sa faiblesse et son ignorance. Nous attribuons donc à l’enfant un fort penchant pour l’angoisse réelle et trouverions tout à fait naturel… de dire que l’enfant a apporté cet état d’angoisse en venant au monde à titre de prédisposition héréditaire. L’enfant ne ferait que reproduire l’attitude de l’homme primitif, der Urmensch, et du sauvage qui, en raison de leur ignorance et de leur Hilflosigkeit éprouvent de l’angoisse devant tout ce qui est nouveau, devant des choses qui nous sont aujourd’hui familières et ne nous inspirent plus la moindre angoisse [14]… »
72Lorsque perdurent Hilflosigkeit et Minderwertigkeit, détresse et dévalorisation, jusque dans l’âge mûr, alors il s’agirait de névrose.
73L’angoisse originaire, Urangst, est liée dans ce texte au traumatisme de la naissance. Freud y parle « de sédiments d’événements traumatiques [15] » convoqués dans toute nouvelle situation de séparation ou d’absence.
74Se séparer, c’est être livré sans recours, hilflos, à une tension déplaisante liée aux besoins, Bedurfnisspannung, comme lors de la naissance nouée à la perte irrémédiable du monde intrautérin. Cette perte implique donc un danger réel, Realgefahr, liée à la détresse biologique et matérielle et un danger pulsionnel inconnu, Triebgefahr, lié à un accroissement excessif des tensions internes. Ce nouage, Verknüpfung, entre danger réel et pulsionnel est nommé traumatique par Freud. L’angoisse sera alors d’une part l’Erwartung du trauma, d’autre part eine gemilderte Wiederholung desselben, c’est-à-dire l’attente du trauma et aussi sa répétition atténuée [16].
75Dans les deux perspectives – perte de l’objet et signal d’alarme –, l’angoisse apparaît comme le produit de la détresse psychique, psychische H, corrélative de sa détresse biologique, biologische H, que Freud désigne parfois par détresse motrice, motorische.
76Le danger de la détresse psychique correspond à l’immaturité du moi, le danger de la perte d’objet correspond à la dépendance des premiers instants de l’enfance, le danger de castration à la phase phallique et l’angoisse devant le surmoi à la période de latence. Mais toutes ces situations de danger et toutes ces conditions déterminant l’angoisse, Angstbedingungen, peuvent persister côte à côte et inciter le moi à l’angoisse, même à des époques postérieures.
77De même, les désirs archaïques maintenus dans l’inconscient se réactualisent dans les névroses et/ou sont transformés en rejetons.
78Lorsque l’instance parentale dont elle craignait qu’elle ne procède à la castration devient impersonnelle, le danger devient lui-même plus indéterminé, unbestimmt, objektlos. L’angoisse de castration devient angoisse sociale. La forme ultime que prend cette angoisse devant le surmoi est l’angoisse de mort (angoisse pour la vie), l’angoisse devant le surmoi projeté dans les puissances du destin qui pourraient abandonner.
79Sans cesse, l’énigme de la mort, les catastrophes naturelles, les maladies inconnues rappellent aux humains leur Hilflosigkeit. Dans L’avenir d’une illusion, Freud fait dériver son argumentation concernant la croyance religieuse de la détresse infantile à la détresse adulte [17].
80Dans cet écrit, das hilfreiche Individuum se transfère sur le père à la fois protecteur, appui par sa force mais aussi hostile et dangereux par rapport à la relation primitive avec la mère. La Hilflosigkeit de l’enfant restera présente chez l’adulte. Un des recours au-delà de toute Kulturarbeit, ce sont les dieux.
81« La détresse humaine demeure et avec elle la nostalgie du père (Vatersehnsucht) et des dieux [18]. » Toutefois pour Freud, l’illusion n’est pas une erreur, elle est dérivée des désirs humains.
