Notes
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[1]
Œdipe Roi, Sophocle, Tragédies complètes, Folio Classique, p. 209.
-
[2]
Œdipe Roi, Sophocle, Tragédies complètes, Folio Classique. Tirésias questionnera Œdipe : « Sais-tu seulement de qui tu es né ? – Tu ne te doutes pas que tu es en horreur aux tiens, dans l’enfer comme sur la terre », p. 199.
-
[3]
Héraclite, Fragment 93, Les écoles présocratiques, folio essais, p. 87. Il est plus intéressant de traduire le dernier syntagme du fragment : « … alla semenei » (« mais signifie »), par « mais produit des signes » ou « mais fait signe ». Faire signe est en effet plus ouvert et énigmatique que signifier. Semeion en grec renvoie à « sema » qui est un signe qui vient d’en haut, des dieux, et qui est énigmatique.
-
[4]
Sorti du ventre (ceste) maternel.
-
[5]
F. Nieztsche, Naissance de la tragédie, et Plutarque, Consolatio ad Apollonium, 27.
-
[6]
Héraclite, Fragment 60, Les écoles présocratiques, folio essais, p. 80.
-
[7]
Apollodore, Œdipe et le Sphinx, Bibliothèque, III, 5, 8, trad. Ugo Bratelli : « ??????? ? ???? ???? ????? ????????? ??? ?????? ??? ??????? ??????? »
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Œdipe Roi, Sophocle, Tragédies complètes, Folio Classique, p. 194.
-
[10]
Ibid., p. 200.
-
[11]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, p. 178.
-
[12]
Ibid., p. 179.
-
[13]
Ibid., p. 180.
-
[14]
Ibid., p. 179.
-
[15]
Néologisme qui condense le verbe transférer et le nom création, pour signifier un transfert de savoir qui s’opère seulement avec une production ex novo de connaissance.
-
[16]
Héraclite, Fragment 123, Les écoles présocratiques, folio essais, p. 93
-
[17]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Le Seuil, 1975, p. 132.
-
[18]
A. Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Aubier psychanalyse, 2010. « Toute la question de la psychanalyse tient à ce que « ce qui cesse de ne pas s’écrire (le signifiant nouveau) » puisse garder la fraîcheur contingente de sa nouveauté, c’est-à-dire ne pas s’instituer dans la survenue d’une rigidité où ce nouveau signifiant se transforme en un signifiant surmoïque instaurateur d’une loi où, de façon nécessaire, « ça ne cesse pas de ne pas s’écrire » », p. 257.
-
[19]
Beaufret, dans « Séminaire du Thor », p. 432.
Rappeler, clamer les principes universels : « Liberté, égalité, fraternité »
1La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a été un acte révolutionnaire sans précédent, et en même temps le début d’un long processus d’humanisation de toute société civile, procès qui est encore en marche et qui demande le soutien insistant et courageux de chacun d’entre nous. Pour que les droits de l’homme deviennent opérants partout dans le monde, il serait nécessaire qu’une majorité de citoyens les reconnaisse et les affirme. C’est pourquoi la question de leur transmission paraît essentielle. Comment donc enseigner les droits de l’homme ? Une déclaration solennelle des principes humanistes et universels semble ne pas suffire à assurer leur transmission. Le fait de mettre au clair, sur une feuille blanche, par écrit, les droits naturels ne garantit pas qu’ils soient reconnus par tous, dans le monde, ni qu’ils soient entendus par tous les esprits, devenant ainsi patrimoine culturel partagé par l’humanité, et opérant au niveau politique. Le but du colloque, que l’association Insistance a organisé les 20 et 21 novembre 2008, au siège central de l’Unesco, à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, était de rappeler d’une manière nouvelle que les droits de l’homme sont un combat, qui sera un jour gagné seulement si les femmes et les hommes continuent de les rappeler. Nous pensons que pour gagner ce défi il faut inventer des nouvelles stratégies culturelles : il ne suffit pas de rappeler les principes des droits de l’homme « Liberté, égalité, fraternité » ni de les clamer dans les meetings politiques si nous ne nous interrogeons pas sur les formes d’une nouvelle transmission. Nous pourrions encore déclamer les droits de l’homme dans les théâtres et dans les colloques ; clamare, en latin, signifie appeler, et la racine « clam » signifie caché ; « clam esse » signifie demeurer caché.
