Insistance 2005/1 no 1

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Article de revue

Art et traversée du fantasme

Pages 145 à 153

Notes

  • [*]
    Présenté aux Journées d’Insistance sur « Art, psychanalyse et politique », à Bruxelles, les 27-28 nov. 2004.
  • [1]
    Dans la première conférence introductoire sur la psychanalyse, Freud souligne que le mot rêverie (en anglais daydream, en allemand tag traum), suggère un lien entre fantasme et rêve, puisqu’il inclut le rêve dans son nom, malgré le fait qu’il ne possède pas les deux caractéristiques qui définissent n’importe quel rêve : se produire pendant le sommeil et être constitué surtout d’images.
  • [2]
    cf. Jorge, M. A. C., « Les quatre dimensions du réveil : rêve, fantasme, délire, illusion », in Didier-Weill, Alain (dir.), Freud et Vienne, érès, 2004.
  • [3]
    Lacan, Jacques, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 51.
  • [4]
    Lacan, Jacques, « Présentation », in Les Cahiers pour l’analyse, n° 5, novembre-décembre 1966, p. 74.
  • [5]
    Lacan, Jacques, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits, Paris, Seuil, p. 582, note 2.
  • [6]
    D’où la valeur attribuée par Lacan à l’homophonie dans la langue française entre « nom » et « non ».
  • [7]
    Lacan, Jacques, « Proposition du 9 octobre 1967 », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
  • [8]
    Jorge, Marco Antonio Coutinho, « Freud : da sedução à fantasia », in Sexo e discurso em Freud e Lacan, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 1988.
  • [9]
    Freud, S., Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 71.
  • [10]
    C’est Denise Maurano qui nous a appelé l’attention pour ce point assez important du bouleversement produit par Lacan avec les formules quantiques de la sexuation présentées au séminaire Encore.
  • [11]
    Duchamp, Marcel, « O ato criador », in Battcock, Gregory, A nova arte, São Paulo, Perspectiva, 2002, p. 73.
  • [12]
    Duchamp, Marcel, Ingénieur du temps perdu – entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Belfond, 1977, p. 122.
  • [13]
    Duchamp, Marcel, op. cit., p. 132.
  • [14]
    Duchamp, Marcel, op. cit., p. 126.
  • [15]
    Costantino, Maria, Edward Hopper, New York, Barnes and Noble, 1995, p. 11.

1Pour Freud, dès les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), il y a un seul concept de fantasme, qui présente trois localisations psychiques différentes : consciente, pré-consciente et inconsciente. Les fantasmes conscients comprennent les rêves diurnes ou rêveries [1], les « romans familiers », aussi bien que plusieurs créations littéraires. Les fantasmes inconscients représentent ces éléments qui sont à la base des symptômes hystériques, point que Freud a développé spécialement dans deux articles écrits dans cette période que nous considérons comme le « cycle du fantasme [2] », situé précisément entre 1906 et 1911 : Fantasmes hystériques et son rapport avec la bisexualité (1908) et Quelques observations sur l’attaque hystérique (1909).

2Les fantasmes conscients et inconscients sont en étroit rapport pour Freud, et dans ce sens l’opposition introduite par Melanie Klein et développée par Susan Issacs entre phantasme (phantasy) inconscient et fantasme (fantasy) conscient perd sa légitimité dans la théorie freudienne. Puisque les deux registres de l’activité fantasmatique sont présents dans le processus du rêve : le fantasme conscient participe du remaniement du contenu manifeste du rêve que constitue l’élaboration secondaire, et le fantasme inconscient s’inscrit dans l’origine même de la formation du rêve.

3Dans l’article métapsychologique intitulé « L’inconscient » (1915), Freud donne une définition du fantasme que confirment ses conceptions précédentes : il est caractérisé par sa mobilité tout en étant présenté comme le lieu et le moment de passage d’un registre de l’activité psychique pour l’autre et considéré comme irréductible à un seul de ces registres, conscient ou inconscient.

4Dans cette même année, Freud introduit le concept de fantasme originaire dans l’article sur « Un cas de paranoïa que contredit la théorie psychanalytique de la maladie » (1915), concept que sera largement développé dans la « Conférence introductoire XXIII » et dans l’étude clinique sur « L’homme aux loups ». Il est fort remarquable que ce concept ait été introduit par Freud dans la même année où il mentionne également pour la première fois, dans son article métapsychologique sur le « Refoulement », le concept du refoulement originaire. On y reviendra après.

