Couverture de INPSY_9707

Article de revue

Bibliothèque du psychiatre

Pages 629 à 635

Notes

  • [1]
    Huit traductions et rééditions à l’espagnol à partir de 1965, une traduction à l’italien en 1977, une traduction au japonais en 1978, une traduction au portugais en 1981.
  • [2]
    Avec la seule exception, dit-il, de l’absence de la psychiatrie infantile, « un chapitre spécial qui serait certainement une addition à prévoir dans les éditions ultérieures ». Relève prise par Julian de Ajuriaguerra, qui en 1971 publie son Manuel de psychiatrie de l’enfant.
  • [3]
    Pourtant, selon un témoin d’époque, « le Manuel était la base de préparation des concours, et notamment de l’internat en psychiatrie et qu’il était appris « pour être oublié » dans le période post-68 ou l’on se méfiait de toute clinique trop figée et liée à l’asile... » (dixit Thierry Trémine).
  • [4]
    https://www.universalis.fr, article « Psychiatrie ».
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1Henri Ey, Paul Bernard et Charles Brisset
Manuel de psychiatrie
Issy-les-Moulineaux : Masson/Elsevier, 2010 (réédition)

Toute la psychiatrie en un seul Manuel : pratique et thérapeutique

2Le Manuel de psychiatrie d’Henri Ey est un classique de la psychiatrie. Et un classique international comme le montrent les nombreuses traductions et rééditions des traductions, parfois plus nombreuses que celles en langue d’origine [1]. Comme le dit Jean Garrabé, des générations de médecins ont « appris la psychiatrie » en le lisant, en France et dans le monde entier [1]. Tel fût aussi notre cas en Argentine : « la psychiatrie » était celle qu’on apprenait en lisant le Tratado de psiquiatría, reléguant au rang de « l’autre psychiatrie », celle qui commençait sa longue route statistique américaine. Déjà à l’époque, c’était un succès non sans prix à payer, car si « la » psychiatrie était le « Tratado », il est arrivé que Ey lui-même le soit aussi : point besoin d’aller plus loin sur ses autres œuvres, moins bien connues et d’ailleurs traduites bien plus tardivement. Pourtant, non seulement le Manuel n’est pas tout Ey, mais Ey n’est pas tout le Manuel, comme il écrit dès 1960 : « J’ai choisi comme collaborateurs de cet ouvrage un psychiatre rompu à la pratique des hôpitaux psychiatriques, le Dr Paul Bernard, médecin des hôpitaux psychiatriques de la Seine et premier rédacteur en chef de l’Information psychiatrique, et un psychanalyste, le Dr. Charles Brisset, formé dans les Hôpitaux de Paris, directeur d’une maison de santé. J’ai ainsi voulu équilibrer ce Manuel non seulement dans ses tendances théoriques, mais surtout dans ses aspects pratiques et thérapeutiques ».

3Garrabé rappelle qu’il est devenu un classique de la littérature psychiatrique dès sa 1re édition en 1960. Le succès du Manuel fit qu’il eut dès 1963 sa deuxième édition, suivie en 1967 de la troisième. En 1974 paraît la 4e édition avec des chapitres complètement révisés (états dépressifs, épilepsie, déséquilibre psychique, neurobiologie, hérédité, thérapeutique, problèmes juridiques) et d’autres très profondément modifiés (organisation de la vie psychique, histoire de la psychiatrie, généralités sur les névroses). Dans l’Avant-propos à la 5e édition (1978), Bernard et Brisset annoncent aux lecteurs que la mort du maître survient au moment où ils corrigent les épreuves d’une édition qui à son tour « comporte par rapport à la 4e de nombreuses mises à jour ». Les plus importantes sont portées aux explorations et la pathologie endocrinienne, ainsi qu’aux études des facteurs biologiques et psychosociaux de la schizophrénie. Nous trouvons sous la plume même de Ey ces précisions à l’occasion de son Prefacio à la 8e édition en castillan, où après avoir fait l’éloge des manuels et traités publiés par de célèbres plumes hispaniques, il explique la nouveauté de cette dernière édition de son Manuel pour prétendre à une nouvelle traduction : « Dans cette nouvelle édition, vous trouverez une révision importante du chapitre sur les psychoses schizophréniques, qui pour nous font partie des psychoses chroniques, à condition que la notion de chronicité n’implique pas l’irréversibilité et encore moins la fatalité de l’évolution. C’est surtout ce point que nous avons voulu souligner dans cette nouvelle édition ». Car, comme il le dit plus loin, il n’est pas vrai que la psychiatrie française n’ait plus rien à dire après Pinel !

