Notes
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Œuvres morales, tome 8.
« Étrange sagesse, trop ancienne pour Socrate et trop nouvelle aussi, et dont, cependant, malgré le malaise qui le faisait s’en éloigner, l’on doit croire qu’il ne soit pas exclu, lui qui n’acceptait comme gage à la parole que la présence d’un homme vivant et qui pourtant en vint à mourir, afin de tenir parole. »
1Comment parler de ce personnage troublant, insaisissable, absurde, déroutant, jamais là où on l’attend. Socrate reste quelqu’un d’énigmatique, il est toujours en mouvement, à côté du savoir, de la clarté, dans les plis innommables de l’obscur ou de l’aporia. Socrate pratique l’ironie, l’ironie socratique exprime une tension entre l’ignorance et l’expérience directe de l’inconnu. C’est comme cela qu’il amène ses interlocuteurs par d’habiles interrogations à reconnaître leur ignorance. Il les emmène dans des chemins escarpés où ils ne savent plus y reconnaître ce qu’ils croyaient savoir, ce qui les remplit d’un trouble qui les conduit souvent à une remise en question de toute leur vie. C’est l’art de questionner en refusant d’être considéré comme un maître car il n’a rien à dire, rien à enseigner pour la simple raison qu’il ne sait rien. Il s’attaque aux lieux communs véhiculés par la tradition, aux dogmes, à la religion, aux pratiques rhétoriques en vigueur, aux opinions toutes faites, il veut révéler l’être véritable derrière le paraître et introduire la réflexion dans le monde des opinions. Pendant tout le temps de la discussion, l’interlocuteur qui ne sait plus rien non plus a expérimenté ce qu’est l’activité de l’esprit.
2Son interrogation incessante et sans rapport avec la maîtrise du savoir préfigure le geste inaugural freudien qui fut et reste une interrogation sur la psyché. Freud avance des hypothèses tout au long de sa vie, on le sait, hypothèses qu’il remettait souvent en mouvement, mais la découverte de l’inconscient n’est-elle pas pour lui une question portée à l’endroit même d’une obscurité sans fin, qui n’a pas la clarté d’un concept clé ? La pensée de Freud cherche à ressaisir l’humain à l’endroit même de son surgissement, tout comme Socrate.
3Depuis Socrate et après Freud, le penseur est confronté à la perte du sens originaire, à l’impensable, l’irréductible. On pourrait dire que désormais la philosophie ne peut plus commencer par elle-même, la philosophie doit débuter par un non-philosophique, par ce qui n’appartient pas à l’ordre de la signification – le champ de l’inconscient – et c’est de cet irréductible que naît l’exigence de signifier l’humain. Socrate ne veut pas transmettre un savoir, il ne veut pas faire passer ses idées chez l’autre, il cherche à ce que l’activité de la pensée et de l’esprit soit essentielle pour chacun.
4Plus que de parler d’une chose, il s’agit de la vivre. L’individu est donc remis en question dans les fondements mêmes de son action, puisqu’il prend conscience du problème vivant qu’il est lui-même, pour lui-même. Il commence à articuler l’acte de penser à celui de parler…
5Ce « Prends souci de toi-même » est très bien écrit sous la plume de Nietzsche dans Considérations inactuelles : « Sous cent masques divers, jeunes gens, adultes vieillards, pères, citoyens… font la parade et ne songent qu’à la comédie qu’ils donnent tous ensemble, sans penser le moins du monde à eux-mêmes. À la question pourquoi vivez-vous ? ils répondraient aussitôt avec orgueil : pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme d’État. Toutes les institutions humaines ne sont-elles pas destinées à empêcher les hommes de sentir leur vie, grâce à la dispersion constante de leurs pensées. La hâte est générale parce que tous veulent s’échapper à eux-mêmes. »
6Alcibiade dans Le Banquet ne disait-il pas : « Socrate me contraint à m’avouer à moi-même que, alors que je suis déficient sur tant de points, je persiste à ne pas me soucier de moi-même et à m’occuper seulement des affaires des Athéniens » ?
7On entrevoit la portée politique d’un tel renversement de valeurs, de ce changement des normes directrices de la vie. Le souci de la destinée individuelle, de l’esprit, de l’âme ne peut manquer de provoquer un conflit dans la cité. C’est le sens profond du procès de Socrate et sans doute toujours celui de la psychanalyse aujourd’hui. Socrate est un penseur vivant et pas seulement un philosophe spéculatif. Sa conscience individuelle s’éveille dans le sentiment d’inachèvement et d’imperfection, dans un rapport direct avec la mort, le réel.
8Pour lui, la vie n’a de sens que parce qu’il y a la mort, et c’est la mort qui donne sens à la vie. Pour Socrate, la philosophie est un appel à l’existence. Socrate ouvre à ce qui est au-delà de lui. Lorsque Freud écrivait : « Là où c’était, j’ai le devoir d’advenir », il ne faisait pas autre chose que de soutenir cet acte politique ; Socrate en est le premier éblouissement, il éveille les consciences, leur enlève tout lien à des effets de représentations pour les conduire dans la faille de ce qui se dit.