5Les fantasmes originaires sont pour Freud les fantasmes de la scène primaire, de la castration et de la séduction, tous ayant un rapport avec l’histoire individuelle du sujet. Freud considère que l’universalité de ces fantasmes est en rapport d’une part avec sa transmission filogénétique et, d’autre part, avec le fait que ces fantasmes représenteraient certaines réalités des origines de la famille humaine. Les fantasmes originaires ou protofantasmes ont toujours un rapport avec la problématique des origines et prétendent fournir une représentation pour l’énigme de l’origine, comme les mythes collectifs, si nous nous rappelons de la définition du mythe avancée par Lacan : « Le mythe c’est ça, la tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure [3] ». Chacun de ces fantasmes originaires est en rapport avec un certain aspect des origines : celui de la scène primaire, avec l’origine du sujet ; celui de la séduction, avec l’origine de la sexualité ; celui de la castration, avec l’origine de la différence sexuelle.

6À notre avis, ce qui est fort remarquable c’est le fait que tous les fantasmes originaires et même tous les fantasmes ont un dénominateur commun : l’énigme de la sexualité. Avançons ici le point de départ de nos développements : le fantasme inconscient est l’axiome de base de la structure psychique, axiome qui s’inscrit pour chaque sujet comme une forme particulière de faire face au réel, au non-savoir inhérent à la différence sexuelle.

Refoulement originaire et fantasme fondamental

7Il y a un rapport entre refoulement originaire et fantasme fondamental que mérite être précisé. Le refoulement originaire est une opération que produit une perte de jouissance. Selon la distinction établie pour la première fois par Lacan dans la présentation de la traduction française des Mémoires du président Schreber, il y a deux sujets, le sujet de la jouissance et le sujet du signifiant. Lacan y mentionne « la polarité, la plus récente à s’y promouvoir, du sujet de la jouissance au sujet que représente le signifiant pour un signifiant toujours autre [4] ».

8Lacan nous rappelle que la jouissance est ce que révèle « l’origine sordide [5] » de notre être. Dans la névrose, le sujet de la jouissance subi l’opération du refoulement originaire, par laquelle il entre dans le langage et advient comme sujet du signifiant. Cette opération est responsable par l’extraction de l’objet a de la réalité psychique tout en produisant l’événement d’un « peu de réalité » – selon l’expression d’André Breton, dans son roman Nadja, valorisée par Lacan – pour le sujet et la perte de la jouissance absolue en tant qu’un réel dorénavant inatteignable. C’est dans ce sens que le fantasme est le principe de réalité pour Freud. Le fantasme est effet de l’instauration du manque-à-être et la perte dont il est effet sera l’enjeu de cette aspiration à la complétude qui y est inhérente.

9On voit donc que la définition du réel en tant qu’impossible est liée pour Lacan à la jouissance. Dans l’opération du refoulement originaire, le signifiant Nom du Père vient substituer le désir de la mère (dans son double génitif, subjectif et objectif) et fonctionne pour le sujet comme un Non [6] à la jouissance absolue – dorénavant rendue impossible – et un Oui simultané de possibilité d’accès à la jouissance phallique, partielle, qui est la jouissance proprement dite sexuelle. Le sujet de la jouissance est ainsi substitué par le sujet du signifiant, lequel a aussi, de sa part, un certain accès à la jouissance, mais une jouissance partielle recoupée par les signifiants et encadrée par le fantasme, ce que Lacan nomme comme la jouissance phallique.

10La conséquence en est que l’objet a, en tant que radicalement perdu, est l’objet du fantasme qui passe à soutenir le désir. Pour Lacan, le désir est toujours soutenu par le fantasme. Si le désir est, en son essence, de l’ordre du manque, le fantasme est la structure qui encadre ce manque dans certain limite, dans une certaine « fenêtre pour le réel [7] ». Si le désir est le manque en tant que tel, le fantasme est ce que soutient ce manque radical tout en indiquant illusoirement « qu’est-ce qui manque ». Il y a le manque, dit le désir. C’est ça qui manque, affirme le fantasme.