82Que se passerait-il pour l’adulte renonçant à une telle illusion ? « Il sera contraint de s’avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l’ensemble de l’univers, il ne sera plus le centre de la création, l’objet des tendres soins d’une Providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu’un enfant qui a quitté la chaude maison paternelle pour s’aventurer dans un univers hostile [19]. »
83Quelles issues pour ce sujet démuni, hilflos, si les dieux sont morts, et devant l’indigence du monde ?
84Dans Malaise dans la civilisation, Freud développe quelques réponses face à la détresse originaire d’un sujet.
85Quelles sont les constructions adjuvantes, Hilfskonstruktionen réalisables par l’humain ?
86Quelles qu’elles soient, le travail psychique et intellectuel, la joie de l’artiste à créer, celle du chercheur à trouver, donnent un plaisir moins intense que l’assouvissement sauvage des pulsions, ces sublimations les détournent quant au but.
87Ce plaisir n’ébranle pas notre corporéité mais si le corps propre devient source de souffrance ce plaisir peut s’amenuiser.
88Quelles autres Hilfskonstructionen ?
89Freud repère que de puissantes diversions (mächtige Ablenkungen) nous permettent de faire peu de cas de notre misère (Elend) ; des satisfactions substitutives (Ersatzbefriedigungen) la diminuent, des stupéfiants (Rauschstoffe) nous y rendent insensibles.
90Bien sûr, la religion, l’amour mystique, la passion amoureuse constituent d’autres voies pour pallier la détresse de l’humain. Elles ont un trait commun, faire de l’un avec un tout, eins-sein mit dem all [20]. Abolir la frontière entre Moi et l’objet [21].
91Certains rêves ne construisent-ils pas une passerelle du bord de l’Hilflos vers un ailleurs ?
92La traversée d’un tel moment a eu comme effet, dans un nouage transférentiel particulier, un rêve. Dans un espace inconnu, le sol est jonché de cadavres. L’analysante accompagnée de son ami et de l’analyste veut franchir cet espace fait de sable mouvant. Marcher sur les cadavres lui permet de traverser. L’analyste a disparu.
93Sur les lieux de la sidération, de l’Hilflosigkeit, de l’angoisse, un rêve… si l’analyste accompagne un sujet jusque-là, il peut disparaître.
Hilflosigkeit, unheimlichkeit, détresse et inquiétante étrangeté
94Je suis donc retournée dans ma langue à la fois si familière et si étrangère aujourd’hui, ce qui n’est pas sans m’évoquer « l’inquiétante étrangeté » si bien contée par Freud dès 1919 [22]. Le terme Hilflosigkeit apparaît là dans le contexte d’un souvenir.
95Cela se passait dans une petite ville en Italie par une chaude après-midi d’été. Alors qu’il traversait des rues vides, Freud atterrit dans un lieu dont le caractère ne laissait aucun doute. On n’y voyait que des femmes fardées aux fenêtres. Il se hâta de quitter l’étroite ruelle par une rue latérale. Mais après avoir erré un moment, il se retrouva soudain dans la même rue où il commença à susciter une certaine curiosité. Son éloignement hâtif eut comme effet qu’après un nouveau détour, il s’y retrouva une troisième fois. Alors, un sentiment qu’il ne peut qualifier que d’étrange, unheimlich, le saisit. Il fut heureux, renonçant à ces trajets-découvertes, de retrouver la Piazza abandonnée.
96Le retour au même point (Wiederkehr) non intentionnel (unbeabsichtig) a comme effet un sentiment de détresse et d’inquiétante étrangeté, noués (verknüpft).
97Unheimlich, je le rappelle, est ce qui aurait dû rester secret, refoulé, dans l’ombre et qui se montre au grand jour.
98La Hilflosigkeit s’éprouve dans le contexte d’un retour non intentionnel. À son insu, le sujet est ramené à la même place (une des nominations du Réel chez Lacan).