4C’est donc, de la première à la dernière édition, le projet du Manuel que de défendre une psychiatrie devenue, malgré Ey ou grâce à lui, de plus en plus française... Ainsi le proclame dans les pages de notre revue Henri Duchêne dès 1961 : « Aussi loin de la vulgarisation simpliste que de la compilation indigeste, ce manuel est un événement médical car il apporte enfin le moyen de diffuser parmi les praticiens, parmi les étudiants et les collaborateurs médicaux une image de la psychiatrie qui ne soit ni tronquée [2], ni déformée par des optiques trop spécialisées. Il faut faire l’expérience de feuilleter après avoir lu un manuel étranger pour se rendre compte de ce que la psychiatrie française apporte de logique, de cohérence et de sens clinique particulièrement vif dans ses conceptions de la psychiatrie » [2]. Ce que complète Garrabé en 2011, à l’occasion de la dernière réédition du Manuel en 2010, affirmant que cette initiative heureuse « permettra aux lecteurs contemporains, surtout à ceux formés initialement avec cette approche dite a-théorique, de découvrir quels sont en fait les théories sous-jacentes implicites ». En 1989 apparaît la 6e édition, réactualisée en fonction de l’évolution des idées du temps. Bernard et Brisset, toujours à l’œuvre, s’expliquent : « Six chapitres ont été refaits. Ceux des dépressions et de la psychose maniaco-dépressive, transformées par l’usage du lithium. Aux deux extrémités de la vie, les connaissances psychiatriques se sont beaucoup enrichies : la pathologie des arriérations et celle de la sénescence ont donc été largement révisées. Un cinquième chapitre nous a paru justifier une nouvelle approche, en raison de son importance pratique et théorique, celui de l’alcoolisme, renouvelé par des travaux français récents. Enfin un sixième chapitre, celui des troubles mentaux des maladies sexuellement transmissibles, déjà cité, a été justifié par le sida ». Et aussi, indéfectiblement, ils doivent se positionner face aux DSM : « Nous pensons que l’orientation classique de notre manuel permet d’éclairer l’orientation nouvelle du manuel américain, en proposant au lecteur de saisir la dialectique propre à la psychiatrie entre ses coordonnées spatiales (l’organisme) et ses coordonnées temporelles (la vie du sujet) », ou encore : « Les deux points de vue sont en réalité complémentaires et l’on aura tendance tantôt à privilégier l’un, dans un souci pédagogique ou administratif, tantôt à favoriser l’autre, dans le but de mieux comprendre l’individu malade, nécessairement unique ». On connaît par la suite l’importance croissante prise par les DSM en détriment de celui de nos auteurs. À cela, il est possible d’envisager différentes réponses, et parmi elles les changements notoires dans la politique sanitaire en psychiatrie des dernières décennies.

Toute la psychiatrie en un seul secteur

5Car, ce qu’il reste à dire c’est que le Manuel est l’outil à la fois idéal et nécessaire pour une psychiatrie à la française. Le fait est que dès sa première édition le contenu et la forme du Manuel sont considérés comme étant d’une radicale nouveauté en lien avec son temps : d’abord, des nouveautés d’avant guerre comme la psychanalyse ou la médecine psychosomatique qui avaient connu depuis un grand développement surtout aux États-Unis, encore peu entrées dans la pratique médicale dans la France d’après guerre, sont logiquement abordées. Ensuite, il arrive que la psychiatrie entre dans les années 50 dans l’ère des thérapeutiques pharmacologiques avec la découverte en France des neuroleptiques, encore méconnus lors du premier Congrès mondial de psychiatrie organisé en 1950 à Paris par Ey et présidé par Jean Delay. Ainsi, dès sa 1re édition, le Manuel consacre un chapitre aux « neuroplégiques, neuroleptiques ou ganglioplégiques » en référence au Symposium de Sainte-Anne sur la chlorpromazine de 1955. Enfin, et pas de moindres, l’organisation sanitaire de la psychiatrie est profondément modifiée par la circulaire ministérielle du 15 mars 1960 préconisant la politique de secteur. À ce sujet, le Manuel nous renseigne : « C’est pour répondre à certaines de ces difficultés que la psychiatrie s’est ouverte à l’extérieur des “murs de l’asile”. L’implantation d’hôpitaux de jour, ou de nuit, ou du soir, les ateliers protégés, les “hôtels de cure”, les “foyers” de toutes sortes (adolescents, toxicomanes, vieillards, etc.) répondent au besoin ressenti d’une diversification de l’aide psychiatrique, allant au devant des besoins de “l’usager”, au lieu de l’attendre et de l’enfermer dans de grands hôpitaux que les études institutionnelles ont condamnés. Ce mouvement, inauguré à Moscou en 1933 (Dzagarow), est désormais universel. En France il a pris le nom de “politique de secteur”, avec un prototype : le XIIIe arrondissement de Paris, fondé en 1954, et une généralisation à partir de 1970 ».