2Et cela parce qu’on appelle seulement ce qui n’est pas là, ce qui est caché. Derrière le rideau d’une scène de théâtre, quelque chose se cache et, appelée par le public, se donne parfois comme présence. Au-delà de la surface maculée d’un tableau quelque chose se dérobe à la vue et à notre compréhension. Comment apprendre à saisir ces formes ? Comment les entendre et les transmettre ? Comment transmettre l’universel ? Et qu’en est-il de la transmission des principes des droits de l’homme ? Autant d’interrogations qui renvoient à des questions plus essentielles encore : Qu’est-ce qui, dans le savoir, est transmis ? Et selon quelles procédures ?
Œdipe, l’énigme du savoir et de sa transmission
3Pour la psychanalyse, le savoir est une énigme qui renvoie à une parole obscure laissant toutefois entendre quelque chose susceptible d’être interprétée et de nous rapprocher ainsi d’une vérité. Pour le monde grec, cette parole énigmatique nous parvient des dieux par la médiation des oracles. « Qui suis-je ? », demanda Œdipe à l’oracle. La Pythie répond : « Tu es celui qui tuera son père et épousera sa mère ! » Quand Œdipe rencontre Laïos, au croisement de deux chemins [1], il ne sait pas que l’homme qui est en face de lui est son père. Pourtant il connaît déjà la vérité de son destin, puisque l’oracle de Delphes la lui a prédite : « Tu es celui qui tuera son père et épousera sa mère. » Pourtant, Œdipe est incapable d’interpréter la parole énigmatique de l’oracle. Il n’est pas en mesure de la recevoir, de réélaborer le savoir dont elle est porteuse, de l’utiliser pour changer sa destinée. S’agit-il d’un défaut de transmission ou d’un défaut de réception ? Le fait de connaître une vérité ne nous garantit pas de pouvoir l’intégrer à notre expérience et d’en faire un savoir capable de diriger nos choix. Œdipe apprend de l’oracle que son destin est de tuer son père. En recevant cette parole, il aurait pu se demander qui était son père [2]. Il ne peut pas soupçonner que cet homme qui lui fait face et qui lui barre le chemin est son géniteur et cela parce que, pour lui, le signifiant père est collé à quelqu’un d’autre qui s’appelle Polybe, qui l’a élevé comme un fils, mais qui n’est pas son père biologique. La vigilance n’est pas le souci d’Œdipe : la parole de l’Oracle ne le met pas en alerte.
4Œdipe aurait pu se demander aussi de quel droit un homme, fusse-t-il un prince, peut tuer un autre homme qui lui barre la route. En tuant cet homme inconnu qui croise son chemin, il tue quelque chose de l’humain qui est en lui et dont il est fils ; il va contre le droit naturel qui interdit tout meurtre. Œdipe est un assassin, son acte criminel est la conséquence de l’acte infanticide commandité (et pas exécuté), par Laïos : ce meurtre symbolique l’a séparé de son père et de sa mère. Laïos et Jocaste entendent à la lettre les mots de l’oracle : « Il tuera son père ; il épousera sa mère. » Ces mots sont avant tout des signes. Comme nous le dit Héraclite : « Le prince dont l’oracle est à Delphes, ne parle pas, ne cache pas, mais signifie [3]. » Le dieu Apollon ne parle pas, ne cache pas, mais il fait signe à travers la voix de l’oracle. Ces signes sont l’énigme que les parents d’Œdipe ont mal interprétée.
5La psychanalyse avec Freud, des siècles plus tard, s’essayera à donner une nouvelle interprétation à l’énigme posée par ce mythe. L’oracle de Delphes ne prédit pas le futur, mais il fait simplement signe : ainsi il veut faire entendre quelque chose de la relation à trois entre père, fils et mère. Il tuera son père et épousera sa mère, doit être entendu au-delà de la lettre, métaphoriquement. Car il est dans l’ordre des choses que le fils soit, d’une part, dans une position de conflit, d’opposition avec le père, et, d’autre part, dans une situation de compétition où il est voué à garder l’objet d’amour maternel. À bien voir, le destin du fils est de survivre au père et, à mesure que l’enfant grandit le père décline, vieillit, puis meurt. L’amour entre mère et fils ne pouvant être sexué, du fait de l’interdit de l’inceste, il est donc nécessairement ambigu, incestueux puisque « décestueux [4] ». Comment une fois séparé de la mère ne pas être attiré vers son origine, qui est le moment du départ de la vie, et de conjonction avec la mort qui a précédé ?