11Le fait que Freud ait ainsi introduit les deux concepts (refoulement originaire et fantasme originaire) dans la même année et dans deux articles différents nous enseigne peut-être que – et ça c’est l’hypothèse que nous sommes précisément en trains d’élaborer – l’instauration du fantasme fondamental est l’effet principal produit par le refoulement originaire : si la castration introduit une limite à la jouissance, elle installe une forme particulière pour chaque sujet de s’affronter au réel, tout en constituant pour chacun une réalité psychique qu’est le fantasme. On voit qu’on ne peut pas se passer de la distinction conceptuelle entre la réalité et le réel, distinction qui a été établie par Lacan à partir de certaines indications et de problèmes relevés par Freud.

12Une observation quotidienne qui m’a été communiquée il y a plusieurs années me semble être la plus excellente manière d’exemplifier ce qui signifie cette perte de jouissance dont parle Lacan. Un garçon de six ans, pendant qu’il observe son frère têter, dit à sa mère : « Maman, je veux aussi têter. » Sa mère lui répond : « Mais tu as déjà têté ! » Et il s’exclame : « Mais je ne savais pas ! » C’est de cette disjonction radicale entre savoir et jouissance dont parle Lacan. Le garçon, pendant qu’il observe son frère, veut retourner à la jouissance du sein maternel perdu, mais tout en sachant de ça ! Il se peut que ce retour ne soit pas possible : où il y a langage, il n’y a pas de jouissance, où il y a jouissance, il n’y a pas du langage. Le sujet peut donc affirmer qu’il va jouir dans le futur, ou bien qu’il a joui dans le passé, mais jamais qu’il le fait dans le présent. Dans l’appareil psychique, dans le monde du langage, la jouissance est toujours aspiration ou souvenir.

La réalité est fantasmatique

13Freud n’est pas arrivé à sa conception du fantasme d’une façon aisée. Nous rappelons ici les principaux moments de ce parcours dont l’analyse on a fait déjà dans un article précédent [8]. Il faut remarquer d’abord que l’émergence même du concept de l’inconscient est liée a la mise en évidence, par Freud, de l’action inconsciente du fantasme. Freud est resté longtemps pris dans la théorie de la séduction et du traumatisme rapportés par ses patientes hystériques dans la mesure où il lui manquait la conception du fantasme. Quand cette conception lui est venue, un pas essentiel a été fait dans le sens d’indiquer la dimension de l’inconscient. Ce moment a produit un bouleversement profond dans l’élaboration freudienne, puisque Freud a pu se déplacer de la conception du traumatisme sexuel pour celle du sexe traumatique. Lacan a valorisé très spécialement ce moment de l’œuvre freudienne et a parlé de la notion du traumatisme comme contingence.

14Pendant longtemps Freud s’est débattu entre l’influence des facteurs héréditaires, qu’il voulait écarter de sa conception de l’origine des névroses, et celle des facteurs accidentels et expériences acquises. Quand il s’est heurté à la perte de l’importance de la séduction – et donc, des facteurs accidentels et traumatiques à l’origine des névroses – ça signifiait que les facteurs constitutionnels et héréditaires allaient s’imposer encore une fois comme étant à l’origine des symptômes hystériques, conception dont précisément il faisait tout un effort pour s’écarter. Mais Freud souligne dans un article écrit tout de suite après les Trois essais, dans lequel il nous raconte les différents pas de tout ce parcours, intitulé Mes points de vue sur le rôle joué par la sexualité dans l’étiologie des névroses (1906), que pour lui le constitutionnel est de l’ordre d’une « disposition névropathique générale ». Cette espèce de torsion opérée par Freud dans cette opposition entre l’héréditaire et l’acquis, est à la base de plusieurs conceptions psychanalytiques fondamentales ultérieures : il y a de l’héréditaire et du constitutionnel, oui, mais ils sont universels et ne sont plus l’apanage de certains malades seulement.

15Cette ainsi nommée « disposition névropathique générale » est la façon freudienne d’indiquer la problématique du trou réel constitutif de l’inconscient, le troumatisme, mot-valise qui, selon Lacan, nous suggère que le vrai traumatisme est le trou. Lacan a affirmé ça de plusieurs façons, par exemple quand il a dit que l’inconscient est la vraie maladie mentale de l’homme. Le manque de l’inscription de la différence sexuelle dans l’inconscient – point de non-savoir que constitue le noyau autour duquel le savoir inconscient orbite – induit par lui-même la nécessité de la construction du fantasme de la part du sujet. Tel fantasme est construit en intime rapport avec l’énigme du désir de l’Autre, le Che vuoi ? dont la question sera répondue par le sujet avec une construction fantasmatique primordiale que constitue une vraie matrice à partir de laquelle le sujet va dédoubler tous ses rapports avec ses semblables et le monde qui l’entoure.