6Comme Ey le signale précédemment, le Manuel est à la fois centré sur la clinique psychopathologique la plus particulière aussi bien que sur les modalités collectives, institutionnelles, du soin. Il se veut ainsi le dépositaire d’une tradition, d’un souci clinique, qui fait l’honneur d’une histoire, ce qu’il revendique dans la langue de Cervantès : « avoir contribué [...] à que l’on admette l’influence de la psychiatrie allemande dans la psychopathologie, qui a fait naître après la Seconde Guerre un mouvement prodigieux. De cela notre Manuel est comme un reflet, et à ce titre je m’autorise à le présenter aux lecteurs de langue espagnole comme une manifestation de la vitalité de la psychiatrie française », Il l’est tout autant d’une conception politique du soin (la Sécurité sociale, l’hôpital public, le secteur) tout en restant ouvert sur ce qui arrive ailleurs (comme par exemple la sociologie anglo-saxonne) [3].

Une clinique théorique

7Reprenons alors sa structure, qui est restée pratiquement la même tout au long des différentes éditions. La première partie donne des éléments de psychologie médicale, ainsi qu’une histoire de la psychiatrie et de ses tendances doctrinales. « La deuxième partie, qui traite de la sémiologie et des méthodes d’investigation, est, sans doute, l’une de celles qui soulèvera le plus de critiques quant à la façon de présenter la sémiologie clinique », dit Duchêne. C’est vrai, l’abordage est différent de celui qui décrit des troubles fonction psychique par fonction psychique : « On a pu penser en effet que l’observation psychiatrique ne peut être ni purement objective (description des comportements) ni purement subjective (analyse introspective par le sujet de ses expériences intimes), mais que l’essentiel de la connaissance clinique des malades mentaux est constitué par la rencontre du médecin et du malade. [...] Le psychiatre n’interroge pas comme un policier, il n’interviewe pas comme un journaliste et ne cause pas avec son malade comme le ferait son concierge. [...] Il doit choisir le niveau le plus favorable à la communication et à la compréhension (Einfühlung, disent les Allemands – Empathy, disent les Anglo-Saxons). Disons tout simplement sympathie, qui est une relation affective différente de la neutralité bienveillante. Car tout examen psychiatrique doit être non seulement une stratégie diagnostique, mais aussi une rencontre déjà psychothérapique ». Et plus loin, il précise encore : « Cet examen peut demander des heures pendant les premiers jours, voire les premières semaines d’observation ». Pour lui donc, de l’instant de voir au temps pour comprendre, il vaut mieux prendre son temps. Son découpage sémiologie se répartit entre la sémiologie du comportement et des conduites sociales, la sémiologie de l’activité psychique basale actuelle et la sémiologie du système permanent de la personnalité. En fait, toutes les données classiques y sont, mais exposées dans une perspective différente.