6Le pessimisme grec, dont l’un des exemples est le mythe du sage Silène, percepteur de Dionysos, nous permet d’interpréter autrement le sens du geste homicide de Laïos et de Jocaste : à la question du roi Midas : « Quelle est la chose meilleure et désirable pour l’homme ? », le sage Silène répond que « cela serait préférable, pour l’homme de ne pas être né (To mé ghenesthai), et en deuxième lieu le mieux est de mourir vite (Apothanein os tachista) [5] ». Impossible d’entendre quelque chose de la sagesse grecque, sans comprendre son origine tragique. Si nous allons au bout de cette perspective nihiliste que nous suggère Silène, alors l’infanticide opéré par Laïos avec le consentement de Jocaste pourrait être la métaphore d’une terrible vérité : venir au monde signifie recevoir en même temps la vie et la mort, « La route, montante descendante Une et même [6] » comme le souligne le célèbre fragment d’Héraclite. Vie et mort seraient donc intimement liées, chaque procréation serait en même temps et naturellement, un infanticide.
7Le mythe d’Œdipe veut nous signifier (faire signe) que tout geste créateur est en même temps geste destructeur. Les parents d’Œdipe, en lui donnant la vie, lui font cadeau en même temps de la mort. Laïos n’échappera pas à ce destin d’être mortel. Il donne la vie et la mort à Œdipe qui, en naissant, le rend père : il le crée comme géniteur. Il le tuera comme homme et, sans le savoir, comme père pour ensuite le remplacer comme mari de Jocaste, sa mère, et comme roi de Thèbes. Ainsi Œdipe réalise, à son insu, une terrible vengeance pour avoir reçu de ses parents le cadeau empoisonné : la vie et la mort.
8Par ailleurs, cette ambivalence rend la position d’Œdipe particulièrement difficile et inconfortable ; puisqu’il se trouve comme tout enfant « entre deux » : il est partagé, tiraillé entre le père et la mère, entre l’amour et la haine qui le lie et le sépare de chacun d’eux. Lié et en même temps séparé au/du sens symbolique, du réel de la voix, du signifié et du signifiant. Tuer son père peut être entendu comme un geste qui vise à tuer le signifié pour épouser le signifiant. Œdipe tue Laïos, après avoir quitté Polybe, et ainsi se sépare du signifié « père » le met dans une dépendance insoutenable qui inhibe son action. Son geste de séparation lui permet d’affronter l’énigme posée par la Sphinx, de devenir roi et d’épouser sa mère Jocaste. Cette dialectique nous apparaît comme la mise en mouvement d’une structure langagière complexe qui permet la destruction et la reconstruction du sens, son articulation, son renouvellement, et l’entrée dans le nécessaire mouvement de l’interprétation. Il n’y a pas de langage sans meurtre, séparation, négation du sens, dans sa duplicité et son opposition signifiant/signifié.
9Nous avons montré qu’il n’y avait pas une réponse univoque à l’énigme posée par la Pythie. Or, c’est peut-être l’erreur d’Œdipe qui répond trop vite à la question du Sphinx : « Quel être est pourvu d’une seule voix, qui a d’abord quatre jambes, puis deux jambes, et trois jambes ensuite [7] ? » Le prince de Corinthe répond : « C’est l’homme qui marche à quatre pattes enfant, sur ses deux pieds une fois adulte et avec un bâton une fois devenu vieillard [8]. » Cette réponse naïve, rapide et univoque précipite la Sphinx, créature au corps de lion et au buste de femme, dans le précipice et libère Thèbes de la peste, mais elle dérobe la ville de son énigme. La peste est vaincue, mais le savoir d’Œdipe et des Thébains est figé dans une réponse qui empêche tout questionnement. Œdipe n’a pas entendu la première question posée par la Sphinx : « Quel être est pourvu d’une seule voix ?… » Comme si cette voix singulière et énigmatique était pour lui un signifiant inaudible. C’est pourquoi le savoir d’Œdipe arrive à s’appliquer à la destiné de l’homme en général, mais échoue lorsqu’il s’agit de sa propre histoire.