16Peu à peu, la fonction primordiale du fantasme comme constitutive de la réalité psychique surgit pour Freud dans sa plénitude, et cette appréhension atteint son point maximale dans les deux articles de 1923 Névrose et psychose et La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, dans lesquels il se heurte avec le caractère problématique de la notion de réalité. Celle-ci sera au fond soumise au fantasme dans la névrose et au délire (une sorte de fantasme qui envahit la réalité) dans la psychose.

17Le fantasme constitue la réalité psychique pour chaque sujet, il médiatise la rencontre du sujet avec le réel. Il est ainsi une espèce de toile protectrice pour le sujet et s’il constitue pour Lacan un support du désir c’est dans le sens où il stabilise, il fixe le désir du sujet dans un rapport avec déterminé objet a, pour faire toile à das Ding. C’est dans ce sens que le fantasme constitue une fenêtre pour le réel : $ figure im1 a — > das Ding.

18Tout en donnant profondité aux conceptions cliniques freudiennes, Lacan semble octroyer au fantasme inconscient un statut fondateur pour le sujet. Le manque-à-être inhérent à la structure subjective est celui de la non-inscription de la différence sexuelle, et il sera rempli par le fantasme inconscient, façon primordiale par laquelle le sujet médiatise sa rencontre avec le réel et constitue sa réalité psychique, particulière et pas objective. La réalité matérielle, ou dite objective, n’est pas commune pour tous les êtres parlants : chaque sujet établit un rapport avec le monde et les autres par le biais d’un fantasme particulier, advenu pour lui dans le moment même de sa constitution et ayant, donc, un rapport intime avec le refoulement originaire. Le concept lacanien du réel vient d’une certaine façon rétifier tous les embarras de la notion freudienne de réalité. Mais peut-être peut-on indiquer chez Freud quelques surgissements embryonnaires du concept lacanien du réel, comme dans un passage du texte de 1938 Abrégé de la psychanalyse où il affirme que « la réalité demeurera à jamais “inconnaissable [9]” ».

19Il faut aussi bien souligner la fonction défensive du fantasme, moyen par lequel le sujet empêche l’emérgence d’un épisode traumatique et se détient sur certaine image. Il s’agit d’une espèce d’image figée, une forme de défense contre la castration. Lacan inscrit le fantasme dans le cadre d’une structure signifiante et, par là, il ne peut pas être réduit au registre de l’imaginaire.

20Lacan introduit aussi la notion du fantasme fondamental comme une structure générale située au-delà de la diversité des fantasmes et lequel serait – plutôt que relevé dans l’analyse comme les fantasmes sous-jacents aux symptômes – construit à la fin de l’analyse. La fin de l’analyse consisterait dans la traversée du fantasme, traversée que produirait un remaniement des défenses et une modification du rapport du sujet avec la jouissance. L’efficace de l’analyse serait lié à ce facteur-là pour Lacan.

21En 1957, Lacan a élaboré avec son graphe du désir un mathème de la logique du fantasme, dans lequel il situe l’assujetissement originaire du sujet à l’Autre dans un rapport qui traduit une question sans réponse : Che vuoi ? Le mathéme $ figure im2 a formule le rapport entre le sujet de l’inconscient, sujet barré, divisé par le signifiant qui le constitue, et l’objet a, objet insaisissable du désir que renvoye à un manque originaire, un vide du côté de l’Autre. Nous avons développé l’hypothèse selon laquelle y a un rapport intime et particulier entre le fantasme et la jouissance : le fantasme est une forme de possibiliter l’accès à la jouissance phallique de l’objet, perdu par définition.

22Lacan élabore sa distinction entre nécessité, demande et désir en observant que c’est l’autre, la mère ou son substitut, qui confère du sens à la nécessité organique exprimée par le bébé sans aucune intentionnalité. L’enfant se trouve référé au discours de ce autre, dont la position est privilégiée pour participer de la constitution de l’Autre. La nécessité se transforme en demande et le passage de la succion naturelle du lait comme aliment pour l’acte plein de plaisir de sucer le sein a une jouissance initiale que ne pourra être rencontrée jamais. De cette manière, l’Autre originaire reste impossible d’être atteint, et Lacan le situera dans le séminaire sur L’éthique de la psychanalyse comme das Ding, la Chose impossible située hors toute possibilité de signification.