8Conformément à ce qu’il élabore dans son ouvrage La Conscience (1963), Henri Ey explicite dans son Manuel, à propos des troubles de la personnalité, la nouveauté de sa perspective : « selon les exigences – pour nous impérieuses – de la clinique, il y a lieu de considérer que le système de la personnalité (le moi en tant que maître de son caractère, auteur de son personnage, artisan de son monde et sujet de sa connaissance) peut subir des altérations (que seule une coupe longitudinale de l’histoire de la personne peut mettre en évidence) qui contrastent par leur permanence avec les modifications pathologiques de l’expérience actuelle ». Il aborde leur sémiologie en cinq sections : sémiologie des troubles du caractère, des conflits intrapsychiques de la personne (le moi névrotique), de l’aliénation de la personne (le moi psychotique du délirant), du système intellectuel de la personne (le moi démentiel), et enfin les agénésies de la personnalité (arriération ou oligophrénie). Un abordage dont lui-même avoue son caractère peu classique, qui tire en partie ses fils de la psychanalyse et ses structures.

9« La troisième partie présente une étude clinique des maladies mentales qui nous paraît digne d’une admiration toute particulière », poursuit Duchêne. « Parvenir, en effet, à donner en moins de 400 pages une image aussi complète et aussi précise de la nosographie française est un tour de force ». Dans la 6e édition, cela fait 470 pages pour un résultat toujours aussi admirable. Bien qu’Henri Ey fasse honneur zélé à la tradition clinique depuis Philippe Pinel (et au delà jusqu’à Hippocrate), il a une idée en tête. Cette idée, c’est son idée, et elle s’appelle organodynamisme. C’est elle qui ordonne cette partie, la plus importante et la plus pérenne du Manuel. Confions la définition de cette idée au talent de Georges Lantéri-Laura telle qu’il l’expose dans l’Encyclopédie Universalis (c’est notre collègue Ludwig Fineltain qui a attiré l’attention sur sa précision et concision) : « L’organodynamisme de H. Ey, synthèse originale de la psychiatrie à la lumière des travaux neurologiques de H. Jackson, considère, du point de vue clinique, que les troubles mentaux ont toujours un aspect négatif, dû directement au processus en cause et marqué par une déstructuration plus ou moins profonde, et un aspect positif, dû à la levée des inhibitions et aux efflorescences des productions inconscientes qui deviennent alors manifestes. La déstructuration peut porter sur la structure de la conscience (manie ou mélancolie, bouffées délirantes, états oniroïdes et états confusionnels, soit l’ensemble des psychoses aiguës) ; quand la déstructuration altère à la fois la structure de la conscience et celle de la personnalité, ce sont les psychoses chroniques, dont la schizophrénie et la paranoïa constituent les deux pôles. Le champ de la psychiatrie est conçu par cette école comme le domaine des désintégrations globales – par opposition à la neurologie, aire des désintégrations partielles – et comme centré sur la pathologie de la personnalité » [4].

10Sans surprises alors, la troisième partie se voit divisée en deux sections : maladies mentales aiguës et maladies mentales chroniques. Mais que l’on ne se trompe pas : c’est le critère structural de la déstructuration qui fait la différence sans référence à aucune dimension chronologique. Ainsi, dans la première section, l’on passe d’un chapitre sur « les réactions névrotiques aiguës » à un autre sur « les crises de manie », ou encore des « états dépressifs et crises de mélancolie » aux « psychoses périodiques maniacodépressives dites “bipolaires” », comme pour marquer que la clinique dément tout binaire un peu trop simple. Il s’agit de la même cohérence pour les derniers chapitres : « les psychoses délirantes aiguës » (la bonne vieille bouffée délirante commence à passer dans les culture-bound syndrome), « les psychoses confusionnelles et la structure des psychoses aiguës et la déstructuration du champ de la conscience ». Entre eux, se trouve intercalé le chapitre « épilepsie et épileptiques » pour marquer le rôle clé qu’il attribue à la maladie sacrée dans toute cohérence nosographique globale qui se respecte, ici d’un côté dans ses liens avec les états crépusculaires, les états confuso-oniriques et les psychoses maniacodépressives, donc ce qu’il considère comme formant part du champ clinique de l’aigu, et d’un autre côté l’épineux problème des rapports entre épilepsie et délires chroniques ou schizophréniques, voir la démence épileptique. Sans oublier les rapports entre épilepsie et troubles de la personnalité.