9De plus Socrate – c’est également une des causes de son procès – a toute sa vie durant été à l’écoute de ce qu’il appelle, son daïmon, Plutarque dans le Démon de Socrate [1] nous en parle en ses termes : « […] l’idée nous vint […] que le démon de Socrate n’était peut-être pas une “vision”, mais plutôt la perception d’une voix ou l’intelligence d’une parole qui lui parvenait d’une manière extraordinaire : ainsi, dans le sommeil, aucune voix réelle ne nous parle, et pourtant, nous avons l’impression de percevoir des paroles dont le sens nous est intelligible, et nous nous imaginons entendre des gens parler. »
10« […] Chez Socrate […] l’esprit […] avait assez de sensibilité et de finesse pour réagir immédiatement à l’objet qui venait le frapper. Et cet objet n’était vraisemblablement pas un langage articulé, mais la pensée d’un démon qui, sans le truchement d’une voix, entrait en contact avec l’intelligence du philosophe par le seul contenu de son message. »
11Le démoniaque, est la dimension de l’irrationnel, de l’inexplicable. Socrate était sensible à ce qui lui venait de cet ailleurs là où la majorité des humains restaient sourds.
12Il recevait son message de L’Autre, cet inconnu qui est en nous plus que nous, et que Socrate se mit à appeler son Daïmon. Tout ce que nous disons, que nous sachions le dire ou que nous croyions le dire, est au service de l’inconnu qui fait signe en nous. La psychanalyse propose une appréhension de cette part de l’humain, qui lui donne, dans son immense fragilité, le caractère provisoire et fragile de chaque réalisation. L’absence de sens donné demande à chaque homme qu’il s’attelle à ce travail de signification, qu’il en assume à ses risques et périls, la lente élaboration. L’inconscient est un irréductible, et c’est de cet irréductible que naît l’exigence de signifier l’humain. Car l’homme de désir prête l’oreille à la vérité qui parle et il découvre qu’il est dans la liberté de s’en remettre à l’Autre.
13Socrate a tenté de se tenir sur ce mince fil et il l’a payé de sa vie.
14Ce que nous laisse Socrate, c’est l’explosion de son esprit à travers le texte de Platon, qui a ouvert pour l’humanité une faille fondamentale. Socrate pense avec la joie de celui qui danse et la vraie mort de Socrate ce serait oublier, ce qu’a pu être la pensée, car une pensée qui ne désire plus qu’avoir connaissances, résultats, ou salut n’est plus la pensée que la joie fait chanter mais bien un chant qui se meurt.
15En arrière de Socrate comme de Freud se profile le sens de cette fragilité et de cette précarité. Retourner à Socrate, c’est retrouver l’énergie joyeuse de la pensée, son énergie à l’état pur. La vie est occasion de chant, pas celui de la déploration d’une condition mais célébration d’un ailleurs. C’est la surabondance qui le fait penser et non pas la douleur du manque.
16Pour terminer je voudrais lire ce que Nietzsche dit de Dionysos dans, Ecce Homo, mais qui peut-être inconsciemment est adressé à Socrate :
17« Le Génie du Cœur, tel que le possède ce grand Mystérieux, ce dieu tentateur, né pour être le charmeur des rats des consciences, dont la voix sait descendre jusqu’au monde souterrain de chaque âme… qui ne dit pas un mot, ne jette pas un regard où ne se cache une intention secrète de séduire… le Génie du Cœur, qui impose silence aux braillards et aux fats et leur enseigne à écouter, qui polit les âmes rugueuses et leur fait goûter un désir nouveau, celui de demeurer lisses et immobiles comme un miroir pour refléter le ciel profond…
18Après son attouchement, chacun repart enrichi, non d’un présent reçu par grâce ou par surprise, ni d’une félicité étrangère dont il se sentirait oppressé, mais plus riche de soi-même, renouvelé à ses propres yeux… caressé et mis à nu par le souffle tiède du dégel, peut-être aussi plus incertain, plus vulnérable, plus fragile, plus brisé, plein d’espérances qui n’ont pas encore de nom. »
19N’est-ce pas ce mouvement subversif qui est le sens même de la psychanalyse, que certains ne cessent de combattre, au nom d’un souci de grande clarté. N’est-ce pas ces espérances sans nom que les analysants se risquent de chercher dans nos cabinets comme un ultime point de fuite de l’image.
20Ce point de fuite vers l’origine intérieure, invisible, Socrate l’a donné au monde, dans un geste inaugural, que nous ne pouvons jamais oublier au risque d’y perdre notre âme…
Notes
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[1]
Œuvres morales, tome 8.