23Lacan établit une distinction entre plaisir et jouissance, puisque la jouissance présente une tentative constante de dépasser les limites du principe du plaisir, dans une quête incessante, répétitive (d’où Freud a établi dans Au-delà du principe du plaisir un rapport interne entre la compulsion à la répétition et la pulsion de mort) de la Chose perdue, qui manque dans le lieu de l’Autre et représente par ça une cause de souffrance. Néanmoins, la souffrance ne pourra jamais éliminer complètement la recherche de la jouissance, située au-delà du principe de plaisir et, donc, liée à la pulsion de mort. À cause de ça, Lacan établit un rapport entre le mal sadien et le bien kantien comme vraiment équivalents, puisque la jouissance se soutient par l’obéissance du sujet à une injonction que l’emmène à se détruire dans la soumission à l’Autre et à l’abandon de son désir.

24Lacan fait une relecture du mythe de la horde primitive, introduit par Freud dans Totem et tabou, pour montrer que le père originaire, non soumis à la castration, est le support du fantasme d’une jouissance absolue. Lacan l’appelle hommoinzin, néologisme qui condense homme moins un, puisque le père de la horde est l’au moins un. Mort, tué par ses fils, il sera le père symbolique pour Lacan, qui fonde la possibilité de l’existence de l’ensemble des autres hommes. C’est dans ce sens qu’il n’y a que de la jouissance phallique pour l’homme, jouissance limitée, soumise à la menace de la castration. La jouissance phallique constitue l’identité sexuelle entre les hommes.

25Du côté des femmes, il n’y a pas l’équivalent du père originaire, il n’y a pas l’hommoinzin qui échappe à la castration. La jouissance de l’Autre n’est plus conçue comme étant exclusive du père originaire, elle est attendue et se révèle également impossible pour les femmes qui, pourtant, ne sont pas objet d’une interdiction de la castration. C’est dans ce sens que la jouissance féminine devient sans limites et acquiert la consistance d’une jouissance supplémentaire et pas complémentaire. Lacan fonde ainsi une théorie de la jouissance féminine isolée de toute référence anatomique ou biologique et introduit dans la question de la différence sexuelle – classiquement conçue autour de l’opposition activité/passivité pour élaborer la distinction entre masculin et féminin – la différence entre jouissance phallique et jouissance de l’Autre [10].

26La formule du discours psychanalytique présente une congruence avec l’élaboration lacanienne sur la fin de l’analyse comme la traversée du fantasme, puisque dans la formule du discours psychanalytique le fantasme occupe le premier plan : a — > $. Le psychanalyste y est situé comme le semblant de l’objet a, qui se dirige à l’autre en tant que sujet causé par l’énigme de ce objet. Le silence de l’analyste est congru avec l’occupation de cette place de semblant de l’objet a et présentifie le trou qui anime le désir et le discours de l’analysant.

Duchamp et de Vinci : art et traversée du fantasme

27Même si nous avons des productions artistiques qui visent à offrir une compensation du manque à partir d’une représentation qui remplit ce manque dans son essence, l’art semble occuper une position particulière par rapport au fantasme, celle de mettre en évidence le manque inhérent à la structure du désir. Toute l’élaboration entreprise par Marcel Duchamp, qui a produit un grand bouleversement dans l’art du xxe siècle et lui a donné des nouvelles directions, de par sa critique de ce qu’il nommait ironiquement art « rétinien », nous semble venir de cette perception que l’art, dans sa motivation majeure, c’est-à-dire, dans l’essence de l’acte créatif, est démonstration du réel et du manque qui sont à la base de tout fantasme. Si le fantasme est une construction symbolique-imaginaire, la base sur laquelle il se construit, est éminemment réelle, le vide du réel.

28Duchamp a pu souligner le caractère inconscient de toute création artistique et a appelé « coefficient artistique » précisément cette différence entre « l’intention et son réalisation, une différence dont l’artiste n’a pas conscience ». Tel coefficient « est comme un rapport arithmétique entre ce qui reste inexprimé malgré l’intention et ce qui est exprimé non-intentionnellement [11] ».