Les maladies chroniques (ne sont pas incurables)

11La deuxième section, « Les maladies mentales chroniques », commence par le manuductio suivant : « Ces maladies mentales chroniques ne sont pas incurables ». Les cinq premiers chapitres sont consacrés aux « névroses », trois chapitres aux perversions – dont il exclue l’homosexualité pour la problématiser dans un chapitre à part –, un chapitre consacré à la toxicomanie et un autre à l’alcoolisme, avant d’un chapitre pour les troubles graves du caractère (le déséquilibre et les personnalités psychopathiques) et un avant dernier aux démences, le dernier étant consacré aux arriérations et déficiences intellectuelles. Nous avons délibérément omis les chapitres X et XI, qui traitent de la question des délires chroniques dont nous parlerons plus loin. Pour chacun des chapitres précédents, le Manuel propose une approche clinique classique sur le mode médical, c’est-à-dire sémiologique, évolutif, diagnostique, suivi d’un aperçu psychopathologique visitant les approches théoriques concernées, avant de se conclure par une partie consacrée à la thérapeutique. C’est dire que le modèle reste celui de la tradition médicale qui remonte à Hippocrate, différent de celui statistique qui raisonne plutôt en termes de critères d’inclusion/exclusion. Quant aux tableaux névrotiques, Ey reste classique aussi : hystérique, phobique, obsessionnelle et d’angoisse.

12C’est dans la partie consacrée aux délires chroniques que la clinique propre à Ey se déploie de manière virtuose : aussi bien par son exhaustivité que par sa concision. En un peu plus de cent pages la question est traitée dans sa globalité. Tout d’abord, cela lui permet d’affirmer sa position : « l’ensemble du genre des délires chroniques – défini par l’aliénation du moi, par la transformation délirante du moi et de son monde – implique des modalités structurales d’espèces différentes ». Juste ce qu’il faut de nosographisme sans tomber dans la taxinomie... Et alors que dans le sillon d’Eugen Bleuler et Kurt Schneider tout est devenu schizophrénie, Ey détaille : « En France cependant, on est resté attaché à la description des délires chroniques en dehors du groupe des schizophrénies, parce que les cliniciens français ont répugné à donner une trop grande extension à la notion de schizophrénie et que certains délires chroniques en effet par leur systématisation même ou leur aspect imaginatif évoluent spontanément sans « dissociation schizophrénique » de la personnalité, sans tendance à l’incohérence « autistique » et à plus forte raison sans tendance au déficit démentiel [...] Ainsi, si la classification internationale des délires chroniques est simple (schizophrénie + une petit secteur de délires paranoïaques), la classification française est un peu plus compliquée », avant d’ajouter en note de bas de page qu’il ne s’agit pas, là non plus, d’une opinion classique...

13Ainsi, pour lui, leur portion congrue réservée dans la classification internationale doit être révisée : « les psychoses délirantes chroniques sans évolution déficitaire » se voient réparties en trois groupes, d’abord le groupe des psychoses paranoïaques ou délires chroniques systématisés, où se trouvent inclus les délires passionnels (jalousie, érotomanie) et de revendication (quérulents processifs, inventeurs et idéalistes passionnés). Ensuite, et occupant une place à part, le délire sensitif de relation de Kretschmer, sorte de « paranoïa sensitive ». Enfin, le délire d’interprétation de Sérieux et Capgras, véritable « folie raisonnante » qui remonte pour lui jusqu’à la « monomanie intellectuelle » d’Esquirol. Le mécanisme fondamental ici est l’interprétation délirante, exogène ou endogène, la Wahnwahrnehmung des auteurs de langue allemande, si proche par certains aspects de l’automatisme mental d’un Clérambault. « Tous ces délires se développent généralement insidieusement en plusieurs mois et parfois plusieurs années. Ils se fixent, se « cristallisent » plus longtemps encore. Parfois, ils évoluent vers d’autres formes de délire chronique. Le pronostic est par conséquent le plus souvent défavorable. Cependant, certaines « réactions délirantes » (paranoid reactions des auteurs anglo-saxons) de type « paranoïa abortive » se constituent sur un fond d’excitation ou d’expériences délirantes aiguës, de type maniacodépressif ou de bouffées délirantes des épisodes ou des flambées (délires de persécution et de jalousie curables) ». Et voilà présenté à ce propos un autre postulat essentiel qui vaut pour tout le groupe, et qui ne constitue non plus une idée classique : la dynamique des formes cliniques, qui peuvent se transformer les unes dans les autres, tout comme le rapport complexe entre les formes aiguës et les formes chroniques. Comme habitée par une inspiration goethéenne, pour Ey le groupe constitue une totalité organique sujette à des métamorphoses entre ses différentes polarités.