10La tragédie grecque et la psychanalyse s’intéressent au mythe d’Œdipe parce que celui-ci permet d’interroger toute origine, et l’origine du savoir : là ou surgit la parole oraculaire qui fait vibrer le signifiant primordial.
11C’est de cela dont parle le sage Tirésias quand il dit à Œdipe : « Hélas ! hélas ! qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède ! Je ne l’ignorais pas ; mais je l’ai oublié. Je ne fusse pas venu sans cela [9]. » Ce savoir accroché au signifiant primordial est cette « vérité oublié » « qu’on n’ignore pas ». Il s’agit de l’oxymoron primordial, que Tirésias formule ainsi, juste avant de dire à Œdipe la terrible vérité : « Ce jour (de vérité) te fera naître et mourir à la fois [10]. » L’homme vient au monde avec ce savoir ignoré qui pourtant le constitue et le structure : « … Je ne fusse pas venu sans cela. »
Apprendre l’inconscient
12Le but d’un enseignement n’est pas l’apprentissage d’un contenu, mais plutôt l’initiation d’un élève à une formation complexe qui lui permettra d’apprendre à apprendre en toute autonomie. Un rat de laboratoire, nous dit Lacan dans le Séminaire Encore, peut apprendre, dans le labyrinthe où il est enfermé, à pousser sur le clapet pour arriver à ouvrir le passage qui lui permet d’arriver au but, et de saisir le fromage. « Le clapet est reconnu par un signe et l’appui de la patte sur ce signe est un signe aussi [11]. » Il y a donc apprentissage, puisque le rat semble reconnaître le signe, mais ajoute Lacan, ce rapport au signe est d’extériorité. Rien ne confirme qu’il puisse y avoir chez le rat compréhension du mécanisme qui aboutit à la poussée sur le bouton. L’expérimentateur ne pourra jamais constater que le rat non seulement trouve le truc, mais qu’il a appris la façon dont le mécanisme fonctionne. Le rat ne peut pas apprendre à apprendre ni à reproduire lui-même l’expérience, fut-elle avec un chat. L’expérience du labyrinthe doit être interrogée à partir du savoir inconscient de l’expérimentateur qui l’a pensé à partir du langage.
13Le savoir, donc, se trouve dans la langue, et nous pouvons le recevoir et le transmettre à partir du langage. La difficulté est de saisir la spécificité de cette faculté humaine qui nous sépare des animaux. L’individu est affecté de l’inconscient à travers le langage et il devient sujet à partir du signifiant qu’il crée : « Un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant [12]. » Le signifiant se définit à travers la discrimination avec un autre signifiant. La langue est produite par cette différence qui est rendue possible par un mécanisme encore mal connu, mis en œuvre par l’inconscient, qui nous apparaît comme une faculté capable de produire, reproduire, mémoriser des signes et de les transformer à travers un travail de différenciation, du sens, du signifié et du symbolique. Ce processus de production (séparation/union) qui n’existe pas chez les animaux est l’œuvre donc de l’inconscient qui semble réunir dans son action le corps (avec ses affects) et le logos. C’est donc par l’œuvre de l’inconscient que le signe de l’oracle devient interprétation dans le double mouvement de séparation et de réunion signifiant/signifié.
14Le signifiant est signe d’un sujet qui « n’est jamais que ponctuel et « évanuissant », car il n’est sujet que par un signifiant, et pour un autre signifiant [13] ». Le sujet se trouve à être (et seulement pour l’être parlant) un étant dont l’être est toujours ailleurs. Le sujet de l’inconscient a à faire avec cet être qui se déplace dans le réel et qui peut produire une interprétation sans fin.