29Duchamp s’est consacré à démontrer cette tâche inhérente à l’art dans sa production. Par exemple, avec ses ready-made, l’urinoir, la roue de bicyclette, le porte-bouteille perdent leur signifié originel (fonctionnel, oui, mais cela importe peu pour ce qu’on est en train de démontrer) et obtiennent un relief esthétique qui leur était nié jusqu’alors. Tel acte de Duchamp met en évidence la dimension inhérente à l’acte de création au-delà de l’objet qui est créé par cet acte même. Il montre l’acte. L’acte de l’artiste se situe au-delà de l’image qui se produit par cet acte et, à cause de ça, le ready-made exhibe cet acte et nous fait voir ce qui n’est pas visible dans l’objet mais qui a été à l’origine de sa propre constitution.

30Sa conception du ready-made va de pair avec son idée selon laquelle le spectateur participe de l’acte créatif, qui ne finit pas avec l’œuvre et va au-delà d’elle. L’art, dit-il, « est un produit à deux pôles : il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui la fait [12] ». Le spectateur répète cet acte créatif et c’est pour ça que c’est très commun dans l’histoire de l’art que les artistes soient valorisés at appréciés beaucoup de temps après. Ses ready-made révèlent le pôle du spectateur qui est supposé réaliser également un acte créatif.

31La porte que Duchamp a confectionné quand il habitait à Paris, 11 rue Larrey, se présente aussi comme un objet que, dépossédé de sa fonction originelle, transfère au spectateur toute la tension créative inhérente au plus simple objet utilitaire. Cette porte avait la singulière caractéristique d’ouvrir et fermer – en même temps – différentes chambres : en ouvrant une, elle fermait l’autre et vice-versa. Porte héraclitéenne : le chemin qui monte et celui qui descend sont un seul. Ou peut-être cette porte de laquelle nous parle T.S. Eliot : « Tout au long des galeries que nous ne parcourons vers la porte que nous n’ouvrons jamais vers la roseraie ».

32Dans cette même direction, Duchamp, aussi héracliteénnement, « aimait le hasard [13] ». L’œuvre à laquelle il a dédié plus de dix ans de sa vie, le Grand verre, a été achevée quand, étant déplacée, elle s’est cassée d’une façon telle qu’il a cru que seulement à ce moment elle était finalement accomplie.

33La sexualité et l’équivocité inhérente à elle surgissent fréquemment chez Duchamp, par exemple, quand il se travestit dans la figure de Rrose Sélavy, où il faut lire « Éros c’est la vie ». Les titres de ses travaux sont également révélateurs de cette profonde ambiguïté caractéristique de la structure du langage. Mais Duchamp considérait sa vie et la manière par laquelle il disposait de son temps comme sa grande création : « J’aime mieux vivre, respirer que travailler. […] Donc, si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une œuvre qui n’est inscrite nulle part, qui n’est ni visuelle ni cérébrale. C’est une sorte d’euphorie constante [14]. »

34Dans ses toiles, Léonard de Vinci présente un certain élément que nous valorisons également dans cette même direction : plusieurs de ses toiles présentent un personnage avec la main qui pointe quelque chose qui est au-delà de l’espace de la toile elle-même, quelque chose qu’on ne peut pas voir et que, pourtant, semble constituer le vrai noyau de la toile. Au-delà de la représentation, du rétinien, l’acte, le réel, l’impossible d’être mis en évidence. Lacan se réfère au doigt indicateur de saint Jean-Baptiste, dernière peinture de De Vinci, comme étant la structure de l’interprétation en psychanalyse : sa vertu allusive.

La traversée d’Edward Hopper

35Un artiste nord-américain, Edward Hopper, a peint avec insistance dans ses toiles la solitude du sujet situé à la marge, au seuil, à la limite du réel. Un puissant silence peut être entendu dans ses toiles. En revisitant ses travaux je pose la question : « Hopper est-il le peintre de la fin de l’analyse, de la traversée du fantasme ? »

36Précurseurs de l’hyperréalisme nord-américain, ses travaux sont très connus et quelques-uns sont devenus des vraies icônes de l’art nord-américain, comme Nighthawks, de 1942, et Early sunday morning, de 1930. Hopper peint le monde humain avec une froideur accentuée et ses personnages semblent être pris dans une espèce de manque de sens.