14Malgré sa réticence, il inclut dans son Manuel dans le même groupe la psychose hallucinatoire chronique. Néanmoins, il s’autorise en pied de page la précision suivante concernant cette forme, pourtant exclusivement française : « Cette variété de Psychose hallucinatoire, nous la rangeons ici à côté des psychoses systématisées classiquement réputées non hallucinatoires, sans cependant indiquer que pour beaucoup d’auteurs de l’école française (H. Claude, A. Ceillier, C. H. Nodet, Henri Ey) il est impossible de séparer radicalement les psychoses à mécanisme interprétatif et les psychoses à mécanisme hallucinatoire à caractère noético-affectif ». La note renvoie à son Traité des hallucinations pour plus d’information. En revanche, cela lui donne l’occasion de décrire de manière succinte l’automatisme mental de Clérambault, caractérisé par son triple automatisme : idéo-verbal, sensoriel et moteur. Et pour compléter la triade des mécanismes classiques des anciens (interprétation, hallucination, imagination), les délires fantastiques, aussi nommés délires d’imagination ou paraphrénies. « Ces délires sont souvent englobés par les diverses écoles [...] dans le groupe des schizophrénies », ce que bien évidemment il conteste. Car, ce qui lui semble le plus frappant dans ce tableau est « L’intégrité paradoxale de l’unité de la synthèse psychique » Dans la « Note sur la psychopathologie du délire » qui clôt le chapitre, on reconnaît les leitmotivs de toute son œuvre : « Tantôt le délire est pris dans le sens du mot latin delirium qui implique un désordre, un trouble négatif, tantôt il est pris dans le sens d’idée délirante, ce qui correspond au sens positif (délire et conviction) du mot allemand Wahn » ; « Nous ne pensons pas qu’il soit possible de réduire le phénomène général du délire englobant le double sens du délirium (expérience délirante) et de Wahn (délire), à une théorie purement mécanique ou purement psychogénétique ».

La schizophrénie n’est pas au début mais à la fin

15Enfin, le chapitre XII est peut-être la dernière occasion où il aborde la (ou les) schizophrénie(s), la constance de l’œuvre d’une vie d’étude cherchant à la délimiter pour qu’elle ne prenne pas toute la place, pour, en fin de comptes, courir le risque de disparaître... Après l’historique, le chapitre s’attaque aux « conditions étiopathogéniques du processus schizophrénique », sans doute en raison de son caractère de champ de bataille entre les différentes approches : génétique, biotypologique, psychotype, neurobiologique, d’un côté, puis les facteurs psychosociaux, le milieu, les théories psychanalytiques, etc., de l’autre, dans un débat sans fin qui semble pourtant aujourd’hui fini. La conclusion de Ey est que « L’histoire d’une schizophrénie qui se fait (c’est-à-dire l’histoire clinique de la schizophrénie que nous allons exposer), c’est celle d’une « personnification » qui se développe mal ou qui se désorganise ». Suit alors l’étude clinique : de la schizophrénie incipiens (débutante dit-on de nous jours), à ses formes terminales, en passant par la période d’état dans ses différentes formes classiques. Car Ey reste hippocratique et les schizophrénies ont pour lui une « marche », une évolution, qui les différencie des autres. Mais aussi, une structure qui est pour lui une déstructuration : « Nous grouperons les éléments de la description en deux chapitres : d’une part la désagrégation de la vie psychique va donner lieu à une série de traits en quelque sorte négatifs, c’est le mode schizophrénique de déstructuration de la conscience et de la personne, appelé syndrome de dissociation, d’autre part le vide ainsi créé tend à se commuer en une production délirante positive, elle aussi d’un style particulier : c’est le délire autistique ou autisme. Ces deux pôles de la description sont étroitement complémentaires et ils sont reliés par des caractères communs : l’ambivalence, la bizarrerie, l’impénétrabilité, le détachement qui donnent à la symptomatologie une allure si particulière ». Ey emploie plus de quatre-vingt pages pour nous convaincre de son idée à ce sujet : « la schizophrénie n’est pas au début de l’évolution mais à la fin ». Ey élabore tout au long de son œuvre une définition propre de la schizophrénie en « corrigeant » Bleuler par Kraepelin ou vice-versa. La racine même de sa définition de la schizophrénie est l’entrecroissement du critère évolutif (médical) et du critère structural (psychopathologique). « L’un et l’autre se complètent mais à condition d’abandonner la définition de la démence selon Kraepelin et d’abandonner l’absence de chronicité selon Bleuler » [3]. Comme il le signale encore un fois : « il ne s’agit pas d’une opinion admise et encore moins classique ».