15Pour la psychanalyse donc, la question de la transmission du savoir est strictement liée au langage et à ce qui le soutient : l’inconscient. Apprendre à apprendre est donc en rapport avec ce sujet de l’inconscient qui se déplace continuellement avec le réel qui est toujours, à chaque moment, en voyage et inaccessible. Enseigner signifie apprendre l’inconscient par l’inconscient, le former, le transformer.
La part intransmissible du savoir
16Le discours scientifique produit l’idée d’un savoir qui se transmet intégralement. C’est pour cela nous dit Lacan « qu’on fait des pieds et des mains pour le mesurer [14] ». Et on fait de l’évaluation le gendarme de la transmission. À partir d’un contenu déterminé, mesurable, on s’efforce d’évaluer combien de ce tout a été transféré du maître à l’élève. L’opération de transmission est considérée réussie, voire parfaite si la transmission est totale, sans reste.
17Mais comment évaluer un enseignement ? Le discours scientifique ne peut pas imaginer de renoncer à une unité de mesure précise : une sorte de cruche capable de transférer intégralement un contenu de savoir, pensé dans son état solide, d’un conteneur à un autre conteneur. Pour la psychanalyse, qui conçoit la matière du savoir comme un état psychique et donc protéiforme, l’instrument de mesure sera forcément imprécis et produira une perte qui n’est pas seulement nécessaire, mais, comme on le verra par la suite, utile à l’opération de transfert. Un instrument semblable à un filet de pêche à grandes mailles suffira au besoin pour mesurer, mais aussi pour transférer un quelconque savoir. Plus grandes seront les mailles du filet de mesure, plus grande sera la perte dans l’évaluation. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas eu transfert optimal du savoir.
18Le savoir ne se transmet pas d’une manière intégrale, et surtout jamais de la même façon puisque sa qualité et sa forme sont variables et indéterminées. Il y a au moins quatre fractions de savoir qui sont en jeux dans une transmission :
- un savoir qui est effectivement transféré et qui peut être mesuré ;
- un savoir qui a été transféré, mais qui n’a pas pu être mesuré ;
- un savoir qui n’a pas pu être transféré : il est perdu, il n’est pas arrivé à destination chez l’élève ;
- un savoir qui n’a pas pu être transmis, mais qui surgit du rien, produit par l’élève, par sa pulsion créatrice. Ce savoir a pu surgir grâce au fait que quelque chose dans le transfert a été perdu, en laissant un vide ; ce trou permet à l’élève de produire le savoir qui manque à l’appel ; un savoir qui est production et donc activité singulière qui permet à l’ensemble du processus de transmission de s’accomplir.
19Apprendre à apprendre est une expérience singulière que chacun crée d’une façon qui lui est propre, mais elle peut être induite par une transmission qui suggère et respecte cet espace de liberté du récepteur.
20Transmettre le savoir signifie d’abord enseigner à apprendre à apprendre, c’est-à-dire à recevoir ce qui nous est donné et à produire ce que nous ne pouvons pas recevoir directement et que nous devons créer en nous ex novo. Transmettre le savoir signifie donc créer les conditions pour que le savoir soit reçu et en même temps produit. Il y a dans la transmission une part d’intransmissible qui ne peut pas être transférée, simplement parce qu’elle ne se trouve pas là où l’on croit, et peut-être n’est pas ce qu’on pense qu’elle est. Elle n’est pas transférable puisqu’elle n’existe pas encore dans une forme qui peut être accueillie et reçue. J’appellerais « transcréation [15] », cette partie qui peut être transférée et reçue seulement une fois créée.
21Chaque savoir est toujours, en partie, savoir singulier et donc produit par qui le reçoit, même si c’est un savoir scientifique, puisqu’il est en symbiose avec un sujet qui le produit et le supporte au même moment. Transmettre un savoir signifie donc transmettre le transmissible, mais aussi faire en sorte que ce qui n’est pas transmissible puisse se reproduire. Le problème donc n’est pas de transmettre, de donner un savoir, mais de le recevoir. Comment faire pour qu’un savoir, soit reçu ? Comment faire pour donner et transmettre un savoir est une question subordonnée à une autre question, celle de savoir « comment peut-on recevoir le savoir ? », sachant que ce que l’on reçoit n’est pas tout le savoir. En effet, quand un savoir nous est transmis, nous le recevons sans la partie cachée, qui n’est pas transmissible et que nous devons donc trouver autrement, pour peut-être la reproduire.
La nature aime se cacher
22Dans l’Antiquité, on a surnommé Héraclite « l’obscur », car peu de gens parvenaient à saisir la portée universelle de ses paroles. Diogène Laërce attribuait au philosophe cette extraordinaire sentence qui soutient nos propos autour de la transmission du savoir : « Il faut s’étudier soi-même et tout apprendre par soi-même. » Selon Héraclite, la transmission du savoir passe par un double apprentissage : d’une part, il faut s’étudier soi-même, et d’autre part il faut apprendre par soi-même. Nous sommes invités donc à nous étudier d’abord nous-même puisque nous sommes l’instance qui permet de recevoir le savoir, et en même temps, nous aspirons à apprendre par nous même, par notre singularité qui nous permet de produire un savoir qui n’existe pas indépendamment de nous. Apprendre par nous-même renvoie à une création du savoir qui ne peut pas être transmise, puisqu’elle n’existe pas avant, hors de nous : puisqu’elle est produite à partir de rien. Elle est donc intransmissible : elle n’existe pas encore au début du processus d’apprentissage. « Phüsis kruptestai philei » nous dit encore Héraclite [16] dans un fragment qui a été traduit littéralement ainsi : « La nature aime se cacher. » Cette traduction a comme limite d’effacer la tension entre le mouvement actif d’éclosion propre à la « Physis » (nature) et le retrait en soi, le retour simultané en soi-même.
23Le terme grec Physis a été traduit en latin avec le mot « nature », dont l’étymologie rend bien l’idée de poussée, de naissance, de croissance, d’éclosion. Le mot kruptestai signifie cacher, mais aussi couvrir pour protéger, ou encore cacher pour soustraire aux regards. La nature donc, qui se montre dans un mouvement d’éclosion et de croissance, aime, en même temps se cacher aux regards. C’est la question de la perception de ce qui apparaît : se montrer et se cacher est le même mouvement. Le terme grec kruptestai peut être traduit en latin avec le mot abscondere, (caché à la vue) qui deviendra en italien, et déjà en tardo-latin, nascondere. Ce mot contient le verbe naître (dans sa forme du présent indicatif de la première personne, je nais : nasco). Nascondere signifie en même temps naître, s’éclore et cacher derrière un voile la vie dans son commencement. Naître (nascere) signifie entrer dans la scène de la vie et, en même temps, se cacher, se retirer de la scène. Quelque chose, donc, surgit à l’évidence (physis, nature) et en même temps se cache. L’éclosion, le surgissement de la nature a pour trait le retrait. Impossible donc de saisir vraiment et pleinement ce qui se donne à la vue.
24La nature est la manifestation d’un réel (physis) qui se montre et en même temps nous échappe. Elle surgit devant nous soudainement mais elle nous échappe peut-être parce que nous ne sommes pas prêts à l’accueillir avec nos sens qui sont insuffisants, inadéquats.
25Il n’y a pas de véritable transmission d’un savoir ou d’une expérience, si nous n’arrivons pas à transmettre en même temps ce qui surgit devant nous soudainement, vient à l’évidence, et en même temps se cache. Ce caractère d’une « natura nascosta », d’une nature qui est naissance, renaissance et en même temps, abscondita, décrit avec précision les caractères et les limites de la connaissance humaine. C’est l’éclosion du sens qui permet au signifiant de se cacher, cette disparition permet au sens de surgir et de resurgir. L’évidence du signifié, pour chacun d’entre nous, prise singulièrement, n’est pas du tout évidente. La flexion du sens, son déclin permet l’éclosion du signifiant et avec lui une mise en mouvement d’un nouveau processus de création et de transmission du savoir. Transmettre signifie réussir à produire une expérience individuelle de quelque chose qui surgit soudainement, se montre et se cache, dans un temps éclair qui ne permet pas une prise définitive. Dans ce lieu de la disparition de la chose et du sens, s’ouvre une place pour notre subjectivité qui peut, dans l’instant éclair d’une absence, à partir d’un nouveau point de vue (perspective), interroger l’espace vide de la chose, le son insensé de la parole, le signe indéchiffrable, et chercher un nouveau sens, une nouvelle interprétation, jusqu’à réinventer la chose. Le signe est le produit d’un réel « qui cesse de ne pas s’écrire ». Il devient inerte, figé, mort s’il n’arrive pas à rétablir dans son corps signifiant un lien avec un réel « qui ne cesse pas de ne pas s’écrire [17] ». Cette liaison produit le mouvement nécessaire à la création de toute connaissance et rend possible la transmission et, au même temps, le renouvellement du savoir [18].
Le rôle politique de l’unesco
26Le philosophe Jean Beaufret a traduit de la manière suivante le fragment 123 d’Héraclite : « Rien n’est plus propre à l’éclosion que le retrait [19]. » Cette interprétation nous permet la paraphrase suivante : « Rien n’est plus propre à ce qui apparaît que de se cacher. »? Le fait que la nature se cache produit la chute nécessaire de ce qui apparaît devant moi, la chute du sens qui m’est imposée, la chute de tout signifié qui quand il surgit est collé au signifiant. « Liberté », « égalité », « fraternité » sont trois signifiants dont nous ne connaissons pas vraiment les signifiés, qui restent cachés : « kruptestai ». Enseigner les droits de l’homme, ne serait-ce pas transmettre cette attitude de retrait vis-à-vis de la nature, de l’homme et du savoir ? La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 met par écrit, pour la première fois, d’une façon solennelle, en dix-sept articles, les droits de l’homme qui sont déjà dans la nature humaine, cachés, et conservés dans les mœurs des hommes ; ils font partie de ces lois orales que les coutumes ont su conserver dans les esprits de toute société et qui ont fait l’objet d’inscriptions. Le fait de mettre ces droits par écrit a été le fruit d’une Révolution et demeure une révolution. Déclarer signifie rendre clair, mettre au clair, donc faire apparaître et faire entendre d’une façon évidente. Comme la nature, les droits naturels surgissent à l’évidence avec la Déclaration de droits de l’homme, mais comme la physis, dès qu’ils sont portés à la lumière ils perdent vite leur clarté, ils deviennent obscurs, ils se cachent. La liberté serait donc un droit naturel qui aimerait se cacher ? Pour l’entendre, pour l’enseigner, pour la transmettre il faut l’appeler, l’invoquer. Une fois écrite, il faut continuer à l’affirmer pour qu’elle ne soit pas oubliée et qu’elle devienne opérante. Il faut donc continuer à la convoquer à des nouveaux rendez-vous.
27Le rôle politique de l’Unesco, mais aussi de l’association Insistance est de continuer à rappeler les droits de l’homme en invoquant leurs signifiants : « Liberté, égalité, fraternité ». Le Colloque que la revue Insistance a organisé en novembre 2008, à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, a permis aux signifiants de la déclaration universelle des droits de l’homme de résonner dans ce lieu unique et symbolique qu’est l’Unesco. Tous les articles de la Déclaration ont été lus, appelés, un par un, avec leur nom, déclamés, pour qu’ils puissent sortir du silence. Clamare, en latin, signifie donc appeler, et renvoie à un être caché puisqu’on appelle seulement ce qui n’est pas là, ce qui est caché. Déclamer les droit de l’homme signifie donc les appeler par leur nom, les rappeler, les porter à la lumière pour que le sens caché qui les habite puisse trouver une demeure dans nos sociétés.
28Mais les déclamer ne suffit peut-être pas encore. Il faut les réclamer, clamer à nouveau, dans une répétition du nom, qui est aussi renouvellement du même, de son sens, appeler à une présence autre, en même temps. On peut faire sortir de l’oubli les droits de l’homme et les rendre agissants, pour les transmettre, en les faisant revivre : en les discutant, en les interprétant, en les reproduisant, en les créant continuellement, à travers un débat public et à travers des initiatives politiques qui devraient créer toujours de nouvelles actions culturelles capables de les faire entendre. Nous ne pourrons pas transmettre les savoirs des droits de l’homme si les articles de la déclaration restent des évidences abstraites. Il faut entendre quelque chose de l’humain, de ce qui reste caché d’abord, en nous même, pour pouvoir recevoir la clameur, le nom caché, les signifiants des droits de l’homme.
29Transmettre conduirait à faire entendre le silence dans lequel une clameur peut retentir ; apercevoir derrière l’apparence le retrait créateur d’un vide en attente ; ne pas s’opposer à l’oublie des nos intérêts contingents, éphémères, pour que l’humain puisse surgir en nous, seul capable d’affirmer des signifiants qui survivent seulement s’ils sont renouvelés, continuellement transmis de façon nouvelle et de manière à ce qu’ils puissent être reçus.
30« Liberté », « égalité », « fraternité » sont des signifiants morts s’ils ne sont pas greffés à une subjectivité politique créatrice, capable de les interroger pour les intégrer concrètement dans notre vie quotidienne, sociale et politique. Faire vivre les droits de l’homme, nous conduit à inventer continuellement des formes politiques et institutionnelles susceptibles de renouveler la force créatrice qui demeure dans l’universel. Les droits de l’homme, une fois inscrits dans une déclaration, exigent de garder leur charge inscriptible : l’universel, qui demeure opérant seulement s’il est « porté à la présence » par l’action créatrice et innovatrice d’une politique de l’esprit.
Mots-clés éditeurs : savoir caché, énigme du savoir, inconscient, psychanalyse, droits de l’homme, transmission du savoir, Héraclite l’obscure, savoir et création
Mise en ligne 30/11/2010
https://doi.org/10.3917/insi.004.0015Notes
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[1]
Œdipe Roi, Sophocle, Tragédies complètes, Folio Classique, p. 209.
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[2]
Œdipe Roi, Sophocle, Tragédies complètes, Folio Classique. Tirésias questionnera Œdipe : « Sais-tu seulement de qui tu es né ? – Tu ne te doutes pas que tu es en horreur aux tiens, dans l’enfer comme sur la terre », p. 199.
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[3]
Héraclite, Fragment 93, Les écoles présocratiques, folio essais, p. 87. Il est plus intéressant de traduire le dernier syntagme du fragment : « … alla semenei » (« mais signifie »), par « mais produit des signes » ou « mais fait signe ». Faire signe est en effet plus ouvert et énigmatique que signifier. Semeion en grec renvoie à « sema » qui est un signe qui vient d’en haut, des dieux, et qui est énigmatique.
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[4]
Sorti du ventre (ceste) maternel.
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[5]
F. Nieztsche, Naissance de la tragédie, et Plutarque, Consolatio ad Apollonium, 27.
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[6]
Héraclite, Fragment 60, Les écoles présocratiques, folio essais, p. 80.
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[7]
Apollodore, Œdipe et le Sphinx, Bibliothèque, III, 5, 8, trad. Ugo Bratelli : « ??????? ? ???? ???? ????? ????????? ??? ?????? ??? ??????? ??????? »
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[8]
Ibid.
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[9]
Œdipe Roi, Sophocle, Tragédies complètes, Folio Classique, p. 194.
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[10]
Ibid., p. 200.
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[11]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, p. 178.
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[12]
Ibid., p. 179.
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[13]
Ibid., p. 180.
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[14]
Ibid., p. 179.
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[15]
Néologisme qui condense le verbe transférer et le nom création, pour signifier un transfert de savoir qui s’opère seulement avec une production ex novo de connaissance.
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[16]
Héraclite, Fragment 123, Les écoles présocratiques, folio essais, p. 93
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[17]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Le Seuil, 1975, p. 132.
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[18]
A. Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Aubier psychanalyse, 2010. « Toute la question de la psychanalyse tient à ce que « ce qui cesse de ne pas s’écrire (le signifiant nouveau) » puisse garder la fraîcheur contingente de sa nouveauté, c’est-à-dire ne pas s’instituer dans la survenue d’une rigidité où ce nouveau signifiant se transforme en un signifiant surmoïque instaurateur d’une loi où, de façon nécessaire, « ça ne cesse pas de ne pas s’écrire » », p. 257.
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[19]
Beaufret, dans « Séminaire du Thor », p. 432.