37Dans ses toiles, on ne voit pas de trace d’amour ou de sexe. Entre les différents personnages il y a seulement une convivance, et tous semblent être devant un suprême impact. Chacun semble être profondément seul, même s’ils partagent une activité quelconque. Dans son travail sur le peintre, Maria Costantino affirme que « les figures solitaires qu’habitent les peintures de Hopper semblent être perdues dans leur pensée [15] ». Ils n’échangent pas de regards ni de sourires. Mais il n’y a pas non plus de signes de tristesse ou de douleur, ils ne sont pas désespérés, mais possédés par une certaine solennité qui fait contraste avec la scène quotidienne : ils semblent vivre un moment d’épiphanie, de révélation. Et cette révélation semble être la même avec laquelle le sujet se heurte dans la traversée du fantasme : il n’y a pas de rapport sexuel. Ses personnages ne communiquent pas, chacun est là devant l’autre et ils ne semblent rien attendre les uns des autres. Ce qui est fort remarquable c’est une certaine insistance de Hopper à représenter ces personnages dans une situation telle qu’il y a un seuil qui sépare nettement le monde symbolique et l’au-delà du symbolique – le réel.

38Examinons quelques-unes de ses toiles. Dans la toile Sunday, de 1926, un homme est assis au bord du trottoir, les bras croisés, le regard absorbé, comme dans une ville abandonnée. Dans Summer interior, de 1909, une femme à demi-nue est assise aux pieds du lit, la tête tournée vers le sol, comme si rien de plus ne restait.

39Le thème des figures devant des fenêtres est omniprésent dans sa peinture, des fenêtres que Lacan a utilisées comme métaphore pour situer le fantasme en tant que « fenêtre pour le réel ». Room in Brooklyn, de 1932, présente une femme assise avec le dos tourné vers le spectateur et devant une fenêtre qui donne sur les toits new-yorkais. Ce tableau est construit autour d’un vase de fleurs que domine notre regard. Le regard de la femme est tourné vers l’extérieur de la maison tandis que le nôtre est captivé par ce vase qui est d’ailleurs un puissant symbole du fantasme : si le vase est la construction du vide, comme le formule Lacan dans le séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, les fleurs présentifient la structure du fantasme : remplir le vide avec un objet érotique.

40L’opposition entre maison et monde est constante chez Hopper, dont les personnages se situent fréquemment au bord de ses maisons. Dans Summertime, de 1943, une femme est debout sur la première marche qui sépare l’entrée de sa maison de la rue, comme si elle était entre le familier et l’étrange, la réalité et le réel ; entre son monde particulier, plein de sens, et le non-sens de l’i-monde. La même tension entre le dedans et le dehors de la maison se répète dans une toile de 1949, High noon, dans laquelle une femme, habillée seulement avec une robe de chambre, est devant la porte de la maison située au milieu d’un champ vide.

41Plusieurs toiles, comme Cape Cod evening (1939), South Carolina morning (1955), Sunlight on Brownstones, (1956), People in the sun (1960), Second story sunlight (1960) ont pour thème des figures humaines au seuil de la maison et devant un monde désertique, un monde toujours ensoleillé et vide, un monde dont la maison est une protection évidente et auquel on n’arrive que protégé par l’encadrement symbolique du fantasme. Surgissant comme la limite pour les personnages, les limites de la maison semblent représenter les limites mêmes du corps, surtout quand on sait, avec Freud, le pouvoir presque universel que la maison possède de représenter le corps humain. Dans plusieurs toiles, la maison semble signifier une protection qui défend le sujet du monde qui les entoure.

42Au-delà de la maison, au-delà du corps, c’est- à-dire, au-delà du sexuel, il surgit le non-sexuel, le réel, le non-sens radical : lieu de das Ding, la Chose qui n’a pas de mot ou d’image pour la désigner. Ces toiles semblent suggérer : au-delà du sexuel, le réel ; ou au-delà de la réalité posée par le fantasme – réalité constituée par une trame symbolique-imaginaire – le réel.

43Dans plusieurs œuvres, on voit le pur contraste entre une nature sauvage, fermée sur elle-même, insondable, absolument réelle, et le monde humain, comme dans Seven A.M. (1948), toile qui présente la vitrine d’un petit magasin, avec une horloge, des bouteilles, des dessins, entourée par un forêt dense et noire. Et dans August in the city (1945), on observe le même contraste violent entre la maison avec son monde symbolique constitué par les objets, et l’extérieur, où on voit seulement un forêt noire et une rue vide. Le monde symbolique est plein d’objets, est vivant, est riche. Le monde extérieur est celui de la nature dans son état brut, où il n’y a aucune trace de l’homme. On trouve d’autres exemples de toiles qui présentent la même dichotomie comme Hotel by a railroad (1952), Office in a small city (1953), City sunlight (1954).

44Trois toiles nous semblent concentrer avec plus d’éloquence la force de cette thématique : Cape Cod morning (1950), Morning sun (1952) et A woman in the sun (1961). Dans les trois, on voit une femme qui regarde par la fenêtre : la première est penchée à une fenêtre qui donne sur la forêt ; la seconde est assise sur un lit, habillée ; l’autre, nue debout. Leur regard est vidé, semble n’avoir aucun contact avec la réalité et être absorbé par le réel du monde extérieur. Qu’est-ce qui capture leurs regards d’une façon si prégnante sinon la mort figurée par ce monde brut ?

45Hopper nous permet de reprendre notre thèse selon laquelle l’œuvre d’art est une construction imaginaire qui, dans le monde symbolique, indique le réel fondant de la structure psychique. De même que j’ai montré dans les peintures de De Vinci l’omniprésence de ce doigt qui pointe dehors la toile elle-même, comme étant l’indicateur du réel, chez Hopper le réel est indiqué par le regard qui, du monde symbolique, se dirige vers cette région qui reste hors le champ du visible, inaccessible à la vision du spectateur.

46Alain Didier-Weill nous a fait remarquer que ces personnages sont comme figés dans cette rencontre avec le réel et il leur manque un deuxième temps où ils pourraient se tourner encore vers le monde symbolique, mais traversés par ce réel situé au-delà du fantasme. Là, ils pourraient reprendre la voie du désir sans le restreindre au support du fantasme. Ces personnages, auxquels il manque de la gaieté, de la légèreté (cette position où le réel mortifère exerce une attraction absolue du regard est la position du sujet mélancolique), a aussi observé Jean Charmoille, semblent être arrivés à la limite entre le symbolique et le réel, mais ils souffrent d’une injonction surmoïque que leur énonce : « Vous y êtes arrivés ! Alors, vous y resterez ! » Comme si une vraie punition venue du surmoi archaïque leur faisait payer cher par cette audace de transposer les limites de la fenêtre constituée par la réalité fantasmatique et se situer en face du réel, en dévoilant le leurre de la structure qui nous constitue.

Notes

  • [*]
    Présenté aux Journées d’Insistance sur « Art, psychanalyse et politique », à Bruxelles, les 27-28 nov. 2004.
  • [1]
    Dans la première conférence introductoire sur la psychanalyse, Freud souligne que le mot rêverie (en anglais daydream, en allemand tag traum), suggère un lien entre fantasme et rêve, puisqu’il inclut le rêve dans son nom, malgré le fait qu’il ne possède pas les deux caractéristiques qui définissent n’importe quel rêve : se produire pendant le sommeil et être constitué surtout d’images.
  • [2]
    cf. Jorge, M. A. C., « Les quatre dimensions du réveil : rêve, fantasme, délire, illusion », in Didier-Weill, Alain (dir.), Freud et Vienne, érès, 2004.
  • [3]
    Lacan, Jacques, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 51.
  • [4]
    Lacan, Jacques, « Présentation », in Les Cahiers pour l’analyse, n° 5, novembre-décembre 1966, p. 74.
  • [5]
    Lacan, Jacques, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Écrits, Paris, Seuil, p. 582, note 2.
  • [6]
    D’où la valeur attribuée par Lacan à l’homophonie dans la langue française entre « nom » et « non ».
  • [7]
    Lacan, Jacques, « Proposition du 9 octobre 1967 », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
  • [8]
    Jorge, Marco Antonio Coutinho, « Freud : da sedução à fantasia », in Sexo e discurso em Freud e Lacan, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 1988.
  • [9]
    Freud, S., Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 71.
  • [10]
    C’est Denise Maurano qui nous a appelé l’attention pour ce point assez important du bouleversement produit par Lacan avec les formules quantiques de la sexuation présentées au séminaire Encore.
  • [11]
    Duchamp, Marcel, « O ato criador », in Battcock, Gregory, A nova arte, São Paulo, Perspectiva, 2002, p. 73.
  • [12]
    Duchamp, Marcel, Ingénieur du temps perdu – entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Belfond, 1977, p. 122.
  • [13]
    Duchamp, Marcel, op. cit., p. 132.
  • [14]
    Duchamp, Marcel, op. cit., p. 126.
  • [15]
    Costantino, Maria, Edward Hopper, New York, Barnes and Noble, 1995, p. 11.
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