Des virus aux milieux pathogènes

16Après avoir abordé les démences, les processus organiques générateurs de troubles mentaux (anatomie pathologique, histopathologie, génétique, affections endocriniennes), puis les psychoses puerpérales et alcooliques, le Manuel aborde les troubles mentaux des maladies sexuellement transmissibles, traçant un arc dans le temps qui va de la syphilis au sida. Mais surtout, pas inutile par les temps qui courent, un chapitre fait un rappel sur la pandémie d’encéphalite épidémique de Von Economo, due à un virus non identifié, et ses nombreux symptômes psychiatriques pour une période qui va de 1917 jusqu’en 1966... Ey martèle un peu seul : « Son intérêt, répétons-le, a été et reste au moins aussi grand que celui que dans le même sens suscitent les modelpsychosis de la psychopharmacologie expérimentale ». Nul doute que sa description ne nous laisse pas indifférents, tant il est question de « brouillard mental » et de formes longues, capables de rafraîchir les méninges des psychiatres : il remarque une « bradypsychie caractérisée par une diminution de l’attention volontaire, de l’intérêt spontané, de l’initiative, de la capacité d’effort et de travail avec fatigabilité objective et subjective et légère diminution de la mémoire. Ces malades ont perdu le désir d’agir, leur initiative et leur entrain sont diminués, ils ont besoin de solitude, deviennent peu communicatifs et restent sans rien faire si on ne les sollicite pas à chaque instant. Ces troubles constituent en somme une sorte de somnolence ou de léthargie chronique... ».

17La cinquième partie du Manuel est consacrée à « L’action pathogène du milieu », c’est-à-dire les conditions psychosociales, familiales, culturelles des maladies mentales. En d’autres termes : la « socio-psychiatre » qui affirme que « ni la vie psychique normale, comme nous l’avons vu, ni la vie psychique pathologique ne peuvent se concevoir isolément, sans un milieu qui les englobe et qui contribue à leur donner forme et structure ». Il est question alors d’écologie psychiatrique, de mobilité géographique, de désorganisation sociale, de psychopathologie des banlieues et des « grands ensembles », mais aussi de psychopathologie de la campagne, ou rurale, qui surprennent par leur évidence un peu à l’oubli. Puis suivent des études peu politiquement corrects sur le groupe familial comme structure, mais non sans humour comme le montre la citation de l’aphorisme d’Oscar Wilde : « Les enfants commencent par aimer leurs parents. Au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils les jugent. Quelquefois, ils leur pardonnent ». Ou encore des questionnements pouvant prendre une teinte couleur gilet jaune : « Le monde moderne, caractérisé par l’industrialisation qui tend à envahir même les campagnes, comporte-t-il, à l’égard de la santé mentale des risques spécifiques ? ». Enfin, des discussions culturalistes et trans-culturalistes terminent le chapitre.