99À son insu, le sujet retourne sur les lieux des femmes fardées. Est-ce un attrait, l’ombre d’un désir ? Et dans le même mouvement, leurs regards mettent en scène cet Autre intrusif, cause à la fois d’une pulsion, Reiz, et d’effroi. La répétition le plonge dans ce temps du jadis de l’infans hilflos, d’autant que la scène se passe en silence par une chaude après-midi d’été. Consciemment, le sujet voulait s’éloigner, l’angoisse qui aurait pu être une protection avec de l’attente ne se produit pas, c’est la surprise, la tuchè.
100En effet, l’attente, Erwartung, angoissée implique une pensée, des représentations. Freud parle de répétition atténuée du trauma, cette rencontre, pour lui, d’un danger pulsionnel et d’un danger réel.
101L’allemand dispose de deux termes pour dire l’attente.
102Erwartung, attente tendue, er accentue warten, veiller sur, prendre soin, attendre.
103Abwartung, attente dans l’expectative, ab désigne l’éloignement comme ableben, mourir.
104Freud a quitté sa piazza, un Heim.
105Pour désigner le retour, l’allemand dispose également de deux termes. Heimkehr, retour chez soi au sens d’un demi-tour, d’une volte-face.
106Heimkunft, arrivée à destination. Il y a un écart entre ce qu’on croit trouver et ce qu’on trouve, écart qui se situe également dans le temps.
107Wiederkehr, formé comme Heimkehr, retour à la même place.
108Zukunft formé comme Heimkunft, avenir.
Notes
-
[1]
B. Cassin (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Le Seuil, Le Robert, 2004, p. 131.
-
[2]
S. Freud (1885), « Entwurf einer Psychologie », Gesammelte Werke, Nachtragsband, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1987, p. 390. En français, « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1979, traduit de l’allemand par A. Berman, p. 337.
-
[3]
Ibid., p. 410 ; en français, p. 336.
-
[4]
Ibid., p. 412 ; en français, p. 338.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid., p. 426 ; en français, p. 348.
-
[7]
S. Freud (1893) « Studien über Hysterie », Gesammelte Werke I, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1977, p. 196 ; en français, « Études sur l’hystérie », Paris, puf, 1975, traduit de l’allemand par A. Berman, p. 106.
-
[8]
P. Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994, p. 9.
-
[9]
S. Freud (1896), « Zur Ätiologie der Hysterie », Gesammelte Werke, t. 1, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1977, p. 452. C’est moi qui traduis.
-
[10]
S. Freud (1896), « Étiologie de l’hystérie », dans Névroses, psychoses et perversions, Paris, puf, 1973, traduit de l’allemand par J. Laplanche, p. 106.
-
[11]
S. Freud (1921), Gesammelte Werke XIII, « Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht », p. 195. C’est moi qui traduis.
-
[12]
S. Freud, « Triebe und Triebschicksale », Gesammelte Werke X, 1915, p. 227 ; en français « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essai », 2003, traduit de l’allemand par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, p. 36, note.
-
[13]
S. Freud (1916-1917), « Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », Gesammelte Werke XI, Frankfurt, S. Fisher Verlag, 1973, p. 421 ; en français, Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003, traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, p. 493.
-
[14]
Ibid., p. 494.
-
[15]
Ibid., p. 411.
-
[16]
S. Freud (1926), « Hemmung, Symptom und Angst », Gesammelte Werke XIV, Frankfurt, S. Fisher Verlag, p. 197, p. 199. C’est moi qui traduis.
-
[17]
S. Freud (1927), L’avenir d’une illusion, Paris, puf, 1971, traduit de l’allemand par Michel Tort, p. 95.
-
[18]
Ibid., p. 25.
-
[19]
Ibid., p. 33.
-
[20]
S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1976, traduit de l’allemand par Ch. et J. Odier, p. 18.
-
[21]
Ibid., p. 15.
-
[22]
S. Freud (1919), L’inquiétante étrangeté, Paris, Gallimard, 1985, traduit de l’allemand par B. Féron, p. 241.