Notes
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F. Kafka, La métamorphose et autres récits, édition de Claude David, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1990, p. 54-55.
1« Être psychanalyste », cela me fait penser tout de suite au petit fragment de Kafka, non datable, Si l’on pouvait être un Peau-Rouge. « Si l’on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré, et, sur son cheval fougueux, dressé sur les pattes de derrière, sans cesse vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on quitte les éperons, parce qu’il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, parce qu’il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le terrain devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval [1]. » Si l’on pouvait être un psychanalyste. Wunsch, ein Psychoanalyst zu werden. Désir du psychanalyste – désir de devenir un psychanalyste. Fièrement dressé sur son fauteuil, toujours prêt à écouter, vibrant des signifiants qu’il entend, toujours paré à lancer l’interprétation. Et puis la bête disparaît comme dans un rêve. Le corps du psychanalyste, le corps matériel de son Wunsch, le corps des signifiants de la psychanalyse s’effacent peu à peu, rênes et éperons. Il ne maîtrise rien. Il est à la merci. Devant lui, seulement une lande tondue. L’écoute est aride. Elle n’est pas un espace plein, tendu, solide, où l’on peut se lancer. Elle est un espace fragile, en voie de disparition, sans autre bord à l’horizon. Un espace fragile où émergent des fragments.
2Rencontre. Il me parle pour trouver ses mots. Il me parle pour donner corps à ses pensées. Je suis cette lande tondue, déserte, évanouissante, où il se jette à bride abattue. Je n’ai rien à dire. Et pourtant corps à corps. Les mots sont matériels, l’espace est matériel. L’espace est vibrant, et les corps sans cesse vibrants de cette résonance. Travail sonore, travail de la sonorité dans les corps. Pensées peut-être, infinitésimales, impondérables. Qui peut mesurer ce qui s’est passé ? Il reviendra. C’est un lieu, c’est un lest. Je l’aime bien, je l’estime. Il dit lui-même, sachant le double sens : « Il y a des patients qu’on est fier d’avoir sur son divan. »
3Depuis le temps qu’elle vient. Des éternités d’intensités. Des intensités presque immaîtrisables. D’une fois sur l’autre. Toujours. Rien ne doit s’arrêter. Sinon la mort. Tangence d’érotomane. Elle m’aime. Qui, moi ? Je ne dois pas m’arrêter. Sans encolure ni tête de cheval. La lande tondue de plus en plus aride, à perte de vue. Des éternités d’étreintes vides, d’intensités schizophréniques, nues, parfois violentes. Des torsions inouïes. Quelquefois nous parlons de l’au-delà, de la réincarnation, de l’ennui d’après la mort. Pour occulter le temps d’un éclair ce monde impossible. Elle tient le bord improbable de sa vie. Souvent elle éveille l’impossible en moi, rarement la peur, toujours l’admiration pour de tels affrontements. Des trouvailles rares, comme ces plantes minuscules du désert, qu’éveille, de siècle en siècle, une goutte de pluie. Elle est le monde, sa géographie mystérieuse, infinie, ses murmures d’histoire et de guerres, ses signes innombrables sur les pierres ou les débris. Elle est la ville et ses violences, ses menaces cachées, ses grâces quelquefois. Chaque micro-espace recèle un inconnu, le secret d’une catastrophe possible, l’advenue d’une aventure qui donne forme à ce qui n’en a pas, et se dépose entre nous, pellicule de la lande, déchets infinis de la langue, précieux. Je pare au plus pressé, je la tiens au-dessus du vide, insensé.
4L’insensé, c’est avec lui qu’a lieu le corps à corps, toujours. On pourrait en mesurer la densité, la viscosité. C’est dans cet élément que les fragments respirent, ou suffoquent. Chemin de séance en séance. À chaque fois surprise du fragment. Jamais de totalisation. Ni avant ni après. On ne totalise pas l’insensé. On l’apprivoise peut-être. Est-ce le don du langage que chacun vient chercher, pour cerner cet insensé ? Peut-être – découvrir le précieux de chaque mot, des mots à soi, voire inventés, néologiques. Mais surtout, s’arracher aux langues de l’autre, aux langues prescrites, inscrites. La mère, le père, la norme. Tout ce qui empêche de respirer. Trouver l’étranger en soi. « Sortir de n’importe où », disait André Gide, repris par Walter Benjamin.
5Une naissance à l’existence. Il est possible de naître (non pas de renaître), ne fût-ce que de façon fugitive, très brève et irréversible. En sortant de n’importe où. Naître à sa propre singularité, à l’encontre de toutes les prescriptions. C’est le plus difficile à reconnaître, à connaître, à accepter. À mettre en acte. Toujours la douleur vous en empêche, vous traîne en bas, vous sape, la fausse culpabilité. Les pré-textes. Le plus difficile : se libérer de l’identité. Chacun devrait pouvoir entendre en soi cette note des intensités singulières, les mettre en œuvre, donner le pas au « Je sens » sur tout le reste. Le plus difficile vraiment. Et donc, pour cela, oublier. Oublier sa naissance. Oublier après avoir dit, posé, déposé. La mémoire de l’analyste est aussi le don de l’oubli. « Un professionnel de l’oubli ». Oui, c’est cela, dit-elle. Une très longue haleine, l’oubli.
6Wunsch, étymologiquement situé entre Wonne et wohnen. Le « désir » (l’optatif par excellence, l’outre-moi) gît quelque part, court comme un ruisseau, entre jouissance (délice, extase, ivresse) et habiter (loger, demeurer, to be comfortable). Peut-on habiter le désir, la lande déserte ? Cette singularité de toutes les singularités. Trouver son confort dans l’extase, le ravissement, la perte de soi ? On sait ce qu’il en coûte. Marguerite Duras, le Ravissement de Lol. V. Stein. C’est-à-dire être hors de soi à jamais, expulsé de sa propre demeure. Sans moi. Le moi expulsé sur la périphérie, marginal, débordé. Tout le monde n’en est pas capable, n’a pas ce courage. On doit respecter ces limites. Nul n’est tenu d’aller plus loin. Mais ceux qui prétendent au désir d’être analystes, si. Ils ne peuvent ignorer ce qu’est ce Wunsch, ils sont tenus de lui donner sa chance, de l’accompagner jusqu’où il est possible, eux-mêmes en personne.
7Guérir, dit-il ? Mais vous n’êtes pas malade. On ne guérit pas d’une maladie qu’on n’a pas. Votre maladie c’est de vivre, tout simplement. Voulez-vous vivre ? Croyez-moi, vous êtes plus fort que vous, plus fort que vous ne pensez. Mais vous êtes loin de vous-même, vous retenez votre souffle, vous avez peur d’être aussi singulier parmi tant de zombies apparemment si bien normés. Vous avez peur de votre ombre. Encore heureux que vous ne l’ayez pas perdue, comme tant d’autres. Puisque vous êtes ici, c’est qu’elle vous précède, comme un fantôme bienveillant. Tenez, elle grandit sur mon mur pendant que vous parlez. Non, n’ayez pas peur, elle vous est plus fidèle que n’importe quoi. Plus fidèle à vous que vous-même. Angoisse ? Oui, pourquoi pas. Suivons-la, elle nous mènera bien quelque jour, à travers les anfractuosités de votre histoire, à ce désir si étrange, si étranger à vous-même, et qui est vous, envers et contre tout.
8Le désir court comme un furet entre l’analyste et l’analysant. On ne sait jamais exactement où il est, à qui il est. Le jour où l’un des deux reprend ses billes, c’est fini. L’affaire peut se relancer ailleurs. Affaire à rebondissements. C’est toujours la même analyse, mais plus le même analyste. Comme dans les histoires d’amour, il faut essayer de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce n’est pas parce qu’une histoire finit qu’elle était à chier. Nous avons plusieurs vies, une quantité de vies que nous ne pouvons pas vivre avec les mêmes personnes. Mais c’est sans doute toujours le même amour, comme un matin qui se lève chaque jour, toujours nouveau. Chaque jour, disait Héraclite, a sa force propre. Begierde, Sehnsucht, en avant, en arrière, le désir est déporté. Selon la formule de J.-J. Rousseau, nous ne sommes jamais là où nous sommes. Toujours en avant ou en arrière de nous, absentés dans l’avenir ou perdus dans le passé. Jamais présents. Chaque séance serait une leçon de présence à soi, à cette fibre infinitésimale du désir qui nous parcourt comme un souffle. Il y a des rencontres qui nous aident à être présents, qui sont notre présent. C’est elles qu’il faut choisir, au prix de tout le reste. Nous n’avons jamais assez le sens de la finitude, j’entends positive, celle qui nous rend présents à nous-mêmes, nous abstrait du passé comme de l’avenir pour nous permettre de consumer le jour. Nous devrions remercier les histoires d’amour qui s’achèvent, pour nous permettre d’en connaître de nouvelles. Nous devrions remercier l’oubli et l’ignorance de l’avenir, qui nous permettent d’être là.
9« La seule et unique vertu providentielle du fragment chez Kafka, est qu’il empêche la loi de jamais s’énoncer comme telle » (Walter Benjamin). En effet. La tâche de l’analyse, en tant que lieu des fragments, est d’empêcher la loi de jamais s’énoncer comme telle, de la laisser en suspens, de l’empêcher de se prendre en masse dans le gel de ses énoncés. Le sujet (ce sujet menacé de toutes parts, dans son corps et dans son esprit) vient se mettre à l’abri de la loi, suspendre le procès qu’on lui intente. La loi, il ne la connaît que trop, puisqu’il en meurt. Ce qu’il ne connaît pas, c’est lui-même, en tant qu’étranger à la loi, en tant que fugitif ou proscrit. L’analyste n’est donc pas du côté de la loi, en aucun cas il ne saurait énoncer ce qui se doit (trahison des clercs, aujourd’hui se disant « psychanalystes », qui se rangent du côté du pouvoir et de la norme). Être un Indien, être un Peau-Rouge, cela ne se peut, cela ne se doit. Ne pas même y penser. Ne pas entendre ce martèlement dans la tête, ce vacarme. Ne pas faire de bruit, passer inaperçu. À peine si l’on peut encore dans Manhattan, le long de Broadway, au fond d’une mémoire invraisemblable, sentir le sol vibrer du frémissement farouche des chevaux abattus et des Indiens morts qui l’avaient frayé jadis.
10Et pourtant nous sommes là, psychanalystes, pour prêter la voix à cette mémoire invraisemblable, hallucinée, scripturale, pour aider chacun à être le Peau-Rouge dont il a rêvé, ou du moins à en suivre la trace presque illisible sur la lande tondue de sa propre peau, à se travestir de ce rêve jusqu’à en oublier le triste moi qu’on lui a vissé dans les os, glissé dans les viscères, injecté dans les muscles. Nous sommes là pour que les chevaux abattus se relèvent et que les Indiens morts ressuscitent, tout ce gâchis énorme dans l’histoire de chacun. Et peut-être laissera-t-il derrière lui, celui-là, s’il en a la force et le courage, en signe de son passage et de sa provocation rétroactive, quelque fragment, quelque merveille qu’on n’oubliera plus, qu’on se passera de main en main, et sur lequel son nom restera l’épitaphe gravée.
Notes
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[1]
F. Kafka, La métamorphose et autres récits, édition de Claude David, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1990, p. 54-55.