Thérapeutique enfin

18Gardons quelques mots de la fin pour la huitième partie du Manuel : « Thérapeutique ». Tout d’abord, dans ses généralités il s’agit dans le Manuel de mettre en avant le sens éthique de la pratique médicale psychiatrique : savoir, choisir, traiter, respecter le malade. Ensuite, il traite d’abord les psychothérapies, en partant des modalités individuelles pour en venir aux collectives. Bien évidemment la psychanalyse est la principale référence, mais pas uniquement : les principes de l’hypnose, l’analyse existentielle (celle de Binswanger et la sienne), la relaxation, etc., sont exposés aussi. Et puis, nous retenons ces propos concernant « les psychothérapies collectives », souvent méconnus en France et au-delà : « Le mouvement psychiatrique connu en France sous le terme de « psychothérapie institutionnelle » et dans les pays anglophones sous celui de « Community psychiatry » résulte de la prise de conscience de cette « fonction aliénante » des institutions psychiatriques, impliquant le psychiatre. Il s’est développé en France en 1945 avec Sivadon, Daumezon, Balvet, Tosquelles, etc., et a déclenché de nombreux efforts, dont la « politique de secteurs » est aujourd’hui l’émanation officielle ». Il est de même lorsqu’il associe le secteur avec des tendances plus politisées de contestation institutionnelle : « De ces idées sont nées les politiques nouvelles appelées en France « politique des secteurs », ailleurs « communautés thérapeutiques » ». Comme une façon de prévenir ceux qui veulent parler de ceci (les communautés à l’anglo-saxonne), qu’ils doivent aussi parler de cela (le secteur - et qui plus est, public).

19Puis, le Manuel aborde les thérapeutiques biologiques (pharmacologiques, de choc, la psychochirurgie). Certes, toutes les données ne s’y trouvent pas – en particulier les dernières, ça va de soi –, mais alors que les modes moléculaires passent – comme toutes les autres –, les principes en revanche ont des formes longues. Comme ces réflexions de Ey que nous gardons ici pour la fin : « En effet si le médecin vise à atteindre, le plus électivement possible, certains symptômes ou syndrome gênants tels que l’agitation, l’agressivité, l’anxiété, l’autisme, l’apragmatisme, le délire, les hallucinations, etc., qu’on appelle aussi symptômes – ou syndromes-cibles, il faut bien savoir que le médicament neuroleptique modifie, en fait et à la fois, le comportement dans son ensemble, le champ de la conscience et la communication du malade avec son environnement social. Autrement dit nous modifions, aussi et ainsi, toute la façon « d’être au monde » du malade. En atteignant ses symptômes morbides et indésirables nous atteignons également sa personnalité tout entière, de sorte que nous modifions son humeur, nous réduisons son efficience intellectuelle, son activité psychomotrice, sa puissance sexuelle, etc. Mais de plus – et cela est essentiel –nous le privons du seul compromis qu’il avait imaginé – et qui rendait son existence vivable – entre ses pulsions libérées et la réalité sociale qui l’entoure. C’est-à-dire que nous le privons des symptômes auxquels il tient de toutes ses forces et qui, du même coup, sont devenus nos cibles sur lesquelles nous tirons avec non moins de force, à coup de neuroleptiques [...]. Aussi dépend-il des soignants qu’il n’en soit, bien entendu, pas ainsi et que ne s’instaure pas, à l’abri des neuroleptiques, un mode de relation détérioré, « tranquillisé et tranquillisant » ». La psychiatrie que nous enseigne le Manuel en 1200 pages, quel rude combat...

Liens d’intérêt

20L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

  • 1. Garrabé J. Cabinet de lecture, « Manuel de psychiatrie d’Henri Ey, Paul Bernard et Charles Brisset ». Cah Henri Ey 2011 ; 27-28..
  • 2. Duchêne H.. Un événement médical : Le d’Henri Ey, Paul Bernard et Charles Brisset. Inf Psychiatr 2011  ; 87 : 229-31.
  • 3. Ey H.. Schizophrénie. Études cliniques et psychopathologiques. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, 1996 .

Date de mise en ligne : 01/10/2021

https://doi.org/10.1684/ipe.2021.2311

Notes

  • [1]
    Huit traductions et rééditions à l’espagnol à partir de 1965, une traduction à l’italien en 1977, une traduction au japonais en 1978, une traduction au portugais en 1981.
  • [2]
    Avec la seule exception, dit-il, de l’absence de la psychiatrie infantile, « un chapitre spécial qui serait certainement une addition à prévoir dans les éditions ultérieures ». Relève prise par Julian de Ajuriaguerra, qui en 1971 publie son Manuel de psychiatrie de l’enfant.
  • [3]
    Pourtant, selon un témoin d’époque, « le Manuel était la base de préparation des concours, et notamment de l’internat en psychiatrie et qu’il était appris « pour être oublié » dans le période post-68 ou l’on se méfiait de toute clinique trop figée et liée à l’asile... » (dixit Thierry Trémine).
  • [4]
    https://www.universalis.fr, article « Psychiatrie